Mais au fort même de ce triomphe, comme il est de nécessité en ce monde que les tribulations accompagnent toujours fidèlement les succès de l'Eglise, des obstacles inattendus vinrent tempérer la joie du Pontife romain et de l'Église de France.
Sans doute, le concordat avait été publié à Notre-Dame ; mais quelques jours auparavant, le 8 avril 1802 (18 germinal an X), jour même où ce traité avait été porté au Corps législatif, et inauguré comme loi de la République, on avait décrété en même temps, sous le nom d’ Articles organiques, soixante-dix-sept articles dont le plus grand nombre avait été conçu et rédigé dans le but d'amortir l'influence du catholicisme, et d'arrêter le développement de ses institutions renaissantes. Il n'est point de notre sujet de développer ici toute la série des dispositions de ce décret tyrannique, contre lequel le Siège apostolique ne tarda pas à faire entendre les plus explicites réclamations. Nous nous bornerons à relever quelques-unes des dispositions du titre III, intitulé : Du Culte.
La première avait une portée immense, malgré sa brièveté, et elle était ainsi conçue : Il n'y aura qu'une Liturgie et un catéchisme pour toutes les églises catholiques de France. Laissant de côté le catéchisme, bornons-nous à ce qui tient à la Liturgie. On conçoit aisément que, par suite de la nouvelle circonscription des diocèses, l'Église de France devait se trouver dans une déplorable confusion sous le rapport de la Liturgie. Le nombre des diocèses ayant été réduit de plus de moitié, et par conséquent les nouveaux évêchés se trouvant formés, en tout ou en partie, du territoire de trois ou quatre et quelquefois jusqu'à sept des anciens diocèses, il arrivait, par suite des changements survenus au dix-huitième siècle, que la Liturgie de l'église cathédrale, loin de réunir les autres églises du diocèse dans l'unité de ses formes, se voyait disputer le terrain par cinq ou six autres Liturgies rivales. Certes, un si étrange spectacle était inouï dans l'Eglise ; jamais en aucun temps, en aucun pays, la communion des prières publiques n'avait présenté l'aspect d'une si étrange anarchie ; bien plus, pour qu'elle fût devenue possible par suite d'un remaniement des diocèses, il avait fallu qu'il existât déjà, dans un seul pays qui ne compte pas trois cents lieues d'étendue, plus de diverses formes d'office divin qu'il n'en existe dans le monde entier, sans oublier même les églises d'Orient.
Les conciliabules de 1797 et de 1801 avaient senti l'inconvénient de cette situation; car, bien que l'Église constitutionnelle comptât un évêché par département, la division de la France en départements avait déjà grandement bouleversé la circonscription des diocèses. Mais les évêques réunis, comme ils le disent fort bien, trouvaient surtout dans le projet d'une Liturgie uniforme pour la France (idée qui leur appartient en propre), un moyen efficace de perpétuer leur secte, si elle fût née viable, en rattachant cette organisation liturgique au système de nivellement et de centralisation sur lequel avait été fondée la république. On conçoit parfaitement cette idée dans une Église schismatique repoussée par toutes les autres églises, et qui ne peut avoir de vie qu'en se nationalisant ; mais quel machiavélisme impie que celui de ces législateurs qui, dans le moment où la France venait de rentrer dans l'unité catholique, décrétaient que le moment était venu de travailler sérieusement à élever pour jamais un mur de séparation entre l'Église de France et toutes les autres ? Telle n'avait pas été la politique de Charlemagne, ni celle de saint Grégoire VII, ni celle d'Alphonse VI de Castille, ces grands civilisateurs qui voyaient le salut et la gloire des États européens dans l'unité générale de la chrétienté, et qui brisaient de si grand cœur tout retranchement derrière lequel la religion universelle eût tendu à devenir chose nationale. Et cependant nous avons entendu des gens honorables, mais d'une insigne imprudence, former encore ce souhait d'une Liturgie nationale ; ne pas sentir quelle honte c'eût été pour la France, de se retrouver, après mille ans, dans l'état où elle était lorsqu'elle préludait à ses destinées de nation très chrétienne, ayant perdu et l'antiquité vénérable de la Liturgie gallicane, et l'autorité souveraine de la Liturgie romaine, sans autre compensation que des traditions qui eussent daté du XIXe, ou du XVIIIe siècle.
Dieu ne permit pas que cette œuvre anticatholique reçût son accomplissement. Une commission fut nommée pour la rédaction des nouveaux livres de l'Église de France ; mais le résultat de ses travaux ne fut même pas rendu public. On sait seulement que plusieurs des membres cherchèrent à faire prévaloir, l'un la Liturgie parisienne, l'autre celle de tel ou tel diocèse, un autre enfin un amalgame formé de toutes ensemble. Personne n'osa proposer de revenir à l'ancien rite gallican, seul projet pourtant qui eût été sensé, le principe étant admis ; mais projet impraticable, puisque les monuments de ce rite ont péri pour la plupart. Il en fut donc de ce projet de Liturgie nationale, comme de la réédification du temple de Jérusalem au IVe siècle ; ou si l'on veut remonter plus haut, comme de la tour de Babel ; et le grand homme qui parlait de son prédécesseur Charlemagne, fut atteint et convaincu de n'avoir pu s'élever à la hauteur des vues de cet illustre fondateur de la société européenne. Au reste, qu'on y regarde bien, on verra que toutes les fautes de Napoléon étaient là. Il n'est tombé de si haut que pour avoir voulu faire de l'Église et du Pape une chose française. Est-ce l'erreur de son esprit ? est-ce le crime de son cœur ? Dieu seul le sait bien.
