INSTITUTIONS LITURGIQUES : un coup d'œil rapide sur la chrétienté dans les premiers siècles

Mais rien n'arrête la marche de l'Évangile ; la prédication étend bientôt à d'autres peuples la bonne nouvelle du salut.

 

Saint Paul écrit aux Romains, vers l'an 58, que leur foi est célèbre dans le monde entier (Rom., 1, 8.) : quatre ans après, il écrit aux fidèles de Colosse : "L'Évangile a été annoncé dans tout le monde, où il fructifie et s'accroît, comme il le fait parmi vous" (Col., 1, 6.). Veut-on juger en détail du progrès ? Saint Irénée, au milieu du IIe siècle, énumère les Églises fondées chez les Germains et les Celtes, dans l’Egypte et la Libye (Adv. Hœreses, lib. I, cap. X.). Ailleurs, il parle de celles qui, en grand nombre, existent déjà chez les Barbares, et n'ont d'écritures que celles qui sont gravées dans leurs cœurs par l'Esprit-Saint, mais ne gardent pas avec moins de fidélité la tradition chrétienne (Adv. Hœreses lib. IV, cap.IV.). Tertullien, un demi-siècle plus tard, ajoute aux nations qui ont cru en Jésus-Christ, les Parthes, les Mèdes, les Arméniens, les Africains au delà de Cyrène, les Gétules, les Maures, l'Espagne, une partie de la Gaule, les Bretons, les Daces, les Scythes, et une multitude d'autres nations, provinces et îles (Adv. Judœos, cap. VII.).

 

Maintenant où sont les versions de l'Écriture à l'usage de toutes ces nations ? Nous en trouvons plusieurs, mais dans la langue grecque, entreprises dans le cours des trois premiers siècles ; saint Augustin nous atteste qu'il y en avait eu aussi plusieurs dans la langue latine, jusqu'à son temps, et témoigne en passant, que les langues en possession des oracles sacrés se réduisent encore à l'hébreu, au grec et au latin (De doctrina Christiana, lib. III, cap. XI.). Il y a eu de même plusieurs versions syriaques, comme le reconnaissent les exégètes. Le privilège des trois langues paraît ici dans tout son éclat ; mais il n'en est que plus évident que les peuples et les individus étrangers à ces trois langues ne lisaient pas l'Écriture sainte dans leur propre idiome.

 

Jetons un coup d'œil rapide sur la chrétienté dans les premiers siècles, nous sentirons mieux le grand principe des langues sacrées qui commence à se dégager de l'ensemble des faits que nous avons réunis jusqu'ici. En dehors des nations qui usaient des langues syriaque, grecque ou latine, nous consentons à placer l'Egypte, et nous allons constater volontiers l'existence d'une version des Écritures dans sa langue. Mais cette version n'appartient pas à la période des trois premiers siècles durant laquelle régnèrent seules les trois langues sacrées.

 

Personne n'ignore que depuis l'établissement de la langue grecque dans ce pays, par les successeurs d'Alexandre, elle y était très florissante et proprement vulgaire. C'est ce qui fait que saint Jérôme parlant des versions de l'Écriture, considère celles de la langue grecque comme spécialement propres à l'Egypte : "Alexandrie et l'Egypte, dit-il, reconnaissent Hésychius pour leur interprète des Septante". On sait que Hésychius avait fait une revision de cette version. Le saint docteur continue, et nous atteste, en passant, que la Syrie elle-même, encore au IVe siècle, usait beaucoup plus de la langue grecque que de la syriaque, dans la lecture des livres saints : "De Constantinople jusqu'à Antioche, on suit l'édition du martyr Lucien, qui, comme Hésychius, avait revu la version grecque. Les provinces intermédiaires se servent des exemplaires de Palestine, que Eusèbe et Pamphile ont publiés d'après les travaux d'Origène" (Proefat. in Lib. Paralipom.). Mais revenons à l'Egypte.

 

Quoique le grec y fût depuis plusieurs siècles la langue usuelle, la Thébaïde avait cependant retenu assez fidèlement son ancien langage, connu sous le nom de copte. Une version des Écritures fut rédigée d'assez bonne heure dans cet idiome. Vossius prétend toutefois qu'elle ne serait pas antérieure à l'invasion des Arabes, au VIIe siècle, parce qu'elle présente plusieurs éléments empruntés à leur langue. Le P. Kircher, au contraire, dont l'opinion est aujourd'hui reçue communément parmi les savants, la place vers le concile de Nicée, et s'appuie sur le témoignage d'un martyrologe copte, qui se conserve à Rome dans la bibliothèque du collège des Maronites. On lit sur ce manuscrit, en tête du mois Thot, que la principale occupation des moines était de traduire les livres saints, du grec, du chaldéen et de l'hébreu, dans leur langue propre, qui était le copte : d'où le savant jésuite conclut que la version copte serait l'ouvrage des moines. Or les moines n'ont fleuri dans la Thébaïde que dans le IVe siècle. D'un autre côté, l'Egypte avait été évangélisée par saint Marc, dès le premier siècle, et nous savons par saint Athanase, que saint Antoine naquit en Thébaïde de parents chrétiens, au IIIe siècle. La foi chrétienne était donc antérieure, dans ce pays, à l'existence de la version copte, dont, au reste, aucun des Pères du IVe siècle n'a parlé, avant saint Jérôme et saint Jean Chrysostome, tant son origine était récente, et sa propagation incertaine.

 

L'Église éthiopienne possède aussi sa version ; mais on ne saurait faire remonter cette version plus haut que le IVe siècle, puisque ce fut seulement dans ce siècle que saint Frumentius reçut mission de saint Athanase, pour aller évangéliser ce pays.

 

La version de l'Église arménienne fut faite sur les Septante, dans le Ve siècle. L'auteur en est connu, c'est Mesrob, auquel on attribue l'invention des caractères arméniens.

 

Les versions persane et arabe sont loin de contredire notre thèse ; on convient qu'elles ne remontent pas plus haut, la première que le IXe siècle, la seconde que le Xe. La plus célèbre version arabe est celle de Rabbi Saadia surnommé Gaon, qui, au dire des critiques les plus habiles, traduisit non pas sur le grec des Septante, comme on l'a affirmé souvent, mais sur l'hébreu et le syriaque. — Des auteurs espagnols prétendent que des versions de l'Écriture en langue arabe furent faites dans leur pays dès le VIIIe siècle, à l'intention des chrétiens mozarabes. Mariana atteste avoir vu manuscrite en plusieurs bibliothèques une version faite par Jean de Séville sur la Vulgate latine. On en conserve une autre dans la bibliothèque de l'Escurial, dont l'auteur est resté anonyme. Ces versions ne semblent pas avoir eu cours durant un long temps et elles n'empêchèrent pas la divulgation en Espagne de la version de Rabbi Saadia. Voir Mariana, Paul Esquinosa (Histor. Hispal., lib. VII, cap. III. ; Bibliothec. hisp. vetus, t. III).

 

Telles sont les versions de l'Écriture dans les langues orientales ; comme on le voit, elles sont loin de représenter la langue de tous les peuples d'Orient qui embrassèrent le christianisme.

 

Si nous passons en Occident, nous trouvons la fameuse version gothique d'Ulphilas, qui est d'une assez belle antiquité, puisqu'elle remonte au IVe siècle, vers l'an 376 ; encore n'était-elle pas complète, puisque son auteur avait omis, comme on sait, de traduire les livres des Rois.

 

Si on demande quelle était la version dont se servaient les Africains de la langue punique, nous sommes en mesure de conclure, de plusieurs passages de saint Augustin, que cette chrétienté si nombreuse et si florissante ne posséda jamais les livres saints dans sa langue (Opp., tom. II. Epist. LXXXIV. CCIX.). Aussi n'en a-t-il jamais été fait mention nulle part.

 

L'Espagne convertie de si bonne heure au christianisme, était partagée en plusieurs langues que la conquête des Romains n'éteignit pas, puisque, au VIIIe siècle, selon le rapport de Luitprand, on y parlait encore, outre le latin, l’ancienne langue espagnole, et les langues catabre, celtibérique, valentine et catalane (Chronicon, ad ann. DCCCXXVIII, pag. 37-2.). Il est certain que ces langues ne possédèrent jamais de version des Écritures. La plus ancienne, composée depuis la formation de la langue espagnole actuelle, ne remonte qu'au XVe siècle.

 

L'Eglise des Bretons, fondée dès le IIe siècle, n'eut jamais de version dans sa langue. L'Église des Anglo-Saxons que vint établir saint Augustin, à la fin du VIe siècle, attendit une traduction des psaumes jusqu'au VIIIe, et l'existence d'une version complète de l'Écriture par le vénérable Bède n'est rien moins que démontrée. Ussérius parle de versions qui auraient été faites par Eadfrid, évêque de Lindisfarne vers 710, et plus tard, par les ordres et les soins d'Alfred le Grand. Il affirme même que le roi Athelstan en fit composer une par des rabbins sur l'hébreu ; mais ces affirmations sont loin d'être démontrées. Peut-être même faut-il remonter jusqu'au XIIIe siècle pour trouver la première version anglaise qui renferme tous les livres saints (J.-B. Malou. La Lecture de la sainte Bible en langue vulgaire. tom. II, pag. 313-315.).

 

Au IXe siècle, Louis le Débonnaire fit composer en vers théotisques un poème contenant toute l'histoire de l'ancien Testament, pour l'usage de ses nombreux sujets qui parlaient cette langue. Ce poème n'était pas une version ; il omettait beaucoup de choses, et donnait l'explication des sens mystiques et des allégories de la Bible. Si quelques autres traductions plus ou moins libres de l'Écriture sainte furent faites vers la même époque dans cette langue, elles n'eurent jamais pour objet le corps entier des livres saints. Ce ne fut que bien plus tard que l'Allemagne posséda une version dans sa langue.

 

Il en fut de même pour la France. Jusqu'à la formation de la langue romane, il était impossible de songer à traduire les livres saints en langue vulgaire pour l'usage de nos pères, partagés qu'ils étaient entre les divers langages, celtique, gaulois, théotisque, limousin, aquitain, provençal et latin. Au XIIe siècle seulement, on voit poindre une version en langue française à l'usage de la secte des Albigeois (Le Long. Bibliotheca sacra, tom. I, pag. 314.). Pour avoir un texte complet en français, il faut arriver jusqu'au siècle de saint Louis.

 

Quant aux autres langues de l'Europe, elles ont attendu plus longtemps encore leur version des Écritures. Le flamand, le bohémien, le hongrois, (la version hongroise fut exécutée au commencement du XVe siècle, par Ladislas Bathory, de l'ordre des Ermites de Saint-Paul -voir Cuppon, Vindiciae vulgatœ latinœ editionis Bibliorum. Sect. IV, pag. 612.), l'allemand, l’italien, n'en ont pas joui avant le XVe siècle. Les langues danoises et suédoises furent plus privilégiées. Ussérius assure qu'il y eut une version de la Bible en suédois, dès le XIe siècle ; et le pieux dominicain Mathias, mort en 1352, traduisit toutes les saintes Écritures en suédois (A. Theiner. La Suède et le Saint-Siège, tom. I, traduction de M. Cohen, pag. 140.). Durant toute la longue période antérieure à la publication tardive de ces différentes versions, appelées, du reste, pour la plupart à une obscurité complète, la Vulgate latine régnait seule dans les Églises de l'Europe, depuis leur fondation.

 

Il faut cependant excepter les Églises de la langue slavonne. Leur version fut faite, au IXe siècle, par les saints moines Cyrille et Methodius, pour l'usage des Slavons-Moraves, et elle a cela de remarquable qu'elle remonte à l'époque même de l'établissement de la foi chrétienne dans cette contrée par ces deux apôtres. Par là encore elle forme exception à toutes les autres de l'Occident, qui n'ont vu le jour, dans chaque pays, que postérieurement à l'établissement du christianisme, et souvent bien des siècles après.

 

De tout ceci on doit conclure que si les trois langues sacrées ont été les seules dépositaires des saintes Écritures, pendant la première période du christianisme, comme nous l'avons prouvé, les autres langues n'ont été admises que successivement, et souvent très tard à cet honneur. Rarement l'Église a favorisé ces versions ; souvent elles ont dû leur existence ou leur propagation à des hérétiques. Ainsi, il y a de fortes raisons de penser que l'Église arménienne se servait de la version syriaque dans les commencements, et qu'elle n'accepta celle de Mesrob, au moins dans la Liturgie, qu'après être tombée dans les erreurs du monophysisme (Honoré de Sainte-Marie. Réflexions sur les règles et sur l'usage, la critique, tom. III, pag. 311-313.). Ulphilas, auteur de la version gothique, était arien, ainsi que toute la nation des Goths. Il est probable que la version copte ne fut inaugurée dans les Églises de la haute Egypte qu'après l'envahissement de toute cette contrée par l'hérésie eutychienne. La première version en langue française, au XIIe siècle, nous apparaît comme un produit de l'hérésie des Albigeois.

 

Le principe des langues sacrées demeure donc reconnu pour ce qui touche les versions de l'Écriture sainte. Ces versions, réduites d'abord aux trois langues principales qui représentent le progrès primitif du christianisme, puisqu'elles sont celles des peuples auxquels il fut d'abord annoncé, ne se multiplient que lentement, et quelques-unes seulement, la copte, l'éthiopienne, l'arménienne, la slavonne, obtiennent l'honneur d'être lues dans l'église ; les autres sont destinées à l'usage privé des fidèles, quand toutefois elles ne sont pas l'œuvre des hérétiques.

 

Ce point une fois établi, pour ce qui touche à l'Écriture sainte, on doit comprendre aisément que la Liturgie devait nécessairement et par les mêmes motifs prétendre au privilège des langues sacrées.

 

DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES

 

Évangéliaire, XIIe s. Roger de Helmarshausen, Bénédictin de l'Abbaye de Stavelot

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article