Mais un fait, au IXe siècle, vint apporter comme une légère contradiction à tous ceux que nous avons exposés jusqu'ici.
Une nouvelle langue liturgique, la slavonne, parut dans l'Occident, et Rome l'accepta et la reconnut. La chose s'est passée ainsi, nous en convenons volontiers, et loin d'en être étonné, après avoir exposé le fait, nous en ferons sortir une nouvelle confirmation des principes que nous avons établis ci-dessus.
Un peu après le milieu du IXe siècle, les Slaves reçurent la bonne nouvelle de l'Évangile par le ministère des deux saints moines grecs, Cyrille et Méthodius. Ces apôtres étaient venus de Constantinople, et après une première station en Bulgarie, où ils plantèrent la foi, ils remontèrent jusqu'à la Moravie où ils s'arrêtèrent. Partis des Églises de la langue grecque, ils se dirigeaient sur l'Occident où régnait seule à l'autel la langue latine. La Moravie qu'ils évangélisèrent semblait même avoir déjà reçu quelques rayons de la prédication des missionnaires envoyés par le Siège apostolique. Les deux saints furent les civilisateurs des peuples slaves au sein desquels leur prédication avait tracé comme un immense sillon de la lumière évangélique, et leur donnèrent un alphabet, au moyen duquel ces peuples purent désormais écrire leur langue. Or cette langue était, et est toujours l'une des plus étendues qui soient parlées, puisque dans ses divers dialectes, elle réunit la Bohême, la Moravie, la Gallicie, la Hongrie, la Pologne, la Lithuanie, la Volhynie, la Podolie, la Grande et la Petite Russie et la Russie Blanche, et au midi, l'Illyrie,la Bosnie, la Servie, la Valachie, la Moldavie et enfin la Bulgarie.
Saint Cyrille et saint Méthodius crurent non seulement devoir traduire dans cette langue les livres saints, mais encore l'employer dans la célébration du service divin. Il est probable néanmoins qu'ils n'entreprirent pas d'abord cette innovation, mais qu'ils ne s'y laissèrent aller que plus tard, dans l'espoir d'accélérer, par ce moyen, la conversion des peuples au salut desquels ils s'étaient voués. En effet, nous voyons, en 866, les deux saints mandés à Rome par saint Nicolas Ier qui leur écrit avec toute sorte de bienveillance. Son successeur Adrien II consacra évêque saint Méthodius, et on ne voit aucune trace du mécontentement que l'usage du slavon dans la Liturgie excita à Rome quelques années après. Ce fut seulement sous Jean VIII, qui succéda à Adrien II, que ce fait attira l'attention du Saint-Siège. Le pontife, en 879, écrivit en ces termes :
" Nous avons entendu dire aussi que vous célébrez la messe en langue barbare, c'est-à-dire slave ; c'est pourquoi nous vous l'avons déjà défendu par nos lettres qui vous ont été adressées par Paul, évêque d'Ancône. Vous devez donc célébrer en latin, ou en grec, comme fait l'Église de Dieu qui est répandue par toute la terre, et dans toute les nations. Pour ce qui est de la prédication, vous pouvez la faire dans la langue du peuple ; car le psalmiste exhorte toutes les nations à louer le Seigneur, et l'Apôtre dit : Que toute langue confesse que le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu le Père."
Le Siège apostolique, par ces paroles, montrait assez que l'on croyait alors les deux langues sacrées, grecque et latine, assez établies pour ne plus partager avec d'autres l'honneur de servir à l'autel. Jean VIII ne parle pas du syriaque, du copte, de l'éthiopien, ni de l'arménien, parce que les peuples qui s'en servaient dans la Liturgie étaient tous hérétiques et hors la communion de l'Église ; les réunions partielles de ces nations avec le Siège apostolique n'ayant eu lieu que plusieurs siècles après. Mais ce ne fut pas le dernier mot du pontife dans la cause de la liturgie slave.