Le reste des Articles organiques du titre III est employé à détailler maintes servitudes auxquelles l'Église sera soumise en France. Nous citerons le XLVe article, si tyrannique, que les protestants eux-mêmes ont plusieurs fois réclamé contre : "Aucune cérémonie religieuse n'aura lieu hors des édifices consacrés au culte catholique, dans les villes où il y a des temples destinés à différents cultes. Ainsi avait-on cherché à atténuer la victoire du catholicisme, en prolongeant le règne de cette intolérance qui n'était plus sanglante, il est vrai, comme celle de la Convention, mais qui allait chercher ses traditions dans les annales des parlements et dans les fastes antiliturgistes de Joseph II et de Léopold.
Pendant ce temps, d'importantes opérations liturgiques s'exécutaient à Paris, par le ministère du légat Caprara, qu'une délégation apostolique avait investi de tous les droits nécessaires pour agir avec plénitude d'autorité dans les circonstances solennelles où se trouvait l'Église de France. La réduction des fêtes aux seules solennités de Noël, de l'Ascension et de la Toussaint ; la translation au dimanche de la solennité des fêtes de l'Epiphanie, du Saint Sacrement, de saint Pierre et de saint Paul, des saints patrons du diocèse et de la paroisse ; l'institution d'une commémoration de tous les saints Apôtres au jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, et de tous les saints Martyrs, au jour de saint Etienne ; enfin, la fixation de la fête de la Dédicace de l'Église au dimanche qui suit l'octave de la Toussaint ; ce furent là de grands événements dans l'ordre liturgique, et nous aurons ailleurs l'occasion d'en peser toute la valeur. L'induit du légat, exprimant sur ce sujet les volontés apostoliques, parut le 9 avril 1802, et fut interprété par le légat lui-même, dans un décret rendu à la sollicitation du vicaire général de l'archevêque de Malines, sous la date du 21 juin 1804. Nous donnerons ces diverses pièces en leur lieu.
Les dures nécessités qui contraignaient le Siège apostolique à sacrifier un si grand nombre de fêtes célèbres dans l'Église, au risque de contrister la piété des fidèles catholiques, ne permirent pas d'assigner un jour spécial à la fête longtemps projetée du Rétablissement de la religion catholique en France, non plus qu'à celle de saint Napoléon, dont l'institution devenait indispensable, du moment que le général Bonaparte échangeait les faisceaux du consulat avec le sceptre impérial. On pensa donc à joindre la célébration de ces deux fêtes nouvelles avec la solennité même de l'Assomption de la sainte Vierge, patronne de la France. Le 15 août était aussi le jour de la naissance de l'Empereur ; il eût donc été difficile de trouver un jour plus convenable pour cette triple solennité nationale. Le légat rendit sur cette matière un décret solennel qui commence par ces mots : Eximium Catholicœ Religionis, mais dont nous n'avons pu nous procurer la teneur ; et, le 21 mai 1806, il adressa à tous les évêques de l'Empire une instruction détaillée sur la manière de célébrer la fonction du 15 août.
Cette curieuse instruction était divisée en trois parties. Dans la première, il était enjoint aux évêques d'annoncer par mandement ou autrement, le premier dimanche d'août de chaque année, la fête de saint Napoléon, martyr, laquelle est en même temps la fête du Rétablissement de la Religion catholique, comme devant être célébrée concurremment avec la solennité de l'Assomption de la sainte Vierge. Ils devaient semblablement annoncer la procession de l'action de grâces qu'on aurait à célébrer, conformément au rite usité dans l'Église : Juxta receptum Ecclesiae ritum ; et enfin publier une indulgence plénière attachée à la bénédiction papale que Sa Sainteté leur accordait de pouvoir donner ledit jour de l'Assomption, après la messe pontificale.
La seconde partie de l'instruction renfermait la légende de saint Napoléon, destinée à être lue, en neuvième leçon, aux matines de l'Assomption. On s'était sans doute donné beaucoup de peine pour la conduire à une si raisonnable longueur ; mais, quoi qu'il en soit, l'office du saint martyr avait été complété au moyen des oraisons de la messe Lœtabitur, au Missel romain. Le rite à observer pour la bénédiction papale était détaillé dans la troisième partie de l'instruction.
