La suite des événements relatifs à la langue liturgique en général exige que nous nous arrêtions quelque temps en Occident, pour constater le mouvement des idées sur cette question dans les temps qui ont précédé et suivi la réforme protestante.
Jusqu'au XIIe siècle toutes les Églises de l'Orient et de l'Occident avaient célébré la Liturgie en langue non vulgaire, et aucune voix ne s'était élevée contre la discipline universelle qui maintenait dans le service divin les langues qui avaient péri dans l'usage vulgaire. L'invasion du rationalisme sur l'Occident vint troubler cette paix universelle. L'hérésie du XVIe siècle, qui tendait à anéantir la religion chrétienne en détruisant la notion du sacrifice et du sacerdoce, déclara la guerre aux pratiques mystérieuses dont toutes les Églises s'étaient plu à environner les relations de l'homme avec la divinité. Mais le mouvement antiliturgique de Luther et de Calvin n'eut pas seulement pour précurseurs Wiclef et Jean Hus ; ce fut dès le XIIe siècle que le défi fut porté à l'Église entière par les Vaudois et les Albigeois. Ces sectaires, qui prétendirent les premiers à l'interprétation de la Bible par le jugement individuel, furent les premiers aussi à protester contre la langue liturgique, et à célébrer les mystères et les sacrements en langue vulgaire. Ils firent de cette pratique un des articles fondamentaux de leur secte, et nous avons vu que la première version française des saintes Écritures est leur ouvrage.
C'était un grand pas de fait, et ce ne fut pas sans raison que les Calvinistes français du XVIIe siècle proclamèrent les Vaudois et les Albigeois pour leurs ancêtres.
L'hérésie antiliturgique fut comprimée et même éteinte pour un temps par les armes catholiques ; mais elle devait se réveiller avec un succès terrible trois siècles après. A l'époque où elle éclata pour triompher de l'antique foi dans de nombreuses contrées, plusieurs de ses tendances furent imprudemment admises par des catholiques imprévoyants, et l’on vit, comme nous l'avons remarqué ailleurs, un rationalisme modéré s'établir dans certains pays catholiques, et y préparer la voie à cette seconde émission de l'esprit protestant connue sous le nom de Jansénisme. Érasme est peut-être le plus complet représentant de ces périlleuses tendances. Résolu de demeurer catholique, il accueillit, en les atténuant, un grand nombre d'idées qu'avaient lancées les réformateurs, et fut plus d'une fois sur le point de faire naufrage.
La Sorbonne s'émut à la publication de ses écrits, qui respirent en mille endroits l'esprit de Luther sans en accepter les excès, et,en 1526, une censure fameuse de cette Faculté vint résumer et proscrire le dangereux système que ce docteur avait formulé, principalement dans ses Paraphrases du Nouveau. Testament. Erasme n'avait point anathématisé la pratique de l'Église sur les langues sacrées ; sa prudente réserve le préservait toujours des derniers excès ; mais il s'était exprimé ainsi : "C'est chose inconvenante et ridicule de voir des ignorants et des femmes marmotter, comme des perroquets, leurs psaumes et leurs prières à Dieu ; car ils n'entendent pas ce qu'ils prononcent" (Prœfat. in Matthœum).
La Faculté relève en ces termes l'assertion inconvenante du bourgeois de Rotterdam :
" Cette proposition, qui est de nature à détourner mal à propos les simples, les ignorants et les femmes, de la prière vocale prescrite par les rites et les coutumes de l'Église, comme si cette prière était inutile pour eux du moment qu'ils ne l'entendent pas, est impie, erronée, et ouvre la voie à l'erreur des Bohémiens, qui ont voulu célébrer l'office ecclésiastique en langue vulgaire. Autrement il faudrait dire que, dans l'ancienne Loi, il était inconvenant et ridicule au simple peuple d'observer les cérémonies de la loi que Dieu avait établie, parce que le peuple ne comprenait pas le texte qui les prescrivait ; ce qui serait blasphématoire contre la loi et contre Dieu qui l'a portée, et, de plus, hérétique. En effet, l'intention de l'Église dans ses prières n'est pas seulement de nous instruire par la disposition des mots, mais encore de faire que, nous conformant à son but, en qualité de ses membres, nous prononcions les louanges de Dieu, nous lui rendions les actions de a grâces qui lui sont dues, et implorions les choses qui nous sont nécessaires. Dieu voyant cette intention dans ceux qui récitent ces prières, daigne enflammer leur affection, illuminer leur intelligence, soulager l'humaine faiblesse, et dispenser les fruits de la grâce et de la gloire. Telle est aussi l'intention de ceux qui récitent les prières vocales sans entendre les paroles. Ils sont semblables à un ambassadeur qui ne comprendrait pas les paroles que son souverain lui a données à porter, et qui, toutefois, les transmettant selon l'ordre qu'il a reçu, remplit un office agréable à son souverain et à celui auprès duquel il est envoyé. En outre, on chante dans l'Église un grand nombre de passages des Prophètes, qui, bien qu'ils ne soient pas compris par la plupart de ceux qui les chantent, sont néanmoins utiles et méritoires à ceux qui les prononcent ; car en les chantant on rend un devoir agréable à la Vérité divine, qui les a enseignés et révélés. D'où il suit que le fruit de la prière ne consiste pas seulement dans l'intelligence des mots, et que c'est une erreur dangereuse de penser que la prière vocale n'a d'autre but que de procurer l'intelligence de la foi, tandis que cette sorte de prière se fait principalement pour enflammer l'affection, afin que l'âme, en s'élevant à Dieu avec piété et dévotion en la manière susdite, se ranime, qu'elle ne soit pas frustrée, mais obtienne ce que demande son intention, et que l'intellect mérite la lumière et les autres grâces utiles et nécessaires. Or tous ces effets sont bien autrement riches et précieux que la simple intelligence des mots, qui apporte peu d'utilité, tant que l'affection en Dieu n'est pas excitée. Quand bien même on traduirait les psaumes en langue vulgaire, ce ne serait pas une raison pour que les simples et les ignorants en eussent la pleine intelligence."