Par une de ces variations auxquelles Jean VIII était sujet, et qui ont motivé sur son caractère les jugements sévères de la postérité, ce pontife, qui devait bientôt donner à l'Église le triste spectacle de la réhabilitation de Photius, se relâcha bientôt de sa sévérité sur la langue slavonne dans la Liturgie. Dès l'année suivante, il écrivait à Svatopulk, prince de Moravie, cette lettre fameuse par laquelle il élève saint Méthodius à la dignité de métropolitain, et confirme l'usage de la langue slavonne dans le service divin pour ces contrées. Voici les paroles du pontife. Après avoir fait l'éloge de l'alphabet slavon inventé par le philosophe Constantin, c'est le nom sous lequel saint Cyrille avait d'abord été connu, il ajoute : "Nous ordonnons que l'on célèbre dans cette même langue (la slavonne) les louanges et les œuvres du Christ, Notre-Seigneur ; car la sainte Écriture ne nous enseigne pas à louer le Seigneur seulement en trois langues, mais dans toutes, quand elle dit : Toutes les nations, louez le Seigneur ; célébrez-le, tous les peuples, et les Apôtres remplis de l’Esprit-Saint racontèrent en toutes langues les merveilles de Dieu. C'est pourquoi Paul, la trompette céleste, nous donne cet avertisse ment : Que toute langue confesse que Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père, et au sujet de ces langues, il nous enseigne clairement, dans la première épître aux Corinthiens, à parler les langues, de manière à édifier l'Église de Dieu. Il n'est donc contraire ni à la saine foi, ni à la doctrine, de célébrer les messes dans la langue slavonne, d'y lire le saint évangile, ou les leçons divines du nouveau et de l'Ancien Testament traduites et interprétées fidèlement, ni d'y chanter les autres offices. Celui qui a fait les trois langues principales, l'hébraïque, la grecque et la latine, a créé aussi toutes les autres pour sa louange et sa gloire."
La contradiction entre cette lettre à Svatopulk, et celle à saint Méthodius ne saurait être plus flagrante ; les mêmes textes de l'Écriture sont employés dans des sens contraires; il faut donc que le pontife, dans l'un ou l'autre cas, ait agi soit avec emportement, soit avec faiblesse. Ces exemples de l'infirmité humaine sont rares sur la Chaire de Saint-Pierre ; mais l'histoire les enregistre, et les enfants de l'Église n'ont aucun intérêt à les dissimuler, parce qu'ils savent que celui qui a assuré aux pontifes romains l'infaillibilité de la foi dans l'enseignement, ne les a point garantis de toute faute dans l'exercice du gouvernement suprême. Toutefois, Jean VIII, en accordant droit de cité dans le sanctuaire à la langue slavonne, stipule par convenance un hommage pour la langue latine ; Nous ordonnons cependant, dit-il, que dans toutes les églises de votre gouvernement, on lise l'évangile en latin, pour plus grand honneur, et qu'ensuite on le lise traduit en langue slavonne, pour le peuple qui n'entend pas les paroles latines, en la manière qu'il se pratique dans certaines églises. Enfin, s'il vous est plus agréable à vous et à vos officiers, d'entendre la messe en langue latine, nous ordonnons qu'on la célèbre pour vous en cette langue."
La concession de Jean VIII avait pour premier résultat d'arrêter le progrès de la langue latine, qui depuis près de trois siècles marchait victorieuse à la conquête du Nord ; elle assignait les limites de l'unité européenne qui, sans l'intervention de saint Grégoire VII dont nous parlerons tout à l'heure, eût expiré en deçà de la Bohême. Peut-être une telle indulgence servit-elle pour le moment à la propagation de la foi chez les Slaves ; mais voici ce qui en résulta dans l'avenir. Au commencement du XIe siècle, l'Église de Constantinople, qui était alors en communion avec le Saint-Siège, commença la conquête de la Ruthénie et de la Moscovie à la foi chrétienne. Les apôtres qu'elle envoya ne se montrèrent pas plus difficiles au sujet de la langue liturgique que ne l'avaient été pour les slaves occidentaux saint Cyrille et saint Méthodius. Le patriarcat de Constantinople, dans son ardeur à pousser ses conquêtes, avait déjà donné des marques de sa complaisance en cette matière. Nous avons vu comment la Géorgie avait reçu de lui le privilège liturgique pour sa langue. Il en avait été de même pour la Mingrélie, qui, plus tard, est retombée dans l'idolâtrie. Les nouveaux missionnaires donnèrent donc aux Ruthènes convertis la Liturgie grecque en slavon, et une immense partie de l'Europe se trouva former corps, au moyen d'une langue liturgique qui n'était ni celle de Rome, ni celle de Constantinople. La chute des Grecs dans le schisme entraîna la rupture de la Ruthénie et de la Moscovie avec le Siège apostolique, et les isola peut-être pour toujours du centre de la foi catholique. Les Slaves occidentaux hésitèrent au milieu de cette crise redoutable ; les provinces voisines de la Ruthénie la suivirent dans le schisme; les autres s'appuyèrent sur l'Occident et résistèrent ; la Pologne, la Bohême, la Hongrie, royaumes slaves, mais dont les deux premiers sont latins presque en totalité, et le troisième au moins en grande partie, leur faisaient un point d'appui.
