Qu'enfin l'Église romaine fut dès lors le centre de la Liturgie, comme elle l'était de la foi ; en sorte que, même sous le point de vue qui nous occupe, on doit appliquer les solennelles paroles de saint Irénée, en son Troisième Livre Contre les hérésies : Ad hanc quippe Ecclesiam, propter potentiorem principalitatem, necesse est omnem convenire Ecclesiam, id est qui sunt undique fideles.
L'Église enfin sort pour jamais des cryptes qui, trop souvent, avaient couvert de leurs ombres la majesté de ses mystères. Elle étale au grand jour ces rites dont la pompe et la sainteté achèveront la victoire, que déjà l'auguste vérité de ses dogmes et la beauté de sa morale lui ont assurée sur le paganisme.
Suivant notre usage, nous recueillerons dans ce chapitre les faits généraux, qui donneront l'ensemble de l'époque liturgique que nous traitons. Or le caractère de cette époque est le triomphe ; c'est maintenant que s'accomplit la parole du Sauveur : Ce qui se disait à l'oreille, prêchez-le sur les toits (Matth. X, 27). Ces mystères cachés ou comprimés dans l'enceinte des temples éclatent au grand jour. La pompe et la richesse du culte, quelque splendides qu'elles fussent par les largesses des patriciens disciples du Christ, dépassent toute mesure du moment que les empereurs ont franchi le seuil de l'Église. De même que la foi, l'espérance des biens futurs, la charité fraternelle avaient fait jusqu'ici le lien intime des chrétiens par tout l'empire, désormais les formes liturgiques, devenues formes sociales, proclament leur puissante nationalité. "Que si, s'écrie Eusèbe, un seul temple situé dans une seule ville de Palestine fut un objet d'admiration, combien plus est merveilleux le nombre, la grandeur, la magnificence de tant d'églises de Dieu érigées dans tout l'univers I Les prophéties, dit-il ailleurs, sont véritablement accomplies, aujourd'hui que nous voyons des hommes décorés en cette vie de la dignité royale, confondus dans l'Église de Dieu avec les pauvres et le bas peuple."
De toutes parts, on relevait donc les églises démolies durant la persécution : on en édifiait de nouvelles par toute l'étendue de l'empire. La dédicace de ces temples s'accomplissait avec une splendeur toujours croissante ; les évêques s'y réunissaient en grand nombre, et le Père de l'histoire ecclésiastique nous a conservé dans des récits pleins d'enthousiasme la mémoire de ces augustes cérémonies.
La première dédicace d'église que nous rencontrons tout d'abord après la paix de Constantin, est celle de la basilique de Tyr, inaugurée vers l'an 315. Cette ville, qui avait pour évêque Paulin, avait vu périr son église durant la persécution de Dioclétien, et les païens s'étaient efforcés d'en défigurer jusqu'à l'emplacement, en y amassant toutes sortes d'immondices. On eût pu aisément trouver un autre lieu pour construire une église, lors de la paix rendue au christianisme ; mais l'évêque Paulin préféra faire nettoyer le premier emplacement et y jeter les fondements de la seconde basilique, afin de rendre plus sensible encore la victoire de l'Église ; et la gloire de ce second temple fut plus grande que celle du premier. Eusèbe fut chargé de prononcer l'homélie solennelle de la dédicace au milieu d'un peuple immense accouru pour prendre part à cette fête.
S'adressant d'abord aux évêques présents à la cérémonie, il commence ainsi : " Ô amis de Dieu et Pontifes, qui portez la sainte tunique et la couronne céleste de gloire, qui avez l'onction divine et la robe sacerdotale du Saint-Esprit ". Fleury lui-même a reconnu ici désignés clairement le costume pontifical et le diadème sacré dont les évêques usaient déjà, au moins dans la célébration des mystères ; et comme nous ne voyons à cette époque aucun règlement ecclésiastique pour fixer ces usages, nous devons en faire remonter l'institution à l'époque qui avait précédé, et durant laquelle nous en avons déjà rencontré plusieurs vestiges significatifs.
Il célèbre ensuite le triomphe que Dieu vient de donner à son peuple sur ses ennemis, et la force victorieuse qu'il a mise en son Christ, qui seul, par la puissance de son bras, a opéré un si merveilleux changement. Après quoi, il s'étend sur l'éloge de l'évêque Paulin qu'il compare tantôt à Beseléel, l'architecte du tabernacle mosaïque, tantôt à Zorobabel, le réparateur du temple. Mais ce qui nous intéresse davantage, c'est la description que fait Eusèbe de l'ensemble et des parties de la basilique avec le détail des mystères signifiés dans sa construction. Ce passage est important en ce qu'il nous révèle la forme des églises chrétiennes primitives, suivant notre remarque au chapitre précédent ; mais jusqu'ici nous ne voyons pas qu'il ait été cité, ou même connu de quelqu'un de ces innombrables parleurs d'architecture religieuse dont le pays regorge depuis quelques années, et qui nous étalent, avec une si grotesque suffisance, tout le luxe d'un savoir improvisé.
" Paulin, dans la réédification de son église, dit l'éloquent panégyriste, non content d'accroître l'emplacement primitif, en a fortifié l'enceinte comme d'un rempart au moyen d'un mur de clôture. Il a élevé son vaste et sublime portique vers les rayons du soleil levant ; voulant par là donner à ceux mêmes qui n'aperçoivent l'édifice que de loin, une idée des beautés qu'il renferme, et inviter par cet imposant spectacle ceux qui ne partagent pas notre foi à visiter l'enceinte sacrée.
" Toutefois, lorsque vous avez franchi le seuil du portique, il ne vous est pas licite encore d'avancer, avec des pieds impurs et souillés : entre le temple lui-même et le vestibule qui vous reçoit, un grand espace en carré s'étend, orné d'un péristyle que forment quatre galeries soutenues de colonnes. Les entrecolonnements sont garnis d'un treillis en bois qui s'élève à une hauteur modérée et convenable. Le milieu de cette cour d'entrée est resté à découvert, afin qu'on y puisse jouir de la vue du ciel et de l'éclatante lumière qu'y versent les rayons du soleil. C'est là que Paulin a placé les symboles de l'expiation, savoir les fontaines qui, situées tout en face de l'église, fournissent une eau pure et abondante, pour l'ablution, aux fidèles qui se préparent à entrer dans le sanctuaire. Telle est la première enceinte, propre à donner tout d'abord une idée de la beauté et de la régularité de l'édifice, et offrant en même temps une place convenable à ceux qui ont besoin de la première instruction.
" Au delà, plusieurs vestibules intérieurs préparent l'accès au temple lui-même, sur la façade duquel trois portes s'ouvrent tournées à l'orient. Celle du milieu, plus considérable que les deux autres, en hauteur et en largeur, est munie de battants d'airain avec des liaisons en fer et ornée de riches sculptures : les deux autres semblent deux nobles compagnes données à une reine. Au-delà des portes, s'étend l'église elle-même, présentant deux galeries latérales au-dessus desquelles ouvrent diverses fenêtres ornées de sculptures en bois du travail le plus délicat, et par lesquelles une abondante lumière tombe d'en haut sur tout a l'édifice.
" Quant à la décoration de cette demeure royale, Paulin a su y répandre une richesse, une opulence véritablement colossales. Je ne m'arrêterai donc point à décrire la longueur et la largeur de l'édifice, son éclat splendide, son étendue prodigieuse, la beauté rayonnante des chefs-d'œuvre qu'il renferme, son faîte arrivant jusqu'au ciel et formé d'une précieuse charpente de ces cèdres du Liban, dont les divins oracles ont célébré la louange, quand ils ont dit : Les bois du Seigneur, les cèdres du Liban seront dans la joie.
" Parlerai-je de l'habile et ingénieuse disposition de l'ouvrage entier, de l'excellente harmonie de toutes les parties, lorsque déjà ce que l'œil en contemple dépasse ce que l'oreille en pourrait ouïr. Après avoir établi l'ensemble de l'édifice, et dressé des trônes élevés pour ceux qui président, en même temps que des sièges de toutes parts pour les fidèles, Paulin a construit le Saint des Saints, l'autel, au milieu ; et pour rendre inaccessible ce lieu sacré, il en a défendu l'approche, en plaçant à distance un nouveau treillis en bois, mais si merveilleux dans l'art qui a présidé à son exécution, qu'à lui seul il offre un spectacle digne d'admiration à tous ceux qui le considèrent.
" Le pavé même de l'Église n'a point été négligé : le marbre décrit de riches compartiments. Sur les nefs latérales de la basilique ouvrent de très amples salles que Paulin, nouveau Salomon vraiment pacifique, a fait construire pour l'usage de ceux qui doivent recevoir l'expiation et la purgation par l'eau ou le Saint-Esprit."
