Nous verrons plus loin la suite des efforts que firent les Pontifes romains pour l'amélioration de la musique à l'époque de la grande réforme catholique.
Cette réforme catholique fut précédée, comme l'on sait, de plusieurs tentatives infructueuses, mais qui attestaient le malaise qu'on éprouvait de toutes parts. Les audacieuses ordonnances de Constance et de Bâle, pour la réformation de l'Église dans son Chef et dans ses membres, comme on parlait alors, rencontrèrent dans les Pontifes romains la résistance qu'elles devaient rencontrer, et Eugène IV, Nicolas V et Pie II, seront à jamais bénis pour n'avoir pas tenu compte des insolentes fulminations qui furent lancées de leur temps contre la Chaire de Saint-Pierre. Toutefois, les successeurs de ces immortels Pontifes ayant dégénéré de leur vertu, après Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, on vit Jules II et Léon X, qui pourtant n'étaient pas de la race des hommes par lesquels devait être sauvé Israël, entreprendre l'œuvre de la réformation. Le cinquième concile de Latran, et les bulles qui l'accompagnent, sont un monument de ce zèle auquel il ne manqua que la persévérance pour opérer des fruits durables.
La Liturgie sembla dès lors un objet fait pour attirer l'attention des réformateurs apostoliques ; mais comme le malheur de ces temps était qu'on n'apercevait pas toute la grandeur de la plaie à guérir, il arriva aussi que, faute de maturité dans les jugements, on ne se préoccupa guère que de la forme extérieure qui, en effet, était vicieuse. Mais le moment était mal choisi pour décider sur la forme la meilleure, alors que Rome subissait les influences de cette littérature profane que l'étude trop exclusive des classiques grecs et latins avait enfantée. La première pensée de corriger la Liturgie vint à Léon X, au moment où la cour romaine était peuplée de poètes et de prosateurs dont le goût ne pouvait supporter la barbarie du latin ecclésiastique. Celui-ci désignait le Dieu des chrétiens sous le nom de Numen, la vierge Marie sous celui d’Alma Parens ; celui-là récitait ses Heures en grec ou en hébreu ; tel autre avait suspendu la lecture des Épîtres de saint Paul, dans la crainte de compromettre la pureté de son goût.
On trouva donc que le principal défaut de la Liturgie était l'incorrection du style, et, sans se préoccuper des droits que l'antiquité donne aux formules sacrées, sans songer que le respect de cette vénérable antiquité exigeait simplement qu'on élaguât les additions et interpolations indiscrètes, on crut, dans ce siècle de poésie, que la principale chose à réformer tout d'abord était l’Hymnaire. Mais veut-on savoir comment on s'y prit ? Le génie du catholicisme, dans tous les temps, a été d'améliorer, de compléter, de réformer ; la destruction violente d'usages suivis durant des siècles, et la substitution soudaine de formes toutes nouvelles aux anciennes est sans exemple dans ses annales. C'est pourtant ce qui serait arrivé si la Providence eût permis que le projet de Léon X réussi. Ce pontife donna ordre à Zacharie Ferreri de Vicence, évêque de la Guarda, de composer un recueil d'hymnes pour toutes les fêtes de l'année, et d'y employer un style qui fût digne de la littérature du XVIe siècle. Le prélat mit tous ses soins à cette œuvre ; mais Léon X, enlevé par la mort, ne put jouir par lui-même du fruit des travaux de Ferreri. L'ouvrage ne vit le jour que sous Clément VII, successeur de Léon X, et, comme lui, grand amateur de l'ingénieuse antiquité.
En 1515, on vit paraître à Rome le recueil tant attendu ; il portait ce titre magnifique que nous transcrivons en entier, attendu que l'ouvrage est devenu rare : Zachariœ Ferrerii Vicentini, Pont. Gardien. Hymni novi ecclesiastici, juxta veram metri et latinitatis normam a beatissimo Patre Clémente VII, Pont. Max. ut in divinis quisque eis uti possit approbati, et novis Ludovici Vicentini, ac Lautitii. Perusini characteribus in lucem traditi. Sanctum ac necessarium opus.
