Après avoir terminé leurs prières et visité les lieux saints avec toute la ferveur de leur dévotion, les princes, voulant prévenir l'infection de l'air par les cadavres répandus de toutes parts, crurent devoir prendre soin, avant tout, de faire nettoyer la ville et l'enceinte même du temple. Les citoyens qui étaient échappés à la mort et qu'on avait chargés de fers, reçurent ordre d'y travailler; mais comme il parut impossible qu'ils pussent suffire seuls à une aussi grande affaire, on proposa aux pauvres de l'armée de recevoir une solde journalière et de s'employer sans retard à la même opération.
Les princes, après avoir fait cet arrangement, allèrent se loger dans les maisons que leurs serviteurs leur avaient fait préparer dans cet intervalle. Ils trouvèrent la ville remplie de toutes sortes de commodités et de richesses, et tous, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, commencèrent à vivre dans l'abondance. Toutes les maisons dont les Croisés avaient pris possession de vive force étaient remplies d'or et d'argent, de pierreries et de vêtements précieux, de grains, de vin et d'huile, et l'on y trouvait aussi de l’eau, dont la disette s'était fait sentir si cruellement aux Chrétiens durant tout le temps du siège. Aussi ceux qui s'étaient approprié ces maisons avaient non seulement de quoi suffire à tous leurs besoins, mais pouvaient encore fournir les secours de la charité à leurs frères indigents.
Dès le second et le troisième jour de l'occupation de Jérusalem, on vit abonder sur le marché public des marchandises et des denrées de toute espèce ; les pèlerins les achetaient à de bonnes conditions, et le menu peuple même avait en grande quantité tout ce qui lui était nécessaire. Tous, solennisant ces heureuses journées et se livrant à la joie, ne s'occupaient qu’à réparer leurs forces par le repos et une bonne nourriture ; ils en avaient grand besoin; en en jouissant ils admiraient la générosité et la bonté de Dieu, et conservaient présent à leur pensée le souvenir des bienfaits dont le Seigneur daignait les combler.
Afin de mieux perpétuer la mémoire d'un si grand événement, les princes arrêtèrent d'un commun accord une résolution, qui fut en outre sanctionnée par les vœux et l'approbation de tous les fidèles. Ils décidèrent que ce jour serait à jamais solennisé et célébré entre les autres jours célèbres ; qu'on rapporterait, à la louange et à la gloire du nom chrétien, tout ce que les prophètes avaient annoncé à l'occasion de cet événement, dans leur prévoyance de l'avenir, et qu'en outre ce jour serait consacré à intercéder éternellement auprès du Seigneur pour les âmes de ceux dont les louables efforts, dignes de la bienveillance de tout chrétien, avaient enfin obtenu la liberté de la ville agréable à Dieu, berceau de l'antique foi.
Pendant ce temps ceux des assiégés. qui s'étaient retirés dans la citadelle de David, pour échapper au fer de leurs ennemis, ayant reconnu que les Croisés s'étaient emparés de toute la ville, et qu'eux-mêmes ne pourraient soutenir un siège, adressèrent des propositions au comte de Toulouse qui s'était logé dans le quartier le plus voisin de la citadelle, et en obtinrent la permission de sortir librement de la ville avec leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qu'ils avaient pu emporter, et de se rendre en sûreté à Ascalon ; à ces conditions, ils lui remirent le fort.
Vers le même temps, ceux qui avaient été chargés du soin de nettoyer la ville s'y employèrent avec un zèle extrême ; ils firent brûler une partie des cadavres, et en ensevelirent d'autres aussi bien que le permit l'urgence de la nécessité. En peu de jours la ville fut complètement dégagée, et reparut propre comme elle l'avait été auparavant. Dès lors le peuple se porta plus librement vers les lieux saints ; on le vit se répandre dans les rues et sur les places, et tous purent se livrer en plein air au plaisir de s'entretenir les uns avec les autres.
La cité de Jérusalem fut prise l'an de grâce 1099, le quinzième jour de juillet, le sixième jour de la semaine et vers la neuvième heure du jour, trois ans après que le peuple fidèle eut entrepris ce long et difficile pèlerinage. Le pape Urbain II occupait alors le siège de la sainte église romaine ; l'empire des Romains était gouverné par Henri IV ; le seigneur Philippe régnait en France, et l'empereur Alexis portait le sceptre chez les Grecs.
Au devant des armées chrétiennes avait marché la miséricorde du Seigneur, auquel soient honneur et glorieux aux siècles des siècles !
Amen !
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES, BnF - Gallica
Jérusalem vue du Mont des Oliviers