Ce point une fois établi, pour ce qui touche à l'Écriture sainte, on doit comprendre aisément que la Liturgie devait nécessairement et par les mêmes motifs prétendre au privilège des langues sacrées.
D'abord, la Liturgie se compose en grande partie de passages de l'Écriture sainte, destinés à être lus dans 'l'assemblée des fidèles, et si, dans la pensée de l'Église, la majesté d'un texte immobile était nécessaire pour maintenir le respect des livres saints confiés aux fidèles, cette réserve mystérieuse ne convenait-elle pas davantage encore pour les fragments des saintes Écritures, lus du haut de l'ambon, dans la célébration des mystères ? Nous voyons même,à l'époque primitive, qu'on préféra quelquefois la version grecque pour la Liturgie, dans des Églises dont le peuple parlait la langue syriaque. Ainsi, au commencement du IVe siècle, l'Église de Palestine, bien qu'elle eut sa version syriaque, lisait en grec le texte sacré dans l'assemblée des fidèles, auxquels le lecteur ou le pontife l'interprétaient ensuite en syriaque. Saint Procope, qui souffrit le martyre en 303, était Lecteur dans l'église de Besan, qui est l'ancienne Scythopolis, métropole de la seconde Palestine, sous le patriarcat de Jérusalem, et ses Actes authentiques nous apprennent que sa fonction était d'interpréter, en syriaque, l'Écriture qu'il venait de lire en grec (Acta S. Procopii, apud Assemani, Acta Mart. oriental.).
Ceux qui ont objecté que saint Antoine, qui n'était pas lettré, prit le parti de se retirer au désert, après avoir entendu lire dans l'Église un passage de l'Évangile, ce qui prouverait selon eux que la Liturgie se célébrait dès lors en langue copte, dans la Thébaïde, n'ont pas réfléchi à deux choses : la première, que la version copte n'existait pas encore; la seconde, que l'usage de l'Église était dès lors, comme il a été depuis, d'expliquer au peuple, en langue vulgaire, les fragments de l'Écriture choisis pour accompagner la célébration des saints Mystères.
Nous ne tarderons pas à constater l'existence de plusieurs langues liturgiques dans l'Orient, différentes de la grecque et de la syriaque; mais nous ne trouverons ni une liturgie arabe, ni une liturgie persane, bien que nous venions de reconnaître l'existence de versions de l'Écriture en ces deux langues. Les Eglises de l'Occident n'ont que trois langues liturgiques, la latine, la grecque et la slavonne ; cependant, comme nous l'avons rappelé tout à l'heure, chaque nation de l'Europe a fini par avoir sa version de la Bible. Mais autre chose est la lecture privée des saintes Écritures, autre chose la lecture solennelle et liturgique. Cette,dernière doit être grave et mystérieuse comme les oracles divins ; elle ne doit pas être sujette aux variations des langues, afin de ne pas devenir triviale et commune.
Au reste, en lisant l'Écriture dans les langues sacrées, pendant le service divin, l'Église n'a fait que continuer les traditions de l'ancienne Loi. Personne n'ignore que la langue hébraïque cessa d'être vulgaire en Judée, peu après le retour de la captivité de Babylone ; ce qui n'empêcha pas qu'on ne continuât dans le temple et dans les synagogues, de lire la loi et de faire plusieurs prières en pur hébreu, quoique le peuple, qui n'usait que de l'idiome syro-chaldéen, n'entendît déjà plus la langue de ses pères. Après la lecture liturgique des passages déterminés, on lisait les paraphrases chaldaïques, sur ces mêmes passages; et cet usage de lire la loi et les diverses prières en hébreu non vulgaire était tellement inhérent aux traditions du temple de Jérusalem, que les juifs modernes s'y montrent encore fidèles, en quelques pays qu'ils soient dispersés.
De tout ceci nous concluons que les lectures de l'Écriture en langue non vulgaire faisant partie essentielle et considérable de la Liturgie, ainsi qu'il consiste de la coutume de toutes les Églises, la Liturgie admet déjà par là même l'usage des langues sacrées.