Après ces détails de description dont nous n'offrons ici qu'une traduction libre et abrégée, l'évêque de Césarée se livre de nouveau aux transports de l'enthousiasme que lui inspire la délivrance de l'Église, figurée dans la splendeur du glorieux édifice élevé par la main de Paulin ; mais bientôt il rentre dans son sujet, et expose ainsi quelques-uns des mystères exprimés dans les formes de la construction du temple qu'il vient de décrire :
" Sans doute cet œuvre est merveilleux et au-dessus de toute admiration, si on en considère l'apparence extérieure ; mais bien autrement merveilleux est-il, si l'on s'élève jusqu'à son type spirituel, savoir l'édifice divin et raisonnable bâti par le Fils de Dieu dans notre âme, qu'il a choisie pour épouse et dont il a fait un temple à lui et à son Père. C'est ce Verbe divin qui a purgé vos âmes de leurs souillures, et qui les a confiées ensuite au pontife très sage et aimé de Dieu qui vous régit. C'est ce Pontife lui-même, tout entier au soin des âmes dont il a reçu la garde, qui ne cesse d'édifier jusqu'à ce jour, plaçant en chacun de vous l'or le plus brillant, l'argent le plus éprouvé, les pierres les plus précieuses, en sorte qu'il accomplit par ses œuvres sur vous, la mystérieuse prédiction qui porte ces paroles : Voici que j’ai préparé l’escarboucle pour tes murs, le saphir pour tes fondements, le jaspe pour tes remparts, le cristal pour tes portes, les pierres les plus recherchées pour ton enceinte extérieure : tous tes enfants sont instruits par Dieu même, tes fils sont dans la paix, toi-même es bâtie dans la justice. Donc, Paulin édifiant dans la justice, a disposé a dans un ordre harmonieux les diverses portions de son peuple, enserrant le tout d'une vaste muraille extérieure qui est la ferme foi.
" Il a distribué cette multitude infinie dans une proportion digne de la plus imposante structure. Aux uns il a confié le soin des portes et la charge d'introduire ceux qui veulent entrer ; ils forment ainsi comme un vestibule animé. D'autres se tiennent près des colonnes qui supportent la galerie quadrangulaire de la cour intérieure, parce qu'ils épellent encorel le sens littéral des quatre Évangiles. D'autres, qui sont les catéchumènes, ont leur place sous les galeries latérales du royal édifice, pour signifier qu'ils sont moins éloignés de la connaissance de ces mystères secrets qui font la a nourriture des fidèles. Quant à ceux-ci, dont les âmes sont immaculées et purifiées comme l'or, dans le divin lavoir, ils se tiennent soit auprès des colonnes de la nef principale qui, s'élevant à une hauteur supérieure à celles du portique, figurent les sens mystérieux et intimes des Écritures ; soit auprès des fenêtres qui répandent la lumière dans l'édifice.
" Le temple lui-même est décoré d'un simple et imposant vestibule, pour marquer la majesté adorable du Dieu unique ; les deux galeries latérales qui accompagnent l'édifice, expriment le Christ et le Saint-Esprit, double émanation de lumière : enfin, toute la doctrine de notre foi rayonne dans la basilique avec un éclat éblouissant. Les trônes, les siéges, les bancs placés dans ce temple sont les âmes dans lesquelles résident les dons qu'on vit un jour s'arrêter sur les apôtres en forme de langue de feu. D'abord le pontife qui préside est pour ainsi dire rempli du Christ : ceux qui siègent après lui (les prêtres), font éclater dans leurs personnes les dons du divin Esprit. Les bancs rappellent les âmes des fidèles sur lesquelles se reposent les anges confiés à la garde des élus. Enfin, l'autel lui-même unique, vaste, auguste, qu'est-il, sinon l'âme très pure du pasteur universel, de l'évêque, véritable Saint des Saints, dans lequel réside le Pontife suprême, Jésus, Fils unique de Dieu ?"
Nous avons enregistré ces paroles d'Eusèbe comme le point de départ des traditions écrites sur la construction des basiliques, portion si importante de la science liturgique. Toutes les églises bâties au quatrième siècle, tant en Orient qu'en Occident, nous apparaissent sous la forme si éloquemment décrite ci-dessus : ce qui prouve jusqu'à l'évidence que le type, pour être ainsi universel, était antérieur à la paix de Constantin. Les mystères cachés sous les détails de la construction, et si magnifiquement racontés par l'évêque de Césarée, étaient connus du peuple fidèle, à qui le langage des symboles était familier dans une religion qui sanctifiait toutes les parties de la création. Nous verrons cette symbolique s'enrichir encore dans l'Église d'Occident, jusqu'à l'époque où l'esprit positif de la Réforme, réagissant même sur les peuples catholiques, en vint à dicter des plans d'église muets et déshérités de tous les souvenirs de la tradition.
Quant aux rites au moyen desquels les temples étaient consacrés, au quatrième siècle, dans l'Église d'Orient, nous serions réduits à de pures conjectures, du moment que nous voudrions les reproduire. Il est hors de doute que le chant des psaumes et des hymnes y occupait une grande place ; que des oraisons de consécration, dans le style du reste de la Liturgie, devaient résumer la prière des pontifes et lui donner une plus grande force de sanctification ; que, dans ces occasions, les évêques paraissaient avec de riches habits pontificaux ; qu'enfin une dédicace était comme aujourd'hui un sublime spectacle de religion, destiné à graver, dans l'esprit et le cœur des peuples, un profond sentiment de la sainteté et de la majesté de cette demeure que le Seigneur daigne se choisir au milieu des hommes.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE V, DE LA LITURGIE, DANS L'ÉGLISE EN GÉNÉRAL, AU QUATRIEME SIÈCLE
View of the Colosseum and The Arch of Constantine by Antonio Joli