Breviarium Ecclesiasticum ab eodem Zacharia longe brevius et facilius redditum et ab omni errore purgatum prope diem exibit.
A la fin du volume, on lit ces paroles : Impressum hoc divinum opus Romœ, in œdibus Ludovici Vicentini et Lautitii Perusini, non sine privilegio. Kal. Febru. MDXXV.
L'ouvrage lui-même répond parfaitement à une si fastueuse annonce. Les hymnes qu'il contient sont telles qu'on avait droit de les attendre du siècle et de l'auteur. Tout y est nouveau. Les mystères de la naissance, de la passion, de la résurrection du Sauveur ; ceux de la Pentecôte, du saint Sacrement ; les fêtes de la sainte Vierge et des saints ; tout, en un mot, y est splendidement célébré dans des odes qui n'ont rien de commun pour la forme, ni pour l'expression, avec les antiques hymnes de saint Ambroise, de Prudence et des autres poètes de l'Église catholique. En revanche, on y trouve, dans la plus incroyable naïveté, toutes les images et les allusions aux croyances et aux usages païens qu'on pourrait rencontrer dans Horace. Nous ne citerons qu'un seul trait : Ferreri ayant à raconter l'élection de saint Grégoire à la papauté, dit naïvement que les Flamines le choisirent pour Pontife souverain. Toutefois, pour être juste, il faut dire aussi que plusieurs de ces hymnes sont simples et belles, par exemple, celle des Apôtres, Gaudete, mundi principes ; celle en l'honneur de la sainte Vierge : O noctis illustratio. Dans un grand nombre d'autres, les figures tirées de l'Écriture sainte, souvent empruntés aux traditions catholiques sur les saints, leurs actions et leurs attributs, jettent un certain charme sur ces compositions, en dépit de la forme trop servilement imitée des œuvres d'une littérature païenne. En un mot, telles qu'elles sont, ces hymnes sont certainement préférables à la plupart de celles qui ornent les modernes bréviaires de France, et parce qu'elles sont au fond l'œuvre d'une inspiration forte et pure qui se reconnaît encore à travers le masque de la diction classique, et, surtout, parce qu'elles ont été approuvées par le Saint-Siège qui, s'il a, plus tard, révoqué cette sanction, ne l'eût du moins jamais donnée, si ces hymnes n'eussent renfermé une doctrine pure.
Par un bref du 11 décembre 1515, Clément VII approuva les hymnes de Ferreri. Voici les paroles remarquables du Pontife : " L'évêque Ferreri, afin d'accroître la splendeur du culte divin, ayant récemment composé pour sa consolation spirituelle, et pour celle des fidèles chrétiens et principalement des prêtres lettrés, plusieurs hymnes d'une vraie mesure pour le sens et la latinité, lesquelles sont destinées aux diverses fêtes du Dieu tout-puissant, de Marie toujours vierge, de plusieurs saints, et aussi pour tout le cercle de l'année ; et après les avoir réunies dans un seul volume, et soumises à l'approbation de plusieurs hommes doctes et même de quelques-uns de nos cardinaux de la sainte Église romaine, les ayant dédiées et offertes à Nous et au Siège apostolique ; Nous, sachant qu'il est écrit parmi les paroles saintes, que le fruit des travaux excellents est plein de gloire, et voulant que tant de soins n'aient pas été dépensés inutilement, mais, au contraire, que leur produit paraisse en lumière et serve pour l'avantage commun et l'utilité spirituelle de tous, spécialement des chrétiens lettrés ; de notre propre mouvement et de notre science certaine, Nous concédons et mandons d'autorité apostolique, par la teneur des présentes, que tout fidèle, même prêtre, puisse user de ces hymnes, même dans les offices divins."
Ainsi, par cette mesure, unique jusqu'alors, il était permis à tout ecclésiastique de se servir en particulier d'une forme liturgique qui n'était point universelle ; le choix des prières à réciter, au moins dans une certaine proportion, était livré à la volonté de chacun ; à des maux publics il était apporté un remède privé. C'était donc encore là un de ces palliatifs qui ne réformaient rien et qui n'appelaient que plus haut la grande et solide réformation du Concile de Trente, et des Pontifes qui en interprétèrent et en appliquèrent si énergiquement les décrets.
On a dû remarquer sur le titre de l’Hymnaire de Ferreri, l'annonce d'un nouveau bréviaire élaboré par le même, et qui est recommandé comme devant paraître sous une forme abrégée, plus simplifiée que l'ancien, et devant être exempt de toute erreur. C'est qu'en effet, il ne suffisait pas de donner un nouveau recueil d'hymnes, si le fond de l'office lui-même avait besoin de réforme. Toutefois on conviendra que c'est une singulière idée de mettre en évidence, comme la première des recommandations, la brièveté du bréviaire expurgé qu'on veut substituer à l'ancien. La longueur des prières du divin service ne peut pas être mise au rang des abus, au même titre que les interpolations de faits apocryphes qui pouvaient s'y être glissées. Mais tel était l'esprit général, durant la première moitié du XVIe siècle. On sentait qu'il y avait quelque chose à faire, et, pour le découvrir, on tâtonnait, on cherchait bien loin ce qu'on avait sous la main. Saint Pie V fit autrement. Ferreri étant mort, sans avoir pu donner son bréviaire abrégé, Clément VII chargea de l'exécution de ce projet le cardinal François Quignonez, connu sous le nom de cardinal de Sainte-Croix, parce qu'il était titulaire de Sainte-Croix en Jérusalem. Ce prélat qui était franciscain et avait été général de son ordre, s'occupa activement de remplir cette mission, et enfin, en 1535, il put présenter son travail à Paul III, successeur de Clément VII. Ce pape l'ayant approuvé, le bréviaire de Quignonez parut à Rome, sous ce titre : Breviarium Romanum ex sacra potissimum Scriptura et probatis sanctorum historiis collectum et concinnatum. Pour mettre le lecteur plus à même de juger cet ouvrage, nous traduirons ici une partie de l'épître dédicatoire à Paul III, que le cardinal a placée en tête de son bréviaire.
Quignonez expose d'abord les raisons pour lesquelles l'Église a fait un devoir aux clercs de réciter l'office canonial. Il en reconnaît trois. La première se tire de la consécration spéciale qui les lie au service de Dieu ; la seconde, du besoin qu'ils ont d'un secours contre les tentations du démon.
" La troisième, dit-il, est qu'étant appelés à être les précepteurs de la Religion, il est nécessaire qu'ils s'instruisent par la lecture journalière de la sainte Écriture et des histoires ecclésiastiques, et que, comme dit Paul, ils acquièrent une diction fidèle, conforme à la doctrine, devant être puissants pour exhorter dans une saine doctrine et pour reprendre ceux qui contredisent. Que si quelqu'un considère avec soin le mode de prière établi par la tradition des anciens, il verra clairement s'ils ont pris garde à toutes ces choses ; mais il est arrivé, je ne sais comment, par la négligence des hommes, que l'on a décliné peu à peu de ces très saintes institutions des anciens Pères.
" En effet, les livres de l'Écriture sainte, qui devaient être lus à des temps marqués de l'année, à peine sont-ils commencés dans l'Office, qu'on les interrompt. Nous citerons en exemple le livre de la Genèse qui commence dans la Septuagésime, et le livre d'Isaïe, dans l'Avent; à peine en lisons-nous quelques chapitres, et il en est de même des autres livres de l'Ancien Testament, que nous dégustons plutôt que nous ne les lisons.
" Quant aux Évangiles et autres Écritures du Nouveau Testament, on les a remplacés par d'autres choses qui n'y sont comparables ni pour l'utilité, ni pour la gravité, et qui, chaque jour, sont plutôt l'objet de l'agitation de la langue que de l'intention de l'âme. Des psaumes étaient destinés pour chaque jour de la semaine, la plupart du temps ils ne sont d'aucun usage ; seulement, il en est quelques-uns que l'on répète presque toute l'année.
" Les histoires des saints, placées dans les Leçons, sont écrites d'une manière si inculte et si négligée, qu'elles semblent n'avoir ni autorité, ni gravité.
" De plus, l'ordre et la manière de prier sont si compliqués et si difficiles, que, parfois, on mettra presque autant de temps à rechercher ce qui doit être lu qu'à le lire.
" Clément VII, souverain Pontife d'heureuse mémoire, ayant considéré ces choses et compris que, s'il était de sa charge de pourvoir à l'avantage de tous les chrétiens, il se devait principalement aux clercs, dont il se servait comme de ministres dans le sein du troupeau commis à sa garde, m'exhorta et me chargea, autant que le pouvaient comporter mes soins et ma diligence, de disposer les prières des Heures, en sorte que les difficultés et défauts dont je viens de parler étant retranchés, les clercs fussent engagés à la prière par l'attrait d'une plus grande facilité. J'acceptai volontiers cette commission, tant par obéissance au souverain Pasteur qui commandait une chose si convenable, que pour contribuer, suivant mes forces, au bien public. Ayant donc employé le concours de plusieurs de mes familiers, hommes prudents, habiles dans les saintes lettres et le droit canonique, autant que savants dans les langues grecque et latine, j'ai mis tous mes soins à remplir ma commission pour l'avantage et l'utilité publique ainsi qu'il suit.
" On a omis les antiennes, capitules, répons, beaucoup d'hymnes et beaucoup d'autres choses du même genre qui empêchaient la lecture de l'Écriture sainte ; en sorte que le bréviaire est composé des Psaumes, de l'Ecriture sainte de l'Ancien et du Nouveau Testament, et des histoires des saints que nous avons tirées d'auteurs grecs et latins, approuvés et graves, ayant eu soin de les orner d'un style un peu plus châtié, mais sans recherche. On a laissé celles des hymnes qui ont semblé avoir plus d'autorité et de gravité. Les Psaumes ont été distribués de façon qu'en retenant, autant qu'il a été possible, l'institution des anciens Pères, on les puisse tous lire, chaque semaine de l'année, savoir, trois à chaque heure, la longueur des uns étant ainsi compensée par la brièveté des autres ; ce qui fait que le travail de la récitation journalière est complètement le même pour toute la semaine comme pour toute l'année.
" Par suite des variations du temps pascal et des autres fêtes qu'on appelle mobiles, nous n'avons pu éviter entièrement de statuer quelques unes de ces règles dont auparavant le bréviaire était tellement rempli, qu'à peine la vie d'un homme suffisait pour les apprendre parfaitement ; mais nous les avons rendues si graves et si claires, qu'il est facile à chacun de les comprendre.
" Cette manière de prier a trois grands avantages. Le premier, que ceux qui s'en servent y acquièrent la connaissance des deux Testaments. Le second, que l'usage en est très expéditif, tant pour la grande simplicité de l'arrangement que pour une certaine brièveté. Le troisième, que les histoires des saints n'y présentent rien qui, comme auparavant, offense les oreilles graves et doctes.
" La différence entre ce bréviaire et celui dont nous avons usé précédemment est donc que, dans l'ancien, contrairement à la volonté des anciens Pères, qui voulaient qu'on lût, chaque année, presque toute l'Ecriture sainte, on lisait à peine une petite partie des livres ; tandis que dans le nôtre, tous les ans, on lit la grande et principale partie de l'Ancien Testament et tout le Nouveau, moins une partie de l'Apocalypse : on répète même les Épîtres et les Actes des Apôtres.
" Quoique nous ne nous soyons pas proposé la brièveté de l'office, mais la commodité de ceux qui récitent, nous espérons cependant avoir atteint l'une et l'autre. Les leçons sont plus longues dans ce bréviaire, il est vrai, mais il n'y en a jamais plus de trois ; tandis que, dans l'ancien, les Leçons sont au nombre de douze, avec autant de versets et de répons, si l'on compte l'office de la sainte Vierge. Que si quelques Psaumes, dans notre bréviaire, sont plus longs, dans l'autre on en lit chaque jour un beaucoup plus grand nombre, en comptant ceux qu'on répète.
" L'ordre que nous avons établi est très propre à ménager le temps et à soulager la fatigue. La première et la seconde Leçon sont disposées invariablement pour toute l'année, qu'il tombe une fête ou non. La seule différence de l'office d'une fête, d'un dimanche ou d'un jour de férié, est dans la variation de l'invitatoire, des hymnes à Matines et à Vêpres, de la troisième Leçon et de l'Oraison : le reste demeure toujours sous la même forme."
Telles étaient les intentions de Quignonez, tel avait été le but de Léon X, de Clément VII, de Paul III, savoir : de réformer l'office en l'abrégeant, et, pour ne point fronder les usages extérieurs de la Liturgie, d'introduire une distinction entre l'office célébré au chœur, et l'office récité en particulier. Au moyen d'une certaine variété dans les prières et les lectures, en évitant, autant que possible, les répétitions, en retranchant tout ce qui se rapporte à l'assemblée des fidèles, comme n'ayant plus de sens dans la récitation privée, on pensait ranimer le goût de la prière chez les clercs, et l'on ne voyait pas que c'était aux dépens de la Tradition ; que l'antique dépôt des prières liturgiques une fois altéré, ne tarderait pas à périr ; que cette forme d'office, inconnue à tous les siècles chrétiens, pénétrerait bientôt dans les Eglises, au grand scandale des peuples ; en un mot, que c'était une Réforme désastreuse que celle à laquelle on sacrifiait tout le passé de la Liturgie.
Si aujourd'hui nous nous permettons de juger aussi sévèrement une œuvre qui appartient à plusieurs Pontifes romains, puisqu'elle fut accomplie sous leur inspiration, ce n'est certes pas que nous ne soyons résolu toujours d'accepter comme le meilleur tout ce qui vient de la Chaire suprême sur laquelle Pierre vit et parle à jamais dans ses successeurs : mais il s'agit d'une œuvre qui ne reçut jamais des trois pontifes que nous venons de nommer, qu'une approbation domestique, qui ne fut jamais promulguée dans l'Église, et qui, plus tard, par l'acte souverain et formel d'un des plus grands et des plus saints papes des derniers temps, fut solennellement improuvée et abolie sans retour.
Le caractère de l'influence que le Siège apostolique exerça sur la publication du bréviaire de Quignonez, contraste avec tout ce qu'on a pu voir dans tous les siècles, avant ou après. Rome semble désirer qu'on embrasse cette forme d'office, et craindre, d'un autre côté, d'en faire une loi. On sent comme un état de passage qui doit durer jusqu'à ce que le pontife désigné de Dieu pour successeur des Léon, des Gélase, des Grégoire, dans l'œuvre liturgique, paraisse et réforme saintement le culte divin, comme parle l'Église.
En attendant, Paul III explique en ces termes ses intentions au sujet du bréviaire de Quignonez :
" Nous accordons à tous et à chacun des clercs ou prêtres séculiers seulement, qui voudront réciter cet office, de n'être plus tenus à la récitation de l'ancien office qui est maintenant en usage dans la Cour romaine ou dans toute autre Église ; mais ils seront censés avoir satisfait à la récitation de l'office et des heures canoniales, comme s'ils eussent récité l'ancien office, pourvu que chacun d'eux ait soin d'obtenir du Siège apostolique une licence spéciale pour ce pouvoir faire ; laquelle licence nous ordonnons devoir être expédiée par simple signature et sans autres frais."
Dans l'année même où il paraissait à Rome, en 1535, le bréviaire de Quignonez ayant pénétré en France, y fut l'objet d'une attaque vigoureuse et rudement motivée de la part des docteurs de l'Université de Paris. Il avait été déféré à la Faculté par le Parlement de Paris : nous extrairons quelques parties de la censure. Elle débute ainsi :
" Il faut d'abord remarquer que ledit bréviaire est en contradiction avec tous les autres bréviaires de quelque diocèse que ce soit, et particulièrement de l'Église romaine ; car tous les autres bréviaires renferment beaucoup de choses saintes, salutaires et propres à entretenir la piété et la dévotion des fidèles ; lesquelles choses ne se trouvent point dans ledit bréviaire ; tels sont, par exemple, les Heures de la sainte Vierge, les antiennes, les répons, les capitules, les homélies ou expositions des docteurs catholiques sur les Évangiles et autres Écritures, l'ordre et le nombre des Psaumes, le mode de les réciter dans l'Église, enfin l'ordre observé jusqu'ici dans l'Église dans la lecture des saintes Écritures, aux Matines, suivant la différence des temps. Ces institutions salutaires ayant été gardées dans les offices ecclésiastiques depuis l'origine de l'Église, pour ainsi dire, jusqu'à nos temps, on a droit de s'étonner en voyant que celui qui a fait ce nouveau bréviaire rejette toutes ces choses et décide qu'elles doivent être rejetées comme ne conduisant, dit-il, ni à la piété, ni à la connaissance de la sainte Écriture. A l'en croire, les antiennes, les répons et autres choses susnommées ne seraient d'aucune utilité dans l'Église, et on les devrait retrancher comme superflues et inutiles. Cependant cette doctrine est erronée et nullement conforme à cette piété qui est suivant la doctrine.
" Il nous a semblé aussi ne montrer point, en sa sagesse, une sobriété suffisante, quand on le voit préférer sans rougir son sentiment à lui seul aux décrets des anciens Pères, à l'usage commun et approuvé de l'Église, aux histoires les plus authentiques. Afin donc que tous connaissent combien est dangereuse et intolérable la publication de ce bréviaire, nous allons montrer d'abord qu'il n'est permis à personne de s'écarter des règlements antiques des Pères et des statuts universels de l'Église, lesquels ont pour but de soutenir la piété. En second lieu, qu'il faut garder le rite commun et approuvé de l'Église. De plus, que dans les choses dont il s'agit, l'Église ne s'écarte point des maximes professées dans les livres des docteurs de la foi. Enfin nous exposerons a les maux qui résultent de la curieuse nouveauté de ce bréviaire."
Les docteurs s'attachent ensuite à démontrer, avec l'érudition de leur temps, ces trois propositions et discutent en détail les divers reproches qu'ils font au bréviaire de Quignonez, rapportant les raisons de l'institution de toutes les particularités de l'office qu'il a cru pouvoir supprimer ; et, venant enfin aux inconvénients qui peuvent s'ensuivre de l'adoption de cette nouvelle forme liturgique, ils s'expriment ainsi :
" Enfin ce changement du bréviaire semble une chose dangereuse ; car il est à craindre que si on le recevait, on n'en vînt à changer de la même manière le missel et l'office de la Messe, et qu'on n'en ôtât des choses saintes et salutaires ; ce qui serait pour la destruction et non pour l'édification.
" Avec la même facilité on pourrait retrancher aussi les cérémonies et solennités, ainsi que les autres sacramentaux, comme sont les consécrations d'églises, d'autels, de calices, le chant ecclésiastique, les fêtes des saints, l'eau bénite, et beaucoup d'autres choses semblables : d'où l'on voit clairement quelle voie dangereuse est ouverte par ce changement de bréviaire et cette nouveauté.
" De plus ce serait un péril imminent et considérable, si, sous la signature d'un simple particulier, on en venait à abandonner l'usage commun jusqu'ici observe dans l'Église, en sorte que les églises cathédrales, collégiales et paroissiales, ayant accepté ce nouveau bréviaire, l'Église se trouvât en possession d'un office garanti uniquement par la signature dont nous parlons ; ce qui tournerait à grand scandale pour le peuple et entraînerait péril de sédition, desquels malheurs Dieu nous veuille garder."