Au XVIe siècle, Rome reconquit sur le schisme slave la Ruthénie à peu près entière, soumise alors à la domination polonaise ; mais cette Église garda la Liturgie slavonne. Elle aspirait vers Rome par les désirs de la foi et de l'unité ; mais un lien la retenait aux formes de la religion du czar ; ce lien était la langue liturgique. Pendant deux siècles elle résista à toute séduction ; mais à la fin du XVIIIe siècle, quand le partage de la Pologne l'eut fait tomber sous la domination de l'ancienne Moscovie, devenue la Russie, Catherine II employa tous les ressorts de sa puissance pour l'entraîner de nouveau dans le schisme, et elle réussit pour une partie de ces Églises, grâce à la différence des rites et de la langue liturgique qui les séparait toujours de Rome. Nous avons vu, dans ces dernières années, la chute de celles qui étaient demeurées fidèles, sans qu'il ait été possible de la prévenir ni de l'arrêter, et personne n'ignore que l'audace du czar et ses désastreux succès n'aient eu pour instrument unique la communauté de la langue sacrée entre ces malheureuses provinces et le reste de l'empire russe. Au reste, la politique de l'autocrate n'est un mystère pour personne, et l'on sait que ses efforts impies ne s'arrêteront que lorsqu'il aura réuni dans son unité schismatique toutes les races slavonnes. Il s'irrite contre les provinces que la Liturgie latine a soustraites à son action immédiate, et il pense, avec raison, que son œuvre ne sera complète que le jour où il aura aboli la Liturgie romaine dans le royaume de Pologne, son dernier boulevard.
Si Jean VIII eût refusé de confirmer l'usage liturgique de la langue slavonne dans la Moravie et dans les autres provinces
occidentales de cette langue qui furent converties au christianisme, du IXe au XIe siècle, peu importait que les missionnaires de Constantinople eussent traduit en slavon leur Liturgie grecque
pour les peuples qu'ils avaient évangélisés ; un mur de séparation s'élevait entre les Slaves occidentaux et les Slaves orientaux. Ces derniers pouvaient suivre Byzance dans ses erreurs, sans
entraîner leurs frères, comme l'histoire nous apprend que les diverses défections qui ont eu lieu autour de lui n'ont jamais ébranlé le royaume de Pologne. Des millions d'âmes restaient dans les
voies du salut éternel, et le colosse du Nord, qui menace l'Église et l'Europe, et dont la politique est désignée sous le nom redoutable de Panslavisme, se trouvait arrêté dans sa marche et
contraint d'essayer plutôt sur l'Orient ses plans de
monarchie universelle. Varsovie désarmée, mais latine, excite encore ses inquiétudes ; d'autres provinces de la même Liturgie
l'eussent averti de rester en deçà de ses frontières. Au reste ce n'est pas la première fois que, dans le cours de cet ouvrage, nous avons fait remarquer l'intime liaison de la question
liturgique avec les questions sociales, et nous ne serons pas sans doute le premier à observer que l'Asie, ses mœurs et son gouvernement commencent, en Europe, là même où s'arrête la Liturgie
romaine.
Telle est donc la portée de l'acte complaisant de Jean VIII, et le lecteur est à même de voir si cette désastreuse indulgence est de nature à infirmer les principes que nous avons émis plus haut sur l'importance de ne pas multiplier les langues liturgiques. Quant à la question de droit, on aura observé sans doute que le Pontife accordait l'usage du slavon dans le service divin comme une dispense du droit commun, et qu'il ne le faisait qu'après avoir protesté contre l'œuvre de saint Méthodius.
Après la lettre de ce pape à Svatopulk, l'Église compta une langue liturgique de plus ; ce fut la septième, et probablement la dernière. Ainsi légitimé pour le service de l'autel par l'autorité compétente et responsable devant Dieu, le slavon dut, comme les six autres langues sacrées, passer par l'épreuve du temps. La forme de langage dans laquelle les deux saints moines avaient traduit les Écritures et à laquelle ils confièrent bientôt la Liturgie, vieillit et sortit de l'usage commun. Après quelques siècles, il arriva donc que le service divin cessa d'être célébré dans la langue du peuple, chez les Slaves, parce que la Liturgie avait communiqué son immutabilité à la langue qui d'abord lui avait servi d'interprète. Les Slaves se soumirent à cette loi du mystère, comme s'y sont soumis les Romains, les Grecs, les Syriens, les Coptes, les Éthiopiens et les Arméniens, en sorte que l'accession d'une nouvelle langue liturgique n'occasionna point une dérogation permanente au principe qui exclut du sanctuaire la langue vulgaire. C'est ce que n'ont pas pesé suffisamment certains auteurs qui ont raconté avec complaisance la concession de Jean VIII aux Slaves, concession dont l'effet n'était, après tout, que d'accroître d'une simple unité le nombre des six langues liturgiques antérieures, et qui n'ont pas vu que l'Église, en définitive, y trouvait un nouvel et solennel exemple à alléguer à ceux qui se scandalisent ou s'étonnent qu'elle adresse à Dieu ses prières dans une langue ignorée du peuple.
Deux formes liturgiques se partagent les pays de la langue slavonne, la grecque et la romaine.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES