Cependant la ville étant entièrement occupée, et les ennemis dispersés ou mis à mort, après que le premier tumulte fut un peu apaisé, les princes se réunirent sans déposer leurs armes, et donnèrent les ordres convenables pour pourvoir d'abord à la sûreté générale ; ils placèrent des gardes à chaque tour, et désignèrent des hommes honnêtes et sûrs pour veiller à l'entrée de toutes les portes, jusqu'à ce qu'ils eussent pu se réunir en conseil pour délibérer et arrêter d'un commun accord leur résolution sur le choix de celui d'entre eux qui serait chargé de commander dans la ville, de prendre soin des affaires publiques, et de décider toutes choses par le libre exercice de ses volontés ; car on redoutait encore avec juste raison les entreprises des ennemis répandus dans tout le pays, et l'on avait toujours lieu de craindre qu'ils ne dirigeassent contre la ville quelque attaque imprévue.
Après ces premières dispositions les princes déposèrent leurs armes, changèrent de vêtements, purifièrent leurs mains, et, marchant pieds nus, le coeur rempli d'humilité et de contrition, ils se mirent en devoir de visiter les lieux vénérables que le Sauveur du monde voulut illustrer et sanctifier par sa présence : tous s'avancèrent avec la plus grande dévotion, poussant des gémissements, versant des larmes, embrassant tous les objets de leurs pieux hommages et élevant vers le ciel leurs profonds soupirs. Ils visitèrent particulièrement l'église de la passion et de la résurrection du Seigneur.
Le clergé et tout le peuple fidèle qui, pendant tant d'années, avaient porté le joug cruel d'une injuste servitude, rendant grâce au Rédempteur de la liberté qu'ils recouvraient et portant les croix et les images protectrices des saints, allèrent à la rencontre des princes et les introduisirent dans l'église en chantant, des hymnes et des cantiques sacrés. C'était le spectacle le plus agréable, et qui inspirait une félicité toute céleste, de voir avec quelle dévotion, avec quelle pieuse ferveur et quel empressement le peuple fidèle s'approchait des lieux saints. Les transports d'une joie divine remplissaient l'âme de tous ceux qui venaient, embrasser ces lieux, pleins du souvenir des dons célestes du Seigneur. On ne voyait de toutes parts que des larmes, on n'entendait que des soupirs, non de ceux qu'arrachent à l'homme la douleur et l'anxiété de l'âme, mais tels qu'une fervente dévotion et les pures joies intérieures les excitent dans le coeur des mortels en présence du Seigneur offert en holocauste. Dans l'église même, aussi bien que dans tous les quartiers de la ville, le peuple, rendant grâces à l'Éternel, poussait des cris de réjouissance qui semblaient s'élever jusqu'aux cieux, en sorte qu'on pouvait leur appliquer ces paroles du roi prophète : Les cris d'allégresse et du salut se font entendre dans les tentes des justes.
Tous, embrasés de pieuses pensées, se livraient dans toute la ville à des oeuvres de miséricorde. Ceux-ci confessaient devant le Seigneur les actions qu'ils déploraient et faisaient voeu de n'en plus commettre de semblables ; ceux-là répandaient tout ce qu'ils possédaient avec la plus grande libéralité et le donnaient aux vieillards infirmes et indigents, estimant que c'était pour eux le comble de la richesse et une faveur suffisante que celle qui leur avait été accordée par le ciel de voir enfin ce jour bienheureux ; d'autres, fléchissant les genoux, suffoqués par leurs soupirs et leurs profonds sanglots, parcouraient tous les saints lieux, inondant la terre de leurs larmes, comme celui dont il a été dit : Mes yeux ont répandu des ruisseaux de larmes.
Enfin il serait difficile de dire à quel degré était exaltée la sainte dévotion du peuple fidèle. Tous cherchaient à l'envi à se surpasser les uns les autres, tous s'adonnaient exclusivement à des oeuvres de piété, se souvenant des bienfaits du ciel et ayant sans cesse sous les yeux cette grâce toute divine qui avait daigné les récompenser à la suite de leurs longues fatigues. Quel cœur, eut-il été de fer ou du diamant le plus dur, ne se fût senti amolli au moment où il lui était enfin permis de recueillir le digne fruit d'un tel pèlerinage, et de recevoir le prix de ses fatigues ? Ceux dont l'âme était plus élevée y trouvaient le gage et comme les arrhes de ces rétributions de la vie future par lesquelles le Seigneur a promis de récompenser les saints ; ils croyaient fermement que cette concession des biens présents les devait confirmer dans leur espérance des biens futurs, et que, par leur pèlerinage vers la Jérusalem d'ici-bas, ils arriveraient à la Jérusalem dans laquelle on entre en participation avec le Seigneur.
Pendant le même temps les évêques et les prêtres, consommant le sacrifice dans les églises, priaient pour le peuple et rendaient grâce à Dieu des bienfaits qu'il en avait reçus.
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES, BnF - Gallica
Coupole du Saint Sépulcre