Après avoir décrit les langues liturgiques de l'Orient, passons à celles de l'Occident.
Elles sont au nombre de trois : le grec, le latin et le slavon.
Pour ce qui est du grec, nous en avons parlé suffisamment à propos de l'Orient ; tout à l'heure nous nous occuperons du slavon ; arrêtons-nous maintenant sur la langue latine.
Si l'on doit juger de la dignité d'une langue liturgique à la qualité des Églises qui l'emploient et à son degré d'étendue géographique, il n'en est pas une seule qui ait le droit d'être comparée à la langue latine. "Séparée de toutes les autres, comme l'hébraïque et la grecque, sur le titre de la croix du Seigneur, dit le pape saint Nicolas Ier, revêtue d'une insigne principauté, elle prêche à toutes les nations Jésus de Nazareth, Roi des Juifs". Elle est la langue de l'Église mère et maîtresse ; et tandis que les autres sont circonscrites dans des limites étroites, elle ne règne pas seulement dans les sanctuaires de l'Europe, mais elle est parlée à l'autel dans les cinq parties du monde.
La syriaque a vu usurper ses droits par l'arménienne, la grecque n'a pu se maintenir à Alexandrie, à Antioche, à Jérusalem ; le latin a vu s'ouvrir devant lui, à plusieurs reprises, un nouveau monde. Seul il s'avance aux deux Indes et dans la Chine, et au sein même des contrées où règnent les langues liturgiques de l'Orient, les missionnaires du Pontife romain le portent comme un fanal de vie et de lumière destiné à rendre l'espérance à ces malheureuses Églises immobiles dans l'isolement et l'erreur.
L'héritage de la langue latine fut tout d'abord l'Italie, la province d'Afrique, la Gaule et l'Espagne ; dès le premier siècle, la foi romaine prit possession de ces vastes régions. Le midi de la Gaule reçut, il est vrai, des apôtres venus de l'Asie Mineure qui trouvèrent à Lyon et jusqu'à Autun une civilisation grecque toute préparée à recevoir de leur bouche les enseignements de saint Jean et de saint Polycarpe ; mais la langue latine ne tarda pas à remplacer la grecque dans ces doctes cités, et, à la paix de Constantin, toute Église était latine dans les Gaules. Jamais la Liturgie ne parla le langage des Celtes ni des Basques, ni aucun de ceux qui régnaient dans nos antiques provinces, et si la foi chrétienne poussa d'abord ses conquêtes jusque sur les bords du Rhin, comme les monuments le prouvent, nous y trouvons encore la langue latine parlant seule dans le sanctuaire.
Au second siècle, la Grande-Bretagne est évangélisée à la demande d'un de ses rois par les apôtres envoyés de Rome ; cette Église bretonne, qui n'était pas éteinte au VIe siècle, et dont le moine saint Augustin recueillit les débris, n'avait jamais eu d'autre langue que celle de Rome, dans l'usage de l'Écriture sainte et dans la Liturgie.
Mais la langue latine avait à subir l'épreuve que nous avons vu traverser par celles de l'Orient chrétien. Après avoir été vulgaire, elle dut cesser d'être parlée dans la vie publique et privée des peuples. Hors de l'Italie, elle avait régné en souveraine sur toutes les provinces de l'Occident, mais sans pouvoir anéantir les idiomes de tant de peuples divers, elle succomba dans Rome même, et dès le VIIe siècle, la langue italienne commençait déjà ses destinées. Après saint Grégoire le Grand, nous ne trouvons plus d'homélies en langue latine prononcées devant le peuple de Rome ; les Goths et les Lombards avaient accéléré la ruine des lettres romaines par leurs dévastations, et d'ailleurs il est reconnu que les langues ne résistent pas dans la décadence des empires qui les ont portées à leur plus haut point de gloire. Dans le reste de l'Occident, les langues que la conquête des Romains n'avait pu anéantir se relevèrent à mesure qu'elles sentaient moins la pression de l'Empire ; mais une autre épreuve les attendait. Les provinces se virent tour à tour occupées par des races barbares qui leur apportaient des moeurs inconnues, et successivement des langues nouvelles surgirent de ce chaos, portant la trace d'éléments divers, dans la proportion de ceux qui vivaient au sein des peuples. Au milieu de cette transformation, comme après qu'elle fut consommée, la langue latine ne cessa pas d'être parlée à l'autel. Les anciennes Églises de l'Occident la conservèrent avec fidélité dans le sanctuaire, pendant qu'elle périssait dans l'usage profane. Les Francs et les autres conquérants qui furent soumis à leur tour par les vaincus dont ils embrassèrent la foi, s'assujettirent docilement à n'entendre dans l'église que la langue, désormais immortelle, de cet ancien Empire, pour la destruction duquel Dieu les avait appelés de l'Aquilon.
Mais il existait dans l'Occident de vastes régions que l'invasion n'avait point encore épuisées d'habitants, et sur lesquelles s'étendaient les ténèbres de l'infidélité. L'Église était restée conquérante après la ruine de cet empire romain dont elle avait triomphé d'ailleurs avant les barbares. Après avoir initié au christianisme ceux qui s'étaient d'abord présentés comme les fléaux de Dieu, elle songea à visiter leurs frères et à les appeler dans son sein maternel. Saint Augustin partit bientôt pour l'île des Bretons, devenue l'île des Anglo-Saxons. Le VIIIe siècle vit les conquêtes de saint Wilfrid, de saint Swidbert, de saint Corbinien, de saint Kilien, du grand saint Boniface, de saint Willibrord, à travers les diverses régions de la Germanie et de l'ancienne Gaule-Belgique, et les grands sièges de ces contrées s'élever tout à coup à leur parole. Le IXe siècle fut témoin de la conversion du Danemark par saint Anschaire, qui porta l'Évangile jusque dans la Suède ; le Xe éclaira les conquêtes de saint Adalbert dans la Bohême et la Pologne ; le XIe vit s'avancer la lumière jusque sur la Norvège par les soins de saint Lubentius ; le XIIe admira les succès de saint Othon de Bamberg, qui avait adopté l'apostolat de la Poméranie.
Or tous ces apôtres qui sont la gloire de l'Église romaine et de l'ordre monastique, ne portèrent point d'autres livres liturgiques dans ces nouvelles chrétientés que les livres de l'Église romaine, dans la langue latine. Cette langue sacrée fut le lien qui les unit entre elles, et leur donna de faire corps avec le reste de l'Occident. Le latin fut, par les livres liturgiques de Rome, l'instrument de l'unité européenne, unité qui fut brisée le jour où les sectaires du XVIe siècle crièrent qu'il fallait célébrer l'office divin dans la langue du peuple. Ces nations, appelées à la foi et à la civilisation, ne s'étonnèrent pas de voir employer, dans les mystères qu'on leur apportait, une langue différente de celle dans laquelle on les avait instruites. Elles étaient encore trop près de la nature pour ne pas sentir que la ferveur de la prière émane bien plus de l'amour qui échauffe le cœur que des sons perçus par l'oreille, et ne s'étonnèrent pas d'apprendre que la langue qui doit être parlée à Dieu pouvait être différente de celle dans laquelle les hommes expriment leurs besoins et leurs passions.
Mais un fait, au IXe siècle, vint apporter comme une légère contradiction à tous ceux que nous avons exposés jusqu'ici.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES
Epître de Saint Paul avec glose, Miniaturiste anglais, 1150, Bodleian Library, Oxford