Clément XIV, Franciscain conventuel, accéda aux vœux de son ordre, en approuvant les offices réformés qu'on lui présenta.
Les frères prêcheurs que Dieu donna à son Église par le ministère de saint Dominique, quelques années avant les frères mineurs, méritent une place distinguée dans les annales de la Liturgie. Fondés en France et bientôt établis à Paris par saint Louis, dans leur illustre couvent de la rue Saint-Jacques, d'où ils ont pris le nom de jacobins, leurs usages liturgiques, auxquels ils sont demeurés fidèles, nous font connaître ceux des Églises de France et particulièrement de l'Église de Paris, au XIIIe siècle. Pour la messe, ils ont gardé plusieurs rites et prières dont la plupart se retrouvent dans les missels français du XIIIe au XVe siècle : le texte du missel est d'ailleurs le romain pur, sauf quelques légères différences. Quant au bréviaire, il fut rédigé dans le couvent de la rue Saint-Jacques, en 1253, par Humbert de Romans, qui fut depuis général de l'ordre. A l'exception des fêtes d'ordre, et de quelques rites peu nombreux, tout ce qui, dans ce bréviaire, paraît surajouté au romain, se retrouve dans l'ancien parisien : c'est ce qui rend ce bréviaire infiniment curieux, surtout depuis que l'Église de Paris a abjuré la messe de ses traditions.
Les offices des saints de l'ordre, au bréviaire dominicain, sont formés en totalité d'une prose mesurée et rimée, comme ceux des frères mineurs ; mais l'accent de triomphe, la pompe du langage qui en font le principal caractère, contrastent d'une manière caractéristique avec la simplicité naïve des offices franciscains. Il faut dire, de plus, à la louange de l'ordre dominicain, qu'il a su défendre son bréviaire des tentatives de l'esprit d'innovation, et qu'il est le seul qui, dans ces derniers temps, ait conservé l'inspiration liturgique dans les compositions que les fêtes de ses nouveaux saints ont exigées. Les offices de saint Pie V, de sainte Rose de Lima, de saint Louis Bertrand, de sainte Catherine de Ricci, sont aussi parfaitement dans la couleur du XIIIe siècle, que les plus anciens du Répertoire dominicain. L'office du saint Rosaire, rédigé dans ces dernières années, montre que cet ordre illustre n'a point perdu ses traditions ; seulement, on regrette de ne plus retrouver en entier, dans la nouvelle édition du bréviaire dominicain, qui est de 1834, l'admirable office de tous les Saints de l'ordre, qu'on lisait dans les éditions précédentes. On a malheureusement changé plusieurs antiennes et huit leçons, inspirées par ce noble esprit de corps, qui doit animer tous les ordres religieux, mais qui est si bien à sa place dans cette fête qui leur est commune à tous et qui est destinée à célébrer toutes les faveurs dont Dieu les a honorés, tous les grands hommes qu'ils ont produits.
Le bréviaire des carmes offre aussi beaucoup de rapports avec le bréviaire romain-parisien. Il est vrai que ces religieux ont prétendu que leur office était celui de l'Église latine de Jérusalem, qu'ils avaient reçu de saint Albert, leur restaurateur, et qu'ils avaient apporté avec eux, en passant en Occident. Mais cet office, pour avoir été celui de Jérusalem, n'en était pas moins d'origine française. Guillaume de Tyr rapporte expressément que Godefroy de Bouillon, instituant le rite latin dans l'église du Saint Sépulcre, établit l'office divin et les cérémonies, comme dans les grandes églises de France, et nomma chantre de la basilique, Anselme, chanoine de Paris.
Les trinitaires, les augustins, les religieux de Sainte-Croix et plusieurs autres corps fondés vers la même époque, ont pareillement fait l'office, pendant plusieurs siècles, suivant l'usage de Paris.