Le sacre de Napoléon avait été aussi un grand acte liturgique : mais, en cette qualité même, il exprimait d'une manière bien significative toute la distance qui séparait le nouveau Charlemagne de l'ancien. On pouvait, certes, comprendre que la Liturgie est l'expression de la religion dans un pays, quand on vit le pontife romain, accouru, par le plus généreux dévouement, pour prêter son ministère à un si grand acte, attendre, en habits pontificaux, sur son trône, à Notre-Dame, pendant une heure entière, aux yeux de toute la France, l'arrivée du nouvel empereur ; quand on vit Napoléon prendre lui-même la couronne, au lieu de la recevoir du pontife, et couronner ensuite de ses mains profanes le front d'une princesse sur lequel, il est vrai, le diadème ne put tenir ; quand on vit enfin l'évêque du dehors, sacré de l'huile sainte, s'abstenir de participer aux mystères sacrés, terrible présage de l'arrêt qui devait, cinq ans plus tard, le retrancher de la communion catholique. Ce ne fut qu'en faisant violence aux règles les plus précises de la Liturgie (dérogation d'ailleurs légitimée par la plénitude d'autorité qui résidait dans le pontife), que l'antique rite du sacre put être accompli à l'égard de Napoléon : nous verrons encore ailleurs que la royauté de nos jours, absolue ou constitutionnelle, n'est plus taillée à la mesure des anciens jours. Les peuples, au contraire, ne demandent qu'à se nourrir des plus pures émotions de la Liturgie.
Rien ne pourrait rendre l'enthousiasme des fidèles de Paris et des provinces, durant les quatre mois que Pie VII passa dans la capitale de l'Empire. Il n'y avait cependant rien d'officiel ni de cérémonieux dans cette affluence qui inondait les églises où le Saint-Père venait célébrer la messe. Les fidèles se pressaient par milliers autour de la table sainte, dans l'espoir de recevoir l'hostie du salut des mains mêmes du vicaire de Jésus-Christ, et c'était un spectacle ineffable que celui qu'offrait cette multitude, chantant d'une seule voix le Credo entonné par le curé, environnant comme d'une atmosphère de foi le pieux pontife qui, dans un recueillement profond, célébrait le sacrifice éternel, et rendait grâce de trouver encore tant de religion au cœur des Français.
Saint-Sulpice fut la première église de Paris honorée de la visite du pontife, le quatrième dimanche de l'Avent. Notre-Dame le posséda le jour même de Noël ; mais il n'y célébra qu'une messe basse, parce qu'on n'aurait pu réunir les conditions liturgiques d'une fonction papale.
Le jour des Saints-Innocents, il favorisa Saint-Eustache de sa présence apostolique, et le 30 décembre, Saint-Roch reçut le même honneur. Saint-Etienne-du-Mont accueillit le pontife, le 12 janvier 1805, et Sainte-Marguerite, le 10 février. Il visita Saint-Germain-l'Auxerrois le 17 février ; Saint-Merry, le 24 ; Saint-Germain-des-Prés, le 30 mars, et Saint-Louis en l'île, le 10 du même mois. Nous ne parlons ici que des églises où Pie VII célébra la messe et donna la communion aux fidèles, et nous nous sommes complu dans cette énumération, afin que la mémoire de ces faits si honorables à ces églises ne périsse pas tout à fait (on peut voir sur cela les journaux du temps, mais surtout le précieux recueil intitulé : Annales philosophiques et littéraires, rédigé alors par l'abbé de Boulogne, qui fut depuis évêque de Troyes.).
Il y aurait un beau livre à faire sur le séjour de Pie VII en France, à cette époque ; mais rien peut-être ne serait plus touchant à raconter que les visites que le pontife faisait à ces églises qui portaient encore les traces de la dévastation qu'elles avaient soufferte, et dans lesquelles il célébrait la messe avec le recueillement angélique si admirablement empreint sur sa noble et touchante figure. Les Parisiens, dont il était l'idole, disaient sur lui ce beau mot, qu'il priait en pape. Entre autres spectacles liturgiques qui frappèrent leurs regards, il en est deux qui firent une plus profonde impression. L'un fut la tenue d'un consistoire public, le 1er février 1805, dans lequel les cardinaux de Belloy et Cambacérès reçurent le chapeau de cardinal; après quoi, Pie VII présida un consistoire secret dans lequel furent préconisés dix archevêques ou évêques. Les murs de l'archevêché, qui depuis ont croulé sous les coups d'une fureur sacrilège, furent témoins de cette scène imposante qui, depuis bien des siècles, s'était rarement accomplie hors de l'enceinte de Rome.
Le lendemain, jour de la Purification, une autre pompe émut les catholiques de respect et d'enthousiasme : elle se déploya en l'église de Saint-Sulpice. Le pape y consacra les nouveaux évêques de Poitiers et de La Rochelle, et l'on vit en ce moment la grâce du caractère épiscopal découler de la même source que la mission canonique.
Tels étaient les riches et féconds moyens que la divine Providence avait choisis pour rattacher les Français au centre de l'unité catholique, à la veille des malheurs inouïs qui se préparaient à fondre sur l'Eglise romaine, au grand péril de l'unité et de la foi.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.
Sacre de L'Empereur Napoléon Ier, Jacques-Louis David, Musée du Louvre