Cette vigoureuse critique, si gravement motivée, tombait à la fois et sur Quignonez et sur l'autorité qui semblait l'avoir mis en avant. Le cardinal fit seul semblant de s'en apercevoir. Il introduisit dans son œuvre quelques changements presque imperceptibles ; mais ce qui dut surtout désarmer les docteurs, fut le ton significatif de simplicité avec lequel il s'exprima, l'année suivante, dans ja préface de sa nouvelle édition de 1536. Il s'adresse à Paul III, comme dans la première édition, et s'exprime ainsi :
" Le bréviaire romain, composé par nous, suivant le désir de Clément VII, ou plutôt ramené à la lecture plus abondante des saintes Écritures et à la forme primitive des saints Pères et des anciens conciles, enfin, publié par votre volonté, très saint Père, a été reçu et approuvé avec une si grande faveur de la plupart des hommes graves et doctes (ainsi que je l'ai remarqué), qu'ils n'y ont rien trouvé à changer. En même temps, j'ai connu que d'autres, graves et prudentes personnes, n'approuvant pas la forme de ce bréviaire, affirmaient qu'il y manquait plusieurs choses. Ce n'est pas que j'aie jamais douté que sur un si grand nombre de personnes, il ne s'en trouvât qui, ayant vieilli dans la pratique d'une forme différente de prières, n'auraient pas pour agréable notre travail, pensant qu'en aucune façon il ne pourrait être permis aux clercs de s'écarter de la coutume envieillie de prier. De plus, en publiant la première édition du bréviaire, nous n'avions pas eu intention de faire une sorte de promulgation de loi, mais plutôt d'ouvrir une délibération publique, à l'effet de recueillir le jugement de plusieurs, proposant ainsi le premier notre sentiment, et résolu de suivre le parti qui de tous semblerait le plus avantageux et le plus conforme à la religion et à la piété, suivant le jugement du plus grand nombre des hommes prudents et graves.
" C'est pourquoi, ayant pesé les avis que beaucoup nous ont adressés, les uns de vive voix, les autres par écrit, et voulant déférer aux avis de ceux qui ont semblé avoir fait preuve d'une prudence plus remarquable, nous avons volontiers ajouté certaines choses, changé quelques-unes, et revu avec soin tout l'ensemble, mais en retenant toujours la forme générale de ce bréviaire. Toutefois, puisque c'est une chose fondée sur la nature, que rien de ce qui est à l'usage des hommes, quelque légitime et raisonnable qu'il soit, s'il est nouveau, ne peut éviter de déplaire à quelques-uns, ce ne sera point une témérité de notre part si, dans cette seconde édition, nous expliquons avec un peu plus de soin et d'étendue le plan de tout notre travail que nous n'avions d'abord développé qu'en abrégé."
On voit que Quignonez ne dédaigne pas de se disculper devant la Faculté, et on a lieu d'être frappé de la naïveté avec laquelle il convient que son bréviaire est un livre comme un autre, destiné à subir la critique du public, sujet à la censure, œuvre toute humaine, en un mot, et qui ne pouvait avoir de vie dans l'Église éternelle. Moins de quarante ans suffirent à sa durée ; mais en attendant, la brièveté de cette forme d'office séduisit grand nombre de personnes. La Sorbonne elle-même, avec la légèreté dont son histoire offre tant de traits, souffrit que, sous ses yeux mêmes, une édition du bréviaire contre lequel elle avait tonné si fortement, s'imprimât à Paris, dès 1539. On en trouve encore trois autres publiées dans cette capitale, sans parler de dix, au moins, qui furent imprimées à Lyon, et dont la dernière est de 1557. Il y en a, en outre, un grand nombre d'autres publiées à Rome, à Venise, à Anvers ; ce qui fait que l'on trouve encore assez facilement aujourd'hui des exemplaires de ce fameux bréviaire, en différents formats.