Nous ne donnerons point ici l'histoire des efforts que firent les sectaires du XVIe siècle pour irriter les peuples contre l'usage des langues non vulgaires à l'autel. On sait que les Hussites, dans la Bohême, défendaient cette prétention les armes à la main, et qu'ils formulèrent la demande d'une Liturgie en langue vulgaire, au concile de Bâle. L'incendie éclata dans toute sa force lorsque Luther et Calvin eurent pris en main la cause de la prétendue Réforme, et le principe se montra tellement fondamental dans le système protestant, que l'Église anglicane et celles du Nord, qui n'acceptèrent pas toutes les formes du Luthéranisme et du Calvinisme, affectèrent unanimement de remplacer le latin par la langue vulgaire dans le service divin. Le concile de Trente se vit obligé de publier une décision de foi sur cette matière en même temps que, pour donner une nouvelle énergie au principe de la langue sacrée dans le patriarcat d'Occident, il décréta l'unité liturgique dans les textes, en renvoyant au Pontife romain le soin de rédiger un missel et un bréviaire universels.
Le Jansénisme accepta la succession d'Érasme en cette matière ; il ne poussa point, comme les réformateurs, à la destruction violente de la langue liturgique, mais il plaignit avec éloquence les fidèles privés de la consolation de joindre leurs voix à celle de l'Église. Il créa des traductions françaises de la Liturgie, et, dans son Église de Hollande, où il pouvait agir avec plus de liberté, on vit ses adhérents administrer les sacrements en langue vulgaire.
Le caractère des adversaires de la pratique de l'Église en ce point, depuis les Vaudois et les Albigeois jusqu'à Quesnel et l'abbé Chatel, prouve jusqu'à l'évidence la légitimité, nous dirions presque la nécessité des langues sacrées pour les prières de la Liturgie. Une religion sans mystère, c'est-à-dire une religion humaine, pouvait seule exclure les habitudes mystérieuses du langage.
Il est donc bien clair que l'Église, dans les circonstances où elle a permis qu'on usât d'une langue vulgaire dans la Liturgie, a cédé à la nécessité, et n'a eu en vue que d'accélérer l'établissement de la foi chez un peuple ; jamais elle ne l'a fait dans l'intention directe d'exposer aux yeux du vulgaire les prières mystérieuses. La nécessité exista aux premiers jours du christianisme ; l'Église, comme nous l'avons dit, ne pouvait pas créer une langue qui n'existait pas auparavant, uniquement pour la faire dépositaire de la Liturgie. D'autre part, l'intérêt de la propagation de la foi peut légitimer, dans l'enfance d'une chrétienté, des concessions qui ne seraient plus à propos lorsqu'elle est devenue adulte ; c'est le lait des enfants que l’on donne à ceux qui ne pourraient supporter le pain des forts. Encore est-il arrivé constamment que la langue, vulgaire au commencement, a cessé de l'être, pour devenir purement liturgique, et cela sans que les peuples aient eu même l'idée de réclamer. Mais une telle concession est loin d'être un droit pour les Églises naissantes. Nous avons vu que, durant les trois premiers siècles, il n'y eut d'autre langue liturgique que la syriaque, la grecque et la latine : celles qui vinrent après dans l'Orient, sont en petit nombre, et pour l'Occident, nous n'en trouvons que deux. Aucune autre n'a partagé avec la latine l'honneur de porter les mystères aux chrétientés du Nouveau Monde et à celles des Indes orientales.
C'est ici le lieu de raconter un fait important qui se rattache à l'histoire des Missions de la Chine, et qui nous fournira mieux que tout autre l'occasion d'apprécier l'esprit de l'Église en cette matière.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES