Une dédicace était comme aujourd'hui un sublime spectacle de religion, destiné à graver, dans l'esprit et le cœur des peuples, un profond sentiment de la sainteté et de la majesté de cette demeure que le Seigneur daigne se choisir au milieu des hommes.
Dans l'Occident, les traditions de l'Église romaine nous apprennent que le pape saint Silvestre institua et régla en détail, dès le quatrième siècle, les rites que nous pratiquons aujourd'hui dans la dédicace des églises et des autels.
Ce pontife eut les plus magnifiques occasions de les pratiquer dans l'inauguration des basiliques fondées à Rome par la munificence de Constantin. Cet empereur bâtit, en son palais de Latran, une église qu'il dédia sous le titre du Sauveur, et qui maintenant, connue sous le nom de Saint-Jean-de-Latran, est devenue le siège du Pontife romain, la Mère et la Maîtresse de toutes les églises de Rome et du monde entier, ainsi que le porte l'inscription qu'on lit sur sa façade principale.
Outre cette église, Constantin éleva celle de Saint-Pierre, sur le corps même de cet apôtre, au Champ-Vatican ; celle de Saint-Paul, sur le corps de l'apôtre des Gentils, sur le chemin d'Ostie ; celle de Saint-Laurent, extra muros, sur la voie Tiburtine ; celle de Sainte-Croix en Jérusalem, in agro Sessoriano ; celle de Sainte-Agnès, sur la voie Nomentane ; celle des Saints-Marcellin-et-Pierre, sur la voie Lavicane; et plusieurs autres encore dans Rome et dans les environs de cette capitale.
Non content de réédifier les sanctuaires de l'ancienne Rome avec une magnificence vraiment impériale, le pieux empereur voulut, autant qu'il était en lui, sanctifier la nouvelle qu'il bâtissait sur l'ancienne Byzance. Il y construisit de magnifiques basiliques, entre autres celle qu'il dédia à la Sagesse éternelle, sous le nom de Sainte-Sophie; celle, de Sainte Irène, qui fut sous son règne la Grande Église ; celle des Douze Apôtres, qu'il destina pour sa sépulture, et un grand nombre d'autres dans la ville et aux environs, principalement sur les tombeaux des martyrs. Son zèle pour les solennelles manifestations de la foi parut aussi dans le soin qu'il prit de placer la figure de la Croix dans les lieux publics de la nouvelle capitale. Il aima aussi à faire représenter sur les fontaines, au milieu des places, deux sujets principalement chers aux chrétiens de l'âge primitif, le bon Pasteur et Daniel dans la fosse aux lions.
Mais un sujet qui émut particulièrement en ce siècle les chrétiens, et qui fournit l'occasion aux actes les plus pompeux de la Liturgie, fut la restauration faite par sainte Hélène, des lieux sacrés de la Palestine qui avaient été les témoins de la vie, des prodiges et des souffrances de l'Homme-Dieu. Secondant avec zèle les pieuses intentions de sa mère, Constantin mit les trésors de l'empire à la disposition de saint Macaire, évêque de Jérusalem, afin que l'église qui devait être bâtie sur le Saint Sépulcre surpassât en magnificence tous les édifices que pouvaient renfermer toutes les villes du monde. Eusèbe nous a pareillement conservé la description de cette basilique, qui fut construite en six ans. Après avoir étalé toutes les splendeurs qui brillaient dans la construction de l'église du Saint-Sépulcre, l'historien termine ainsi : "Il nous serait impossible de raconter la somptuosité, la délicatesse, la grandeur, le nombre, la variété des ornements et autres objets d'offrande, étincelants d'or, d'argent et de pierreries, que la magnificence impériale accumula dans le temple de la Résurrection."
Mais si nous avons à déplorer le silence d'Eusèbe sur une matière aussi importante pour la Liturgie que les vases sacrés et autres dons qui entouraient l'autel, dans la basilique du Saint-Sépulcre, la Providence a permis du moins que l'inventaire de plusieurs églises de Rome, au même siècle, parvînt jusqu'à nous, pour nous dédommager en quelque sorte de ce que la négligence des historiens nous a fait perdre. L'importante chronique, connue sous le nom de Liber pontificalis, dont nous avons entrepris la publication dans nos Origines de l'Église romaine, renferme, à l'article de saint Silvestre, la liste des objets offerts à plusieurs églises de Rome, tant par ce saint pontife que par Constantin lui-même. On peut, d'après ces détails, se faire une idée du service divin, tel qu'il était exercé dans des basiliques si richement pourvues de toutes les nécessités du culte. Nous nous contenterons de donner ici quelques traits :
" Constantin Auguste, dit la chronique pontificale, édifia la basilique constantinienne (de Latran), dans laquelle il mit beaucoup de vases d'or et d'argent, de pierres précieuses et d'objets d'ornement. Il revêtit l'abside d'or pur, et en garnit la partie supérieure d'argent battu ; il y plaça l'image du Sauveur assis sur un siège, haute de 5 pieds, et pesant 120 livres et aussi les douze apôtres, pesant chacun 90 livres, avec des couronnes : le tout d'argent très pur. En face de l'abside, une autre image du Sauveur assis sur un trône, haute de 5 pieds, d'argent très pur, et pesant 160 livres; quatre anges d'argent, pesant 105 livres, ayant des escarboucles aux yeux, et tenant des lances terminées en croix ; le phare ou lampadaire suspendu dans la tribune de l'abside avec cinquante dauphins d'or très pur, le tout pesant, avec la chaîne, 25 livres ; quatre couronnes d'or très pur, avec vingt autres dauphins servant de lampes, le tout pesant 15 livres ; 5oo livres d'or laminé appliquées à la voûte de la basilique dans sa longueur et dans sa largeur ; sept autels d'argent très pur, pesant chacun 200 livres ; sept patènes d'or, pesant chacune 30 livres ; quinze patènes d'argent, pesant chacune pareillement 30 livres ; sept coupes de communion en or, pesant chacune 10 livres ; une coupe particulière en métal, couleur de corail, garnie de toutes parts d'émeraudes et d'hyacinthes enchâssées dans de l'or, du poids de 20 livres 3 onces ; vingt coupes d'argent, pesant chacune 15 livres ; deux ampoules en or très pur, pesant chacune 50 livres, et pouvant contenir chacune un médimne ; vingt ampoules en argent, de même mesure et pesant 10 livres ; quarante calices moindres, d'or très pur, et pesant chacun 1 livre ; cinquante calices moindres, destinés au ministère, en argent, et pesant chacun 2 livres.
" Dans la basilique même, hors de l'abside, devant l'autel, un autre phare d'or très pur, dans lequel brûle une huile de nard sans mélange, avec l'accompagnement de quatre-vingts dauphins, le tout du poids de 30 livres ; un phare en argent, avec cent vingt dauphins, du poids de 50 livres ; quarante-cinq autres phares en argent dans la grande nef de la basilique ; quarante dans la nef latérale de droite, et trente dans celle de gauche ; cinquante candélabres en argent, pesant chacun 20 livres, placés dans la grande nef ; trois grands vases d'argent très pur, pesant chacun 300 livres, et contenant chacun dix médimnes ; sept candélabres d'airain, pesant chacun 300 livres, destinés à être placés devant les autels, hauts de 10 pieds, ornés de médaillons d'argent représentant les prophètes, etc."
Ce court fragment donnera une idée de la richesse des églises bâties et ornées par les empereurs ; le suivant nous donne la mesure de la munificence d'un Pape du quatrième siècle, envers une simple église fondée par lui dans Rome :
" Silvestre bâtit, dans la ville, une église sur le terrain d'un certain prêtre nommé Equitius. Ce titre, situé près des Thermes de Domitien, est appelé encore aujourd'hui Titulus Equitii (on nomme maintenant cette église Saint-Silvestre-et-Saint-Martin). Le Pape y offrit les dons suivants : une patène d'argent, pesant 20 livres, qu'il avait reçue à cet effet de Constantin Auguste ; deux coupes de communion en argent, pesant chacune 10 livres ; un calice d'or du poids de 2 livres ; cinq calices pour le ministère, pesant chacun 2 livres ; deux ampoules d'argent, pesant chacune 10 livres ; une patène d'argent, pour le chrême, incrustée d'or et pesant 5 livres ; dix lampes ornées de couronnes, pesant chacune 8 livres ; vingt lampes d'airain, pesant chacune 10 livres ; douze chandeliers d'airain, pour les cierges, pesant chacun 30 livres, etc."
Nous avons établi ailleurs l'autorité de la chronique qui nous fournit ces détails, et fait voir qu'elle a été rédigée successivement par plusieurs bibliothécaires du Siège apostolique, sur les mémoires les plus anciens et les plus authentiques.
Ces basiliques si vastes, si somptueuses, retentissaient, le jour et la nuit, des chants du clergé et du peuple ; mais la majesté des rites allait croissant, le chant devenait plus mélodieux ; les formules saintes revêtaient de jour en jour plus de grandeur et d'éloquence. Nous parlerons plus loin des diverses Liturgies tant de l'Orient que de l'Occident : leur origine première se confond avec l'origine même des églises qui les pratiquaient ; mais elles recevaient de nouveaux développements à cette époque de paix. De grands évêques, illustres soit par la splendeur de leur siège, soit par leur doctrine universelle, consacraient leurs soins au perfectionnement des rites et des prières, et fécondaient, par de nouvelles inspirations, les saintes traditions de l'antiquité. Mais, comme dans les plans de la Providence, tout sert à l'accomplissement des desseins de Dieu sur son Église, il arriva que l'hérésie arienne, si désastreuse dans ses ravages, fut l'occasion de nouveaux développements des formes liturgiques. De même que l'hérésie, dans tous les temps, cherchera à empoisonner les sources de la Liturgie, de même aussi l'Église catholique a su, à chaque époque, tourner contre sa mortelle ennemie cette arme toujours victorieuse. Nous noterons donc ici deux grands faits, l'un appartenant à l'Église d'Orient, et l'autre à l'Église d'Occident, et attestant l'un et l'autre le génie tout puissant du sacerdoce chrétien lorsqu'il faut agir sur les masses et réveiller l'énergie du peuple fidèle.
On doit savoir que durant les six premiers siècles du christianisme et au delà, la vie des chrétiens de tout âge, de tout sexe, de toute condition, était profondément empreinte des habitudes religieuses. La prière, la psalmodie, l'étude des divines Écritures en faisait pour ainsi dire le fond : l'Église avait remplacé, dans les mœurs du grand nombre, le théâtre et le forum. Cette activité religieuse explique l'intérêt si violent que prit constamment le peuple aux querelles théologiques qui signalèrent cette période de l'Église chrétienne. L'assiduité aux offices divins, le jour et la nuit, était donc le fait principal dans la vie des chrétiens de ces siècles qu'on pourrait appeler théologiques : les témoignages de toute l'antiquité nous l'attestent : nous nous bornerons à rappeler ici ces paroles de saint Augustin au peuple d'Hippone : "Levez-vous de grand matin pour les vigiles, réunissez-vous pour tierce, sexte et none, avant toute occupation. Que nul ne s'exempte de l'œuvre divin, à moins qu'il n'en soit empêché par une infirmité, une raison d'utilité publique, ou encore par quelque certaine et grave nécessité."
La ville d'Antioche étant en proie aux ariens par la perfidie de Léonce, son évêque, deux illustres membres de cette grande église, Diodore qui fut, plus tard, évêque de Tarse, et Flavien, qui monta depuis sur le siège épiscopal de la même ville d'Antioche, s'opposèrent, avec une générosité et une vigilance infatigables, à ce torrent d'iniquités. Voulant prémunir le peuple contre la séduction des hérétiques, et l'affermir dans la solidité de la foi par les pratiques les plus solennelles de la Liturgie, ils pensèrent que le moment était venu de donner une nouvelle beauté à la psalmodie. Jusqu'alors, les chantres seuls l'exécutaient dans l'église, et le peuple écoutait leur voix dans le recueillement. Diodore et Flavien divisèrent en deux choeurs toute l'assemblée sainte, et instruisirent les fidèles à psalmodier, sur un chant alternatif, les cantiques de David. Ayant ainsi séduit saintement le peuple par cette nouvelle harmonie, ils passaient les nuits dans de saintes veilles, aux tombeaux des martyrs, et là, des milliers de bouches orthodoxes faisaient retentir des chants en l'honneur de Dieu.
Théodoret rapporte, à la suite de ce récit, que le chant alternatif, qui avait commencé de cette manière à Antioche, se répandit de cette ville jusqu'aux extrémités du monde.
L'Église de Constantinople suivit l'exemple de celle d'Antioche, peu d'années après ; elle y fut provoquée, pour ainsi dire, par l'insolence des ariens. Ces hérétiques, suivant l'usage de toutes les sectes, cherchant tous les moyens d'intéresser la multitude, imaginèrent de s'approprier le chant alternatif que les orthodoxes avaient récemment inauguré à Antioche. Comme, sous le règne de Théodose, ils avaient perdu les églises dont ils jouissaient à Constantinople, ils étaient réduits à faire leurs assemblées sous des portiques publics. Là, ils se divisaient en choeurs, et psalmodiaient alternativement, insérant dans les cantiques sacrés certaines sentences, qui exprimaient leurs dogmes impies. Ils avaient coutume de faire ces assemblées aux fêtes les plus solennelles, et en outre le premier et le septième jour de chaque semaine. Ils en vinrent même à ajouter des cantiques entiers qui avaient rapport à leur querelle avec les catholiques ; un de ces chants commençait ainsi : Où sont maintenant ceux qui disent que trois sont une puissance unique ? Saint Jean Chrysostome, craignant avec raison que quelques-uns de son peuple, séduits par ces nouvelles formes liturgiques, ne courussent risque d'être pervertis, exhorta les fidèles à imiter ce chant alternatif. En peu de temps, ils ne tardèrent pas à surpasser les hérétiques, et par la mélodie qu'ils mettaient à exécuter les chants, et par la pompe avec laquelle l'Église entière de Constantinople, marchant avec des croix d'argent, et portant des cierges, inaugurait ce nouveau mode de psalmodie.
En Occident, le chant alternatif des psaumes avait commencé dans l'Église de Milan, vers le même temps qu'on l'établissait à Antioche, et toujours dans le même but de repousser l'arianisme par la manifestation d'une nouvelle forme liturgique. Saint Augustin ayant été témoin de cette heureuse innovation, nous en a laissé un récit que nous placerons ici en son entier. Voici donc comme il s'exprime au neuvième livre de ses Confessions :
" Que de fois, le cœur vivement ému, j'ai pleuré au chant de vos hymnes et de vos cantiques, ô mon Dieu, lorsque retentissait la voix doucement mélodieuse de votre Église ! Ces paroles s'insinuaient dans mes oreilles ; la vérité pénétrait doucement dans mon cœur ; une piété affectueuse s'y formait avec chaleur, et mes larmes coulaient et mon bonheur était en elles.
" C'était depuis très peu de temps que l'Église de Milan avait adopté ce moyen de produire la consolation et l'édification, en unissant par des chants les coeurs et les voix des fidèles. Il n'y avait guère plus d'un an que Justine, mère du jeune empereur Valentinien, séduite par les ariens dont elle avait embrassé l'hérésie, avait poursuivi votre serviteur Ambroise de ses persécutions. Le peuple fidèle veillait jour et nuit dans l'église, prêt à mourir avec son évêque.
" Ma mère, votre servante, toujours la première dans le zèle et dans les veilles, était là, vivant, pour toute nourriture, de ses oraisons. Moi-même, froid encore, puisque je n'avais point ressenti la chaleur de votre Esprit, j'étais ébranlé par le spectacle de cette cité plongée dans le trouble et la consternation. Alors il fut ordonné que l'on chanterait des hymnes et des psaumes, suivant la coutume des Églises d'Orient, dans la crainte que le peuple ne succombât au chagrin et à l'ennui. Cet usage a été retenu jusqu'aujourd'hui, et dans toutes vos bergeries, par tout l'univers, l'exemple en a été suivi."
Il est à remarquer ici que saint Ambroise n'institua pas seulement le chant alternatif des psaumes dans l'église de Milan, mais qu'il fit aussi chanter les hymnes qu'il avait composées, hymni et psalmi, ce qui est confirmé non seulement par le témoignage de Paulin, diacre, dans le récit qu'il nous a laissé de la vie de son saint évêque, mais encore par les paroles mêmes de saint Ambroise : "On prétend que je séduis le peuple au moyen de certaines hymnes que j'ai composées. Je n'en disconviens pas : j'ai, en effet, composé un chant dont la puissance est au-dessus de tout : car, quoi de plus puissant que la confession de la Trinité ? A l'aide de ce chant, ceux-là qui à peine étaient disciples sont devenus maîtres". En effet, dans les hymnes qu'il a composées, et dont la forme a servi de modèle à tous les hymnographes des siècles suivants, saint Ambroise s'est attaché toujours à confesser énergiquement la foi du mystère de la Trinité.
Telle est l'histoire de l'introduction du chant alternatif dans les diverses Églises d'Orient et d'Occident : fait important dans les annales de la Liturgie, et qui confirme une fois de plus, par les circonstances dans lesquelles il s'accomplit, cette maxime que nous avons exposée en commençant, que la Liturgie est la prière à l'état social.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE V, DE LA LITURGIE, DANS L'ÉGLISE EN GÉNÉRAL, AU QUATRIEME SIÈCLE
View of the Colosseum and The Arch of Constantine by Antonio Joli