Si le règne de cette étrange Liturgie eût été long, on l'eût vue remplacer en tous lieux l'ancienne forme des offices romains, et briser le lien qui unissait les siècles de l'antiquité aux âges modernes. En effet, du cabinet du bénéficier ce bréviaire s'était glissé jusque dans le choeur, et, pour ne parler que de l'Espagne, les cathédrales de Saragosse, de Tarragone, de Palencia, avaient renoncé à l'antique office pour inaugurer, aux yeux des peuples, une manière de prier que nul ne connaissait. Des troubles mêmes s'étaient élevés dans Saragosse à ce sujet, et le peuple, scandalisé, désertait l'église cathédrale pour aller entendre l'office des moines. C'est ce que nous apprenons d'un document précieux, manuscrit de la bibliothèque vaticane, indiqué par Montfaucon, et dont Arevalo a donné d'importants fragments dans sa dissertation spéciale sur le bréviaire de Quignonez. C'est une consultation d'un docteur espagnol nommé Jean de Arze, qui fut rédigée à Trente, durant la tenue du concile, en 1551, et qui porte ce titre : De novo breviario Romano tollendo consultatio.
Quelque facilité que l'on mît à permettre l'usage du bréviaire de Quignonez, facilité devenue si excessive, au rapport de Jean de Arze, que l'unique clause de l'induit qui s'accordait non plus seulement à Rome, mais dans les légations et les nonciatures, était que l'orateur fût capable de s'en servir, ut possit tali novo breviario uti ; néanmoins, on voit sur la consultation en question, que plusieurs personnes graves résistaient de tous leurs efforts à ce relâchement ; que des évêques s'opposaient vigoureusement à l'introduction de cette nouvelle forme dans les offices publics. Mais la plus imposante de toutes ces improbations est celle que donna saint François Xavier qui, au rapport de son biographe Tursellini, "fournit un grand exemple de religion au sujet de l'office divin, si l'on considère la licence de ces temps. On venait de publier un nouveau bréviaire à trois leçons, appelé le bréviaire de Sainte-Croix, et destiné au soulagement des gens occupés. On en avait dès le commencement concédé l'usage à François, à cause de ses travaux : mais il ne voulut jamais user de cette permission, malgré ses soins immenses et ses affaires si compliquées ; il récita constamment l'ancien bréviaire à neuf leçons, quoiqu'il fût beaucoup plus long."
Certes l'autorité de l'incomparable apôtre des Indes est d'un grand poids dans la question, et nous aimons à la rapprocher de celle non moins sainte, et plus grave encore, de Pie V et de tous ses successeurs sans exception. Au reste l'œuvre de Quignonez, outre les tristes fruits dont nous avons parlé, en eût produit, si elle eût duré, un plus lamentable encore. Le bréviaire abrégé enfanta un missel abrégé qui fut imprimé à Lyon, en 1550, et qui renfermait grand nombre de nouveautés des plus audacieuses.
Ainsi l'envie de simplifier l'office privé des ecclésiastiques avait donné naissance à un bréviaire par lequel était répudiée la forme antique des divins offices, par lequel le prêtre cessait d'être en communion avec les prières du chœur, et voilà qu'en suivant une pente toute naturelle, on était amené à défigurer le livre sacré qui renferme les rites du sacrifice, et dont la forme, si elle est maintenue pure et inviolable, est d'un si grand poids pour prouver, contre les sectaires, l'antiquité vénérable des mystères de l'autel.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIII, ALTÉRATION DE LA LITURGIE ET DU CHANT, DURANT LE XIVe ET LE XVe SIÈCLE. NECESSITE D'UNE REFORME. — LEON X. CLÉMENT VII. PAUL III. — FERRERI ET QUIGNONEZ. — BURCHARD ET PARIS DE GRASSI. — LITURGISTES DU XIVe ET DU XVe SIÈCLE
St Gregory the Great with Sts Ignatius and Francis Xavier by Guercino