INSTITUTIONS LITURGIQUES : la piété des Rois

Nous verrons plus loin comment la Liturgie de Paris fut ôtée de la chapelle du roi, pour y faire place aux livres contenant l'office romain dans toute sa pureté.

 

 Ce genre de détails nous amène naturellement à parler de la piété des rois à l'époque que nous décrivons, et à raconter les actes de leur zèle pour la Liturgie. A la tête des souverains du XIIIe siècle qui se sont montrés les plus dévots pour les saints offices, nous devons placer le plus dévot d'entre eux, saint Louis, d'héroïque mémoire. On peut dire que l'histoire de ce grand prince, sous le rapport de sa piété, n'a point encore été écrite : nous emprunterons à l'un de ses biographes contemporains quelques traits propres à le montrer sous le point de vue qui nous occupe.

 

Geoffroy de Beaulieu, qui fut le confesseur de saint Louis, rapporte, entre autres choses, que ce pieux roi observa, pendant quelque temps, la coutume de se lever à minuit ; s'étant ainsi arraché au sommeil, il chantait matines avec ses chapelains et restait ensuite en prière autant de temps qu'il savait que les mêmes matines avaient coutume de durer dans l'église cathédrale. Ces longues veilles devenant préjudiciables à sa santé, il prit le parti de se lever de manière à pouvoir entendre bientôt prime, la messe et les autres heures, sitôt qu'on aurait achevé le chant des matines. Il faisait assister les princes ses enfants, dès leur jeunesse, à toutes les heures canoniales. Après complies, on chantait l'antienne à la sainte Vierge, usage qui fut adopté depuis dans le reste de l'Église, et tout se terminait par l'aspersion de l'eau bénite. Il obligeait en outre ses fils à réciter en particulier le petit office de la sainte Vierge.

 

Pendant la navigation pour la croisade, il avait obtenu la permission de faire porter l'Eucharistie sur son vaisseau. Il y faisait chanter les heures canoniales, et la messe même : on omettait seulement le Canon ; mais les prêtres et les ministres étaient revêtus de leurs ornements sacrés. Nous voudrions pouvoir suivre le royal chevalier dans la visite des saints lieux et raconter avec quelle ferveur il faisait célébrer les sacrés mystères dans les lieux mêmes où ils se sont accomplis. Nous nous contenterons de citer un seul trait du récit de Geoffroy de Beaulieu. Il raconte comment le saint roi célébra la fête de l'Annonciation à Nazareth, et dit ces paroles : "Combien dévotement il se comporta en ce lieu, combien solennellement et glorieusement il y fit célébrer vêpres, matines, la messe et les autres offices d'une si auguste solennité ! Ceux-là peuvent en témoigner qui y furent présents ; et, certes, plusieurs ont pu dire en toute vérité, que depuis le jour auquel le Fils de Dieu, dans ce même lieu, prit chair de la glorieuse Vierge, jamais si solennel ni si dévot office n'y fut accompli."

 

Le glorieux contemporain de saint Louis, roi et chevalier comme lui, saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon, ne fut pas moins zélé pour les divins offices. Rodrigue rapporte en détail les actions de sa piété ; comment il assistait à toutes les heures du jour et de la nuit, même dans ses campagnes ; comment il chantait avec les clercs les divins cantiques, et ne dédaignait pas de remplir lui-même quelquefois l'office de chantre.

 

Parlerons-nous de cet autre brillant chevalier, Richard Cœur de Lion, qui remplit l'Orient et l'Occident du bruit de sa gloire ? Les chroniques d'Angleterre nous disent comment il se levait chaque jour de grand matin pour chercher d'abord le royaume de Dieu et sa justice ; comment il se rendait à l'Église et n'en sortait point qu'il n'eût entendu tout l'office ecclésiastique.

 

Henri III, l'un de ses successeurs, entendait tous les jours trois messes en note, c'est-à-dire en plain-chant, outre les messes basses auxquelles il avait assisté. Saint Louis l'ayant exhorté à employer au moins une partie de ce temps à écouter des prédications, le pieux roi d'Angleterre lui fit cette admirable réponse qui peint si bien la tendre piété du moyen âge : "J'aime encore mieux voir plus souvent celui que j'aime, que d'entendre seulement parler de lui."

 

Tels étaient encore au XIIIe siècle les rois de la catholicité. Comment les peuples n'auraient-ils pas eu une ineffable intelligence des choses de la vie mystique, quand un Louis IX et un Richard Ier, par exemple, princes si différents d'ailleurs, se réunissaient dans l'amour passionné des chants et de la prière liturgique, et passaient chaque jour de longues heures à vivre d'une vie de foi et d'amour des choses célestes ? Mais, après le XIIIe siècle, cette génération de princes qu'on appelait liturgistes, et dont la série commence à Pépin et à Charlemagne, se brise tout à coup. Philippe le Bel avait bien autre chose à faire que de chanter des répons : les Pierre Flotte et les Guillaume de Nogaret lui semblaient recrues plus avantageuses que les frères prêcheurs et les frères mineurs de son aïeul.

 

Le XIIIe siècle fut le théâtre d'un événement liturgique d'une si haute portée, que, depuis, un semblable ne s'est pas encore reproduit. Nous voulons parler de l'institution de la fête du saint Sacrement ; car les fêtes universelles établies dans la suite par le Siège apostolique ne sont point d'un degré aussi élevé, n'ont point d'octave, et n'emportent point l'obligation de cesser les œuvres serviles. On peut donc dire que c'est à l'époque que nous racontons dans le présent chapitre, que l'année chrétienne a reçu son complément, au moins pour les grandes lignes du calendrier.

 

Cette solennité, si chère à toute la catholicité, fut établie pour être un solennel témoignage de la foi de l'Église dans l'auguste mystère de l'Eucharistie. L'hérésie de Bérenger, dès le XIe siècle, avait rendu nécessaire une nouvelle protestation liturgique en faveur de l'antique croyance : le rite de l'élévation de l'hostie et du calice, pour être adorés par le peuple, immédiatement après la s consécration, avait été promptement institué et s'était répandu en tous lieux. Au XIIIe siècle, de nouvelles attaques se préparaient contre ce dogme capital d'une religion fondée sur le mystère du Verbe incarné pour s'unir à la nature humaine. Déjà les précurseurs des sacramentaires avaient paru ; les Vaudois, les Albigeois, préparaient la voie à Wicleff, à Jean Huss, précurseurs eux-mêmes de Luther et de Calvin. Il était temps que l'Église fit entendre sa grande voix : la fête du saint Sacrement fut donc décrétée par Urbain IV, en 1264, avec des circonstances merveilleuses qui seront racontées ailleurs: et, non seulement une solennité du premier ordre fut ajoutée aux anciennes fêtes instituées par les Apôtres, mais une procession splendide, dans laquelle on porterait le Corps du Seigneur, ne tarda pas à être adjointe aux antiques processions du dimanche des Rameaux et des Rogations.

 

Pour célébrer un si grand mystère, il était nécessaire qu'un nouvel office fût composé qui répondît a l'enthousiasme de l'Église et à la grandeur du sujet. La Liturgie ne manqua point dans cette circonstance à l'attente du peuple chrétien, et l'office du saint Sacrement est un monument tellement imposant, que les novateurs du dernier siècle, qui ont renversé la Liturgie antique pour en créer une autre de fond en comble à l'usage des Églises de France, ont jugé à propos d'en conserver plusieurs parties, alors même qu'ils déchiraient sans pitié les offices que tout le reste de la chrétienté latine, moins l'Eglise de Milan, emploie dans la célébration des mystères de Noël, de Pâques, de l'Ascension et de la Pentecôte.

 

Mais il est arrivé au sujet de l'office du saint Sacrement, ce qui arrive à l'égard de tous les grands monuments, objets de l'amour des peuples ; une sorte de mystère en a voilé l'origine. On a disputé pour en connaître le véritable auteur. Personne, il est vrai, n'a jamais douté que le docteur angélique, saint Thomas d'Aquin, n'y eût eu la part principale ; mais, en rédigeant cet office, n'avait-il point sous les yeux celui qui était déjà en usage dans l'Eglise de Liège, où la fête du saint Sacrement avait commencé ? C'est ce que les monuments du XIIIe siècle ne nous ont point éclairci suffisamment : bien qu'il soit rendu indubitable, par tous les témoignages de l'histoire, que saint Thomas fut chargé, par Urbain IV, de rédiger pour l'Église universelle l'office de cette nouvelle fête.

 

Ce qui frappe principalement dans cet office, tel qu'il est sorti des mains de saint Thomas, c'est la forme majestueusement scolastique qu'il présente. Chacun des répons de matines est composé de deux sentences, tirées l'une de l'Ancien, et l'autre du Nouveau Testament, qui rendent ainsi témoignage conforme sur le grand mystère qui fait l'objet de la solennité. Cette idée, qui a quelque chose de grandiose, a été inconnue à saint Grégoire et aux autres auteurs de l'ancienne Liturgie ; et on doit convenir qu'autant elle est puérile et forcée dans les nouveaux bréviaires qui en font une règle générale, autant elle est belle et solide, si on ne l'applique qu'avec mesure et dans de grandes occasions.

 

Le même génie méthodique du XIIIe siècle paraît dans la prose Lauda, Sion, œuvre étonnante qui est incontestablement de saint Thomas. C'est là que la haute puissance d'une scolastique, non décharnée et tronquée, comme aujourd'hui, mais complète comme au moyen-âge, a su plier sans effort au rythme et aux allures de la langue latine, l'exposé fidèle, précis, d'un dogme aussi abstrait pour le théologien, que doux et nourrissant au cœur du fidèle. Quelle majesté dans l'ouverture de ce poème sublime ! quelle précision délicate dans l'exposé de la foi de l'Église ! et avec quelle grâce, quel naturel sont rappelées, dans la conclusion, les figures de l'ancienne loi qui annonçaient le Pain des anges, l'Agneau pascal et la Manne ! Enfin, quelle ineffable conclusion dans cette prière majestueuse et tendre au divin Pasteur qui nourrit ses brebis de sa propre chair, et dont nous sommes ici-bas les commensaux, en attendant le jour éternel où nous deviendrons ses cohéritiers ! Ainsi se vérifie ce que nous avons dit plus haut, que tout sentiment d'ordre se résout nécessairement en harmonie. Saint Thomas, le plus parfait des scolastiques du XIIIe siècle, s'en est trouvé par-là même le poète le plus sublime.

 

Nous avons encore une production du même temps, et dont l'appréciation doit être la même; c'est la séquence Dies irœ. On n'est pas d'accord sur le nom du poète inspiré qui dota la chrétienté de ce cantique si tendre et si sombre qui, sans doute, accompagnera l'Église, en ce dernier jour dont les terreurs y sont si lamentablement exprimées ; mais quelle majesté, quelle onction, quel rythme digne d'un si redoutable sujet ! On se sent porté à croire qu'une assistance spéciale de l'Esprit-Saint a dû conduire les auteurs du Dies irœ et du Lauda, Sion, et leur découvrir les accents célestes qui seuls étaient en harmonie avec de pareils objets.

 

Si, maintenant, nous en venons à considérer le chant lui-même dont ces incomparables poèmes sont revêtus et encore embellis, nous sommes forcés de reconnaître qu'aucun siècle n'a surpassé le XIIIe dans l'art de rendre les passions de la Liturgie, avec les ressources en apparence si bornées du chant ecclésiastique. Nous ferons une seule remarque : c'est que le XIIIe siècle a réussi principalement dans les séquences, plutôt que dans les répons et autres pièces en prose. Ceci tient aux observations que nous avons faites au chapitre XI. Les compositeurs du moyen âge étaient plus à l'aise, dans ces morceaux qu'ils pouvaient traiter en suivant le génie national, que dans les pièces sans rythme, que les réminiscences de la musique grecque, appliquées par saint Grégoire, ont revêtues d'ailleurs de tant de majesté. Déjà, un fait antérieur à l'office, du saint Sacrement avait attesté cette faculté musicale au XIIe siècle ; le beau chant de la prose d'Abailard, Mittit ad Virginem, n'était déjà plus de la famille des anciennes séquences. Il ne se peut rien voir de plus tendre et de plus mystiquement joyeux. Nous avons dit que ce chant appartient à la France, comme les paroles sur lesquelles il a été mis. L'Italie nous a, en revanche, donné le Lauda, Sion, et le Dies irœ; quant aux répons, antiennes, et autres pièces de l'office du saint Sacrement, la France et la Belgique les ont fournis.

 

On ne peut rien voir, sans doute, de plus remarquablement mélodieux que ces répons et ces antiennes; mais, pour être juste, il faut ajouter qu'elles ne sont rien moins qu'originales. Nous surprendrons même plus d'un lecteur en disant que toutes, ou presque toutes les pièces en prose de l'office du saint Sacrement ne sont que les pastiches de morceaux plus anciens, et presque tous du XIe et du XIIe siècle. Ainsi, le répons Homo quidam est pris sur Virgo flagellatur de sainte Catherine ; Immolabit, sur Te Sanctum Deum des saints Anges ; Comedetis, de Stirps Jesse de la Nativité de la sainte Vierge ; Unus Panis, de Ex ejus tumba de saint Nicolas ; Misit me, de Verbum caro du jour de Noël ; l'antienne O quam suavis, est calquée sur O Christi pietas de saint Nicolas, etc.

 

La messe, si belle et si mélodieuse, n'est pas plus originale. L'introït Cibavit appartient, en propre, au Lundi de la Pentecôte ; le graduel Oculi omnium, au vingtième dimanche après cette fête ; l'offertoire Sacerdotes est pris sur Confirma hoc, et la communion Quotiescumque sur Factus est repente, pièces qui appartiennent toutes deux à la messe du jour de la Pentecôte. Ce n'est pas tout ; plusieurs de ces pièces présentent, dans la composition, d'énormes contresens avec les paroles ; par exemple, les antiennes O quam suavis est ; Sapientia ; O Sacrum convivium, etc. ; ce qui donne lieu de penser qu'elles ont été traitées par des compositeurs habiles dans la mélodie des sons, mais ignorants de la langue latine. De cette double observation, il est permis de conclure que le XIIIe siècle, si divinement inspiré dans les compositions rythmiques, dédaigna de s'exercer sur les morceaux en prose, et ne fit guère d'autres frais que de transporter sur des paroles nouvelles des motifs déjà connus ; travail presque matériel, et que des musiciens illettrés pouvaient remplir.

 

S'il est permis de rechercher les analogies que présentent les vicissitudes du chant ecclésiastique, au moyen âge, avec la marche de l'architecture religieuse, qui a toujours suivi les destinées de la Liturgie dont elle fait une si grande partie et comme l'encadrement, nous soumettrons à nos lecteurs les considérations suivantes. Le Xe et le XIe siècle enfantèrent des pièces de chant graves, sévères et mélancoliques, comme ces voûtes sombres et mystérieuses que jeta sur nos cathédrales le style roman, surtout à l'époque de cette réédification générale qui marqua les premières années du XIe siècle. Ainsi, on retrouve encore la forme grégorienne dans les répons du roi Robert, comme la basilique est encore visible sous les arcs byzantins du même temps.

 

Le XIIe siècle, époque de transition, que nous appellerions, dans l'architecture, le roman fleuri et tendant à l'ogive, a ses délicieux offices de saint Nicolas et de sainte Catherine, la séquence d'Abailard, où la phrase grégorienne s'efface par degrés pour laisser place à une mélodie rêveuse.

 

DOM GUÉRANGER

INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XII : RÉVISION DE L'OFFICE ROMAIN PAR LES FRANCISCAINS. — BREVIAIRE DES DOMINICAINS, DES CARMES, ETC. — OFFICE DU SAINT SACREMENT.— CARACTERE DU CHANT ECCLÉSIASTIQUE, AU XIIIe SIÈCLE. — AUTEURS LITURGISTES DE CETTE ÉPOQUE.

 

Psalter of St Louis

Psalter of St Louis, Bibliothèque Nationale, Paris

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