INSTITUTIONS LITURGIQUES : mais voyons à l'œuvre ces commissaires du bréviaire

Nous verrons bientôt ce que François de Harlay entendait par superstitions et superfluités dans le bréviaire de ses prédécesseurs.

 

En conséquence, le prélat déclarait que plusieurs choses s'étant, en ces derniers temps, glissées au Bréviaire de Paris, qui n'étaient pas d'accord avec les règles, on s'était mis en devoir, avec toute sorte de soin et de prudence, de rectifier les choses qui s'éloignaient de la splendeur de l'Église et de la dignité de la religion, de retrancher les homélies faussement attribuées aux Pères, les choses erronées ou incertaines dans les Actes des Saints ; enfin, généralement toutes les choses moins conformes à la piété.

 

De si belles assurances n'empêchèrent pas que l'ouvrage ne devînt l'objet d'une critique sévère. Il parut même des Remarques anonymes sur le nouveau Bréviaire de Paris. Sans adopter tous les reproches qu'on adressait à ce livre et à ses auteurs, reproches qui furent discutés, mais rarement réfutés par l'auteur du factum que nous avons déjà cité, nous nous permettrons de faire, sur l'œuvre de François de Harlay, les observations suivantes.

 

D'abord, le titre du livre était celui-ci purement et simplement : Breviarium Parisiense ; on ne lisait plus à la suite de ces deux mots, comme dans toutes les éditions précédentes, depuis 1584, ces paroles : Ad formant sacro-sancti concilii Tridentini restitutum. Ce lien qui unissait au Bréviaire romain les Bréviaires diocésains de France était donc brisé pour l'Église de Paris ! On aurait donc bientôt une Liturgie qui ne serait plus romaine ! Dans quelle région inconnue allait-on se lancer ? Certes, cette suppression, dès le frontispice du livre, était éloquente, et présageait bien ce que l'on allait trouver dans l'ouvrage.

 

En effet (à part le Psautier qui était demeuré conforme à celui de l'Église romaine), si l'on considérait le Propre du Temps, on trouvait qu'un grand nombre de leçons, d'homélies et d'antiennes avaient été changées, bien que le choix de ces dernières remontât jusqu'à saint Grégoire, ou au delà. L'office presque entier de la Sainte-Trinité avait été réformé ; les leçons de l'octave du Saint-Sacrement, si belles dans le romain, avaient été remplacées par d'autres. Le Propre des Saints, comme nous allons le voir, renfermait encore un plus grand nombre de divergences, tant avec la partie romaine des anciens Bréviaires de Paris qu'avec la partie purement parisienne. Les Communs avaient été aussi retouchés en cent endroits, et présentaient beaucoup d'antiennes et de répons nouveaux.

 

Maintenant, si l'on se demande à quelle source avaient été puisées ces modernes formules à l'aide desquelles on refaisait ainsi, après mille ans, le Responsorial de saint Grégoire, on trouvera que des phrases de l'Écriture sainte en avaient exclusivement fait les frais. Les paroles consacrées par la tradition avaient dû céder la place à ces centons bibliques choisis par des mains modernes et suspectes. On n'avait pas su retrouver le style ecclésiastique pour produire une antienne de deux lignes. Les sectaires qui prônaient l'usage exclusif de l'Écriture dans le service divin avaient remporté ce premier avantage ; encore un effort, encore cinquante ans de patience, et le reste des formules de style traditionnel que conserve le Bréviaire de 1680 aura disparu dans l'édition préparée alors par les disciples de Nicolas Le Tourneux.

 

Mais voyons à l'œuvre ces commissaires du bréviaire. Il est trois points sur lesquels l'école française d'alors n'était que trop unanime avec l'école janséniste proprement dite :

1° Diminuer le culte des saints, la confiance dans leur puissance ; choses jugées excessives par des auteurs très estimés alors, et depuis encore : les Tillemont, les Lainoy, les Baillet, les Thiers.

2° Restreindre en particulier les marques de la dévotion envers la sainte Vierge. Les mêmes écrivains  que nous venons de citer (Baillet surtout, dans un livre spécial qui a mérité les éloges de Bayle), n'avaient-ils pas déjà insulté la piété des fidèles sur un article qui  lui est si cher, et cela, sans  encourir aucune disgrâce ? Est-il besoin de rappeler l'hérétique Jean de Neercassel, évêque de Castorie, et son traité du Culte  des saints et de la sainte Vierge, quand Gilbert de Choiseul-Praslin, évêque de Tournai, qui fut bientôt l'un des plus violents prélats de l'assemblée de 1682, osait, en 1674, dans une instruction pastorale faite exprès, entreprendre la défense raisonnée d'un livre fameux que Rome venait de proscrire, et qui portait ce titre : Les Avis salutaires de la Vierge à ses dévots indiscrets ?

3° Comprimer l'exercice de la puissance des pontifes romains et la réduire, sous le vain prétexte des usages de la vénérable antiquité, à devenir une pure abstraction. Des milliers d'écrits composés en France depuis 1660, et dans lesquels il est question historiquement, dogmatiquement, ou canoniquement, de la constitution de l'Église, sont autant de pièces de la conspiration antiromaine, et l'assemblée de 1682, décrétant les quatre articles, n'alla pas plus loin, après tout, que la Sorbonne dans les six fameuses assertions de 1663.

 

Montrons maintenant l'application de ces trois principes de l'école française d'alors, par des faits positifs tirés du Bréviaire de Harlay : 

1° On put voir que la commission était animée de dispositions peu favorables aux usages et aux traditions qui ont pour objet le culte des saints, quand on s'aperçut que plus de quarante légendes contenues dans l'office avaient été retranchées, pour faire place à des passages des saints Pères ou des écrivains ecclésiastiques qui, dans leur brièveté, ne faisaient souvent allusion qu'à une seule circonstance de la vie du personnage, tandis que cette vie était racontée en entier, quoique abrégée, dans les leçons du Bréviaire antérieur. Nous citerons en particulier, comme mutilés ainsi, les offices de saint Vincent, de saint Mathias, des saintes Perpétue et Félicité, des Quarante Martyrs, de saint Apollinaire, de saint Jacques le Majeur, de sainte Marthe, de saint Pierre aux Liens, de l'Invention de saint Etienne, de saint Lazare, de saint Corneille, de saint Cyprien et de sainte Euphémie, de saint Matthieu, de sainte Thècle, de saint Clément, de saint Lin, de saint André, de saint Thomas, apôtre, etc.

 

Il est vrai que les défenseurs du Bréviaire de Harlay prétendent justifier cette innovation par l'autorité du Bréviaire romain (Réponse aux Remarques sur le nouveau Bréviaire de Paris, pag. 15.) ; mais, de douze exemples qu'ils citent, cinq sont allégués sans fondement, savoir, les leçons de sainte Agnès tirées de saint Ambroise, et celles de saint Ignace d'Antioche, de saint Jean-Porte-Latine, de saint Marc et de saint Luc, empruntées à saint Jérôme, puisque ces fragments sont de véritables légendes. Quant à saint Joseph et saint Joachim, la tradition ne nous en apprenant rien de bien précis, l'Église les loue, avec raison, par des passages des saints Pères. La Nativité de saint Jean-Baptiste est un fait biblique, ainsi que le martyre des Machabées ; il eût donc été inutile d'en faire un récit humain dans l'office. Sainte Marie-Madeleine est louée, il est vrai, au jour de sa fête, par un sermon de saint Grégoire, mais sa légende historique se trouve dans l'office de sainte Marthe.

 

Enfin, nous convenons que l'office de saint Pierre et de saint Paul, et celui de saint Laurent, sont sans légendes ; mais c'est parce que l'Église romaine, à l'époque où les légendes ont été introduites dans l'office divin, a cru superflu de rédiger un récit de la vie et de la passion de ces deux grands apôtres et de son plus illustre martyr. Cette légende n'est-elle pas écrite dans Rome, en vingt endroits qui gardent les vestiges sacrés de ces glorieux soutiens de l'Église. Au reste, quand le Bréviaire romain eût, dans un plus grand nombre d'endroits, remplacé par des homélies les leçons historiques des saints, le reproche que nous adressons au correcteurs du Bréviaire de Harlay n'en serait pas moins mérité. En effet, nous leur demandons compte des choses qu'ils ont retranchées, et non de celles qui manquaient déjà dans le Bréviaire romain-parisien de Jean-François de Gondy, quand il fut soumis à leur correction. Que s'il leur eût semblé utile d'épurer par l'emploi d'une saine critique plusieurs des légendes, ils le pouvaient faire avec modération : mais supprimer en masse la partie la plus populaire dans un si grand nombre d'offices, était une démarche digne de censure et qui rappelait les condamnations portées au XVIe siècle par la Sorbonne de ce temps-là, contre les Bréviaires de Soissons et d'Orléans.

 

Mais on ne se borna pas à retrancher ainsi une partie considérable des légendes ; les traditions catholiques les plus vénérables furent insultées. Pour commencer par l'Église même de Paris, les correcteurs du Bréviaire la déshéritèrent de sa vieille gloire d'être fille de saint Denys l'Aréopagite ; ils portèrent leur main audacieuse sur le fameux prodige qui suivit la décollation du saint fondateur de leur propre Église. Ils distinguèrent sainte Marie-Madeleine de Marie, sœur de Marthe : ils ôtèrent à cette dernière la qualité de vierge, et à saint Lazare celle d'évêque. Ils effacèrent l'histoire si célèbre de sainte Catherine d'Alexandrie ; enfin, ces docteurs de Paris, marchant sur les traces honteuses de Le Fèvre d'Estaples et d'Érasme, flétris pourtant par l'ancienne Sorbonne, pour avoir osé attaquer les traditions sur saint Denys et sur sainte Marie-Madeleine, enchérirent, comme l'on voit, sur ces frondeurs de la tradition.

 

Veut-on savoir la vaine excuse qu'ils apportèrent lorsqu'on leur demanda compte de tant de témérités ? Eux qui avaient biffé un si grand nombre de récits miraculeux, et d'actions extraordinaires des saints, sans doute pour la plus grande gloire de ces amis de Dieu, on les entendit se faire un mérite de ces retranchements, parce qu'ils avaient, disaient-ils, substitué à des récits purement historiques et contestables, des passages des saints Pères par lesquels les dogmes attaqués par les hérétiques, et particulièrement le culte et l'intercession des saints étaient confirmés. Étrange préoccupation et qui dure encore dans l'Église de France, de considérer le bréviaire et les autres livres liturgiques, non plus comme un dépôt des traditions de la piété, comme un livre pratique qui renferme les monuments de la foi des fidèles, mais comme un arsenal de controverse, un supplément aux traités qu'on étudie dans l'école !

 

Ce fut sans doute cette même préoccupation qui porta les commissaires à statuer dans les rubriques générales que, désormais, le clerc récitant l'office divin en particulier, ne saluerait plus l'assemblée des fidèles, par ces mots : Dominus vobiscum ; mais qu'il dirait, comme pour lui seul : Domine, exaudi orationem meam. Il est triste d'avoir à ajouter que presque tous nos bréviaires nouveaux ont embrassé cette pratique, non seulement réprouvée expressément par l'Église romaine, mais contraire à l'essence même de toute prière ecclésiastique. Pourquoi ne supprime-t-on pas de même, au canon de la messe, toutes les formules qui font allusion à l'assemblée des fidèles, quand on célèbre à quelque autel isolé ? Luther n'est-il pas parti du même principe, quand il a anathématisé les messes privées, parce que, disait-il, elles étaient pleines de mensonge en ce que  les paroles supposent la présence du peuple ? Les jansénistes n'ont-ils pas tiré des conséquences analogues, ainsi que nous le raconterons ? Mais poursuivons.

 

2° Si nous considérons maintenant la manière dont le culte de la sainte Vierge avait été traité dans le Bréviaire de Harlay, nous voyons qu'il y avait été grandement diminué. D'abord, on avait supprimé les bénédictions de l'office de Beata, qui étaient propres à l'Église de Paris, en tout temps si dévote à sa glorieuse patronne. Les capitules du même office, dans lesquels l'Église romaine applique à Marie plusieurs passages des Livres sapientiaux qui ont rapport à la divine Sagesse, tradition si ancienne et si chère à la piété, avaient été sacrifiés, sans doute pour faire droit aux déclamations furibondes des hérétiques du XVIe siècle, que l'Église romaine et toutes celles qui la suivent dans les offices divins bravent encore aujourd'hui.

 

Désormais l'office de la Vierge, au Bréviaire de Paris, ne contenait plus cette antienne formidable à tous les sectaires : Gaude, Maria Virgo, cunctas haereses sola interemisti in universo mundo ; ni cette autre non moins vénérable, par laquelle l'Église implore le secours de Marie pour déjouer les complots de l'erreur contre la gloire de cette reine du ciel : Dignare me laudare te, Virgo sacrata; da mihi virtutem contra hostes tuos.

 

Mais on ne s'était pas arrêté là.

 

DOM GUÉRANGER 

INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE  XVII, DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIe SIECLE. COMMENCEMENT DE LA DEVIATION LITURGIQUE EN FRANCE. — AFFAIRE DU PONTIFICAL ROMAIN. — TRADUCTION FRANÇAISE DU MISSEL. — RITUEL D'ALET. — BREVIAIRE PARISIEN DE HARLAY. — BRÉVIAIRE DE CLUNY. — HYMNES DE SANTEUIL. — CARACTÈRE DES CHANTS NOUVEAUX. — TRAVAUX DES PAPES SUR LES LIVRES ROMAINS. — AUTEURS LITURGIQUES DE CETTE ÉPOQUE.

 

François de Harlay de Champvallon

François de Harlay de Champvallon, Archevêque de Paris (1671-1695)

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