Les légions du duc de Lorraine et des comtes de Flandre et de Normandie, marchant sous la protection du Seigneur, étaient parvenues à lasser leurs ennemis, et comme ils résistaient déjà avec moins de vigueur, les Croisés avaient détruit les ouvrages avancés, comblé les fossés et s'étaient établis sans autre obstacle au pied même des remparts : déjà les assiégés n'osaient plus les inquiéter que de loin en loin, à la faveur des lucarnes dont ils s'abritaient. Ceux des soldats chrétiens qui étaient enfermés dans la tour mobile reçurent du duc l'ordre de mettre le feu à un matelas plein de foin et à des sacs remplis de paille, et bientôt le souffle du vent du nord porta une épaisse fumée du côté de la ville. A mesure qu'elle augmentait, ceux dont c'était le devoir de défendre les murailles, ne pouvant plus ouvrir ni la bouche ni les yeux, hébétés et perdant toute présence d'esprit au milieu de ces noirs tourbillons, se virent bientôt forcés de quitter le poste qu'ils occupaient. Dès que le duc se fut assuré de leur retraite, il ordonna en toute hâte d'apporter les poutres qu'on avait prises sur les ennemis, en fit appliquer l'une des extrémités sur la machine, l'autre sur les remparts, et fit aussitôt après abaisser la partie mobile de sa tour : elle fut appuyée sans retard sur les deux poutres et présenta ainsi la surface d'un pont, devenu par ce moyen suffisamment solide. Les instruments que les ennemis avaient voulu employer pour leur défense, se trouvèrent dès lors dirigés contre eux-mêmes. Après avoir ainsi présidé à l'établissement de son pont, l'illustre Godefroi y passa le premier et entra le premier dans la ville, suivi de son frère Eustache, et encourageant tous les autres à marcher sur ses traces.
Après eux s'avancèrent deux hommes nobles, Ludolf et Gislebert, frères de mère, guerriers dignes d'être à jamais célèbres, et qui étaient nés dans la ville de Tournai : ils furent suivis par un nombreux détachement de cavaliers et de fantassins, autant que la machine avait pu en contenir, et que le pont leur permettait de passer. Les ennemis, aussitôt qu'ils, virent les murailles occupées par les Croisés et le duc la tête de ses soldats, se retirèrent de leurs tours et de leurs remparts, et allèrent se réfugier dans les défilés des rues. En même temps les Croisés, voyant le duc et la plupart des nobles maîtres des tours, sans se donner le temps d'entrer dans la machine et de passer par le même chemin, dressent â l'envi contre les murailles toutes les échelles dont ils peuvent poser ; ils en avaient un grand nombre, car on avait publié dans tout le camp un ordre portant que tous les cavaliers eussent à en faire une, de deux à deux ; et tous en ce moment, obéissant avec empressement à l'appel de Godefroi, s'élancent sur les remparts et se réunissent à ceux qui y étaient déjà arrivés. Immédiatement à la suite du duc de Lorraine, on avait vu marcher successivement le comte de Flandre et le duc de Normandie, le valeureux Tancrède, homme illustre et recommandable en tout point ; Hugues l'ancien, comte de Saint-Paul, Baudouin du Bourg, Gaston de Béziers, Girard de Roussillon, Thomas de Féli, Conan le Breton, Raimbaud, comte d'Orange, Louis de Mouson, Conon de Montaigu et Lambert son fils, et plusieurs autres dont les noms nous sont échappés. Aussitôt que le duc les vit tous arrivés sains et saufs, il envoya quelques uns d'entre eux à la porte du nord, dite aujourd'hui porte de Saint-Étienne, avec une bonne escorte, leur donnant l'ordre de l'ouvrir et de faire entrer le peuple qui attendait en dehors. Ils y allèrent en effet en toute hâte, ouvrirent la porte, et la foule des assiégeants se précipita pêle-mêle et sans ordre.
C'était le sixième jour de la semaine et la neuvième heure du jour. Il semble que ce moment fut choisi par Dieu même, puisqu'à pareil jour et à pareille heure que le Seigneur avait souffert dans la même ville pour le salut du monde, le peuple fidèle, combattant pour la gloire du Sauveur, voyait s'accomplir heureusement l'oeuvre de ses espérances. Le même jour le premier homme avait été formé ; le même jour le second homme avait été livré : la mort pour le salut du premier. Aussi était-il convenable que ceux qui se portaient ses disciples et les membres de son corps triomphassent en son nom de ses ennemis.
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES, BnF - Gallica
Prise de Jérusalem par les Croisés, 15 juillet 1099, Godefroy de Bouillon rendant grâce à Dieu en présence de Pierre L'Ermite, Emile Signol, Réunion des musées nationaux