On comprendra aisément, d'après tous ces faits, l'extension donnée à la Liturgie romaine-française, bien au-delà des limites du royaume. Les instituts que nous venons de nommer, et qui, joints aux ordres de Cîteaux et de Prémontré, s'étendirent avec tant de rapidité, achevèrent de faire connaître à l'Europe les beaux chants que la France avait ajoutés aux mélodies grégoriennes ; de toutes parts on les adopta, et ils se marièrent aisément au bréviaire réformé de saint Grégoire VII et des frères mineurs. Chaque Église puisa avec plus ou moins d'abondance à cette source féconde, et l'on vit, ce qui ne s'est jamais reproduit depuis, les nations qui avaient mis en commun les trésors de la foi et de l'unité, cimenter cette merveilleuse union par un échange de cantiques religieux. Mais on ne saurait trop le dire, la France eut la principale part dans la suprématie des chants ; il lui fut donné de compléter l'œuvre de saint Grégoire, et si, depuis, elle a oublié cette gloire, elle pourra, quand elle voudra, consulter les livres liturgiques des Églises étrangères, ou ceux encore des ordres religieux qu'elle a expulsés de son sein ; elle y retrouvera les douces mélodies que ses évêques, ses moines et ses rois, composaient pour l'Europe entière, durant le XIe et le XIIe siècle.
C'est ici le lieu de parler plus en détail de la propagation de la Liturgie romaine-française. Nous venons de la voir établie, suivant l'usage de Paris, dans l'Eglise de Jérusalem, par Godefroy de Bouillon. Elle l'avait été, auparavant, en Sicile, par les princes normands, comme d'anciens manuscrits liturgiques en font foi. Les ducs d'Anjou l'y maintinrent, ainsi que le prouvent des missels et bréviaires contemporains de leur domination sur cette île ; et, ce qui est plus remarquable, il existe encore plusieurs missels imprimés à Venise, dans la première moitié du XVIe siècle, qui portent ce titre : Missale Gallicanum juxta usum Messanensis Ecclesiœ, et un bréviaire de 1512, également imprimé à Venise, et intitulé : Breviarium Gallicanum ad usum Ecclesiarum Sicularum.
La bulle de saint Pie V, dont nous parlerons bientôt, put seule déraciner de cette contrée les usages liturgiques que nos armes y avaient introduits, et qui survécurent, comme l'on voit, à la domination française.
Nous retrouvons encore ailleurs la liturgie parisienne. Des monuments positifs nous apprennent que les grands maîtres français de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem l'instituèrent jusque dans les Églises de Rhodes et de Malte. Saint Louis, dans ses voyages d'outre-mer, la faisait célébrer devant lui avec toute la pompe dans les cérémonies et toute l'exactitude dans les chants que comportait la commodité plus ou moins grande de ses divers campements.
L'estime que nos anciens rois faisaient de cette Liturgie les avait portés à en étendre l'usage à plusieurs lieux du royaume, en dehors même des limites du diocèse de Paris. D'abord, en quelque endroit qu'ils se trouvassent, ils faisaient célébrer devant eux, suivant l'ordre de ce rite observé minutieusement, et ne se contentaient pas des Liturgies des autres Églises qui mêlaient leurs usages à ceux de Paris. En outre, le bréviaire de cette Église était le seul que l'on pût suivre dans les saintes chapelles, du Palais, de Vincennes, de Dijon, de Champigny au diocèse de Chartres, de Châteaudun, et généralement dans toutes celles des châteaux royaux. Il faut ajouter encore à ce compte, les églises royales de Bourges, de Bourbon, du Gué-de-Maulny ou de Saint-Pierre-la-Cour, au Mans, de Saint-Clément de Compiègne, de Saint-Firmat de Mortain, au diocèse d'Avranches. Grancolas, à qui nous empruntons cette précieuse énumération, nomme encore plusieurs églises de la ville et du vicariat de Pontoise, comme la collégiale et les paroisses de Saint-André, de Saint-Maclou et de Saint-Pierre ; et enfin les paroisses d'Annery, de Nivelières, de Génicourt, d'Osny et de Pizeux, qui dépendaient du chapitre de Saint-Mellon.
Nous verrons plus loin comment la Liturgie de Paris fut ôtée de la chapelle du roi, pour y faire place aux livres contenant l'office romain dans toute sa pureté.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XII : RÉVISION DE L'OFFICE ROMAIN PAR LES FRANCISCAINS. — BREVIAIRE DES DOMINICAINS, DES CARMES, ETC. — OFFICE DU SAINT SACREMENT.— CARACTERE DU CHANT ECCLÉSIASTIQUE, AU XIIIe SIÈCLE. — AUTEURS LITURGISTES DE CETTE ÉPOQUE.