En second lieu, la Liturgie est un ensemble de formules destinées à accompagner la célébration du saint Sacrifice et l'administration des sacrements, toutes choses qui font partie du ministère propre et incommunicable des prêtres. Elle est donc de sa nature plus réservée au clergé que l'Écriture sainte elle-même. Le laïque peut quelquefois posséder une science exégétique supérieure à celle de beaucoup de prêtres ; la simplicité de sa foi peut aussi le disposer à retirer un grand fruit de la lecture des livres saints qui, comme l'enseigne l'Apôtre, ont été écrits pour notre instruction ; mais faut-il conclure de là que le commun des fidèles retirerait la même utilité de la connaissance personnelle des prières liturgiques ? L'Église a dû se montrer réservée dans son désir de communiquer au vulgaire le texte même de la parole de Dieu, quoique l'inspiration de cette divine parole soit un dogme fondamental du christianisme ; serait-il raisonnable d'exposer aux interprétations indiscrètes et dangereuses de la multitude, des formules saintes qui contiennent assurément la foi de l'Église, mais qui n'ont cependant pas été dictées par l'Esprit-Saint ?
Les jansénistes ont donc parfaitement senti et très justement signalé, à leur point de vue hétérodoxe, le nœud véritable de la question, lorsqu'ils ont dit que l'Église, en soumettant la lecture de l'Écriture sainte en langue vulgaire à des restrictions, frustrait les fidèles d'un droit inaliénable, et qu'en célébrant les mystères dans une langue inconnue du peuple, elle leur enlevait simplement une consolation. Pour nous, catholiques, il n'en faut pas davantage; qui peut le plus, peut le moins. C'est un dogme de notre foi que l'Église n'a pas erré dans ses règles restrictives de l'usage des saintes Ecritures ; donc, à plus forte raison, elle a pu, sans tyrannie, laisser dans un langage sacré et non vulgaire des formules au sujet desquelles il n'a pas été dit comme des livres saints : scrutez les Écritures (Joan., V, 39.). Les fidèles avec la permission de leur pasteurs, peuvent avoir la Bible dans leurs maisons, ils peuvent se livrer à toutes les études qui les mettront à même de profiter de la lecture qu'ils en feront avec foi et intelligence; le jour et la nuit, ils peuvent consulter ces divins oracles, avec un cœur docile à l'Église qui seule en possède la clef ; cependant cette auguste maîtresse des fidèles du Christ dit un solennel anathème à celui qui enseignerait que la lecture des livres saints est une obligation du chrétien. Elle ne souffre pas qu'on dise qu'il existe un devoir qui ne serait pas accessible aux pauvres, aux simples et aux ignorants qui font la majeure partie du genre humain ; comment donc son esprit pourrait-il être de prodiguer, par les langues vulgaires, l'expression des mystères les plus profonds et les plus incompréhensibles, aux oreilles de ces pauvres, de ces simples, de ces ignorants, si souvent exposés à de dangereuses erreurs, précisément parce que les lumières leur manquent ?
Que la foi soit vive dans le cœur des simples fidèles, que leurs yeux soient attentifs au langage des cérémonies, que des pensées vaines ou terrestres ne viennent pas troubler l'action de l'Esprit-Saint dans leurs âmes ; leur oreille entendra, par la bouche du prêtre, les accents d'une langue étrangère, mais leur cœur aura tout compris. Est-ce dans nos églises de ville, où chacun des assistants est à même de suppléer, par des traductions de la messe, à la connaissance de la langue sacrée, ou dans ces rustiques paroisses de campagne si fréquentées encore dans les provinces éloignées de la capitale, que l'attitude des assistants est plus recueillie, le respect de la maison de Dieu mieux observé, les mystères de la foi mieux sentis ? Si le peuple fidèle peut vivre dans la foi et la charité de Jésus-Christ, sans le secours de l'Écriture sainte en langue vulgaire, il peut donc, à plus forte raison, suppléer à l'intelligence immédiate de la langue liturgique.
En outre, la Liturgie étant, selon la belle expression de Bossuet, le principal instrument de la Tradition (États d'Oraison, livre VI, pag. 208, édit. de Lebel, tom. V.), il importe que ses formules soient anciennes, et par ce moyen inviolables. Or le propre des langues vivantes est de varier et de se transformer sans cesse. La langue des livres liturgiques doit être en dehors de ces mouvements, produit du génie mobile et de la fusion des peuples ; la conservation des vérités que ces livres contiennent en dépend. L'Église n'a-t-elle pas été obligée de recourir à une langue morte pour formuler ses décisions dans les matières de foi, et si elle ne l'a pu faire, aux premiers siècles, parce que les langues grecque et latine étaient encore vivantes, quels troubles n'enfanta pas dans la société chrétienne la facilité avec laquelle le vulgaire se trouvait à même de juger de la propriété des termes employés par les conciles dans leurs décisions ? La Liturgie est une confession de foi permanente qui doit être placée au-dessus des caprices de la multitude, et c'est avoir écarté de grands dangers pour la foi que d'avoir soustrait ses formules à l'examen indiscret du vulgaire.
Ajoutons que la Liturgie est le lien d'association des peuples chrétiens. Ils forment une société, parce qu'ils sont unis par la participation aux mêmes mystères, aux mêmes sacrements ; la conséquence est qu'une même langue doit, autant qu'il est possible, servir d'expression à leurs manifestations religieuses. Les Églises qui pratiquent la même Liturgie ont toujours vécu dans une fraternité plus étroite. Cette fraternité est due à la communauté des formules ; elle est due d'abord à l'identité de la langue liturgique. Les Églises qui gardent la Liturgie romaine sont toutes unies à la Chaire de Saint-Pierre ; dans l'Orient, celles qui observent les Liturgies grecque, syrienne, copte, etc., non seulement ne sont pas unies au Siège apostolique, mais elles ne forment pas corps entre elles. Dans l'Occident au contraire, l'ancienne Église gallicane et l'Église gothique d'Espagne autrefois, les Églises du rite ambrosien aujourd'hui, les Églises de France qui se sont donné des liturgies au XVIIIe siècle, ont conservé l'union avec le Siège apostolique ; mais la langue latine les protégeait toutes ; avec la diversité des formules, le lien a été moins étroit, mais la fraternité du langage les a maintenues dans la chrétienté latine.
Nous avons fait voir ailleurs les redoutables conséquences de la diversité des Liturgies entre l'Orient et l'Occident ; une même langue liturgique avec Rome eût sauvé du schisme, il y a quelques années, plusieurs millions de catholiques soumis à l'autocrate de Russie. Le royaume de Pologne toujours vivace, toujours répugnant à une odieuse fusion, toujours redouté par ses oppresseurs, personne ne l'ignore, a dû sa vitalité à sa qualité de royaume latin. Or c'est uniquement par la Liturgie qu'il est latin, et cette circonstance, en dépit des usages et de la langue slaves, a suffi pour maintenir sa glorieuse nationalité, et pour déconcerter jusqu'ici tous les stratagèmes et tous les ressorts d'une politique perfide et cruelle.
Cette communauté de langue qui triomphe des races en unissant les peuples, est donc fondée sur les livres liturgiques. Par eux, l'idée d'un centre unique, d'une origine commune pénètre et se maintient dans la mémoire des peuples ; il n'est plus de distances, plus de frontières.
Fût-il exilé ou captif chez une nation ennemie, le chrétien retrouve sa patrie avec tous ses souvenirs, jusque dans une terre étrangère. Voilà pourquoi la Liturgie, comme nous le verrons bientôt, ne parla d'abord que les trois langues sacrées qui représentaient par leur étendue la portion choisie du genre humain. Celles qui vinrent ensuite par une dégénération du principe, ne sont qu'en petit nombre, et leur inauguration a peu servi au développement de la communauté chrétienne. Mais entre les trois langues, il en est une qui domine les deux autres, par l'étendue de ses conquêtes ; c'est la langue latine. La Liturgie la rendit le lien des peuples civilisés, l'instrument de la fraternité des nations. La réforme du XVIe siècle conspira contre cette unité sublime en réclamant l'usage des langues vulgaires dans le service divin, et l'humanité se ressentira longtemps des suites de cette scission violente et maladroite
De plus longs développements de cette vaste question ne sont pas de notre sujet ; il nous suffit de les avoir indiqués.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES