Le chant ecclésiastique fit des progrès en rapport avec la beauté, la noblesse, l'harmonie des lignes de l'architecture de ce plus brillant des siècles de la Chrétienté occidentale.
Il était difficile que la Liturgie, après la correction franciscaine, se maintînt dans une entière pureté. Le Siège apostolique n'avait point obligé les Églises à recevoir les livres ainsi réformés, et l'adoption qu'on en avait faite en plusieurs lieux avait été purement facultative. D'un autre côté, dans les endroits où cette adoption avait lieu, on retenait beaucoup d'anciens usages qui accroissaient encore la confusion ; en même temps qu'une dévotion ardente chargeait de jour en jour le calendrier de nouveaux saints, avec des offices plus ou moins corrects.
Quoique l'ancien fonds de la Liturgie romaine restât toujours, ainsi qu'on peut s'en convaincre en feuilletant les livres qui nous restent encore, il est facile de penser quelle anarchie de détail devait exister dans les usages des différents diocèses. L'imprimerie manquant pour multiplier des exemplaires uniformes, on était réduit au dangereux procédé des copies manuscrites dont il fallait subir toutes les incorrections. Ces copies n'étaient pas seulement corrompues par l'ignorance, ou l'incurie de leurs auteurs ; mais elles se chargeaient d'une foule d'additions grossières et même superstitieuses, ainsi qu'on le peut voir par les ordonnances des conciles qui se plaignent souvent, durant le XIVe et le XVe siècle, des abus en ce genre.
Ces additions consistaient principalement en des histoires apocryphes, inconnues aux siècles précédents, quelquefois même rejetées par eux, et qu'on avait introduites dans les leçons, les hymnes ou les antiennes ; en des formules barbares insérées pour complaire à un peuple grossier ; en des messes votives qui prenaient la place des messes ordinaires et qui présentaient des circonstances superstitieuses dans leur nombre ou dans le rite qu'on devait y garder ; en des bénédictions inconnues à toute l'antiquité, et placées furtivement dans les livres ecclésiastiques par de simples particuliers. En un mot, au lieu d'être la règle vivante, l'enseignement, la loi suprême du peuple chrétien, la Liturgie était tombée au service des passions populaires, et certaines fictions qui étaient parfaitement à leur place dans les Mystères que représentaient les clercs de la Basoche, avaient trop souvent envahi les livres de l'autel et ceux du choeur. Pour comprendre toute l'étendue des abus dont nous parlons, il ne faut que se rappeler le sang-froid avec lequel le clergé livrait les cathédrales aux farces étranges de la fête de l'Ane et de la fête des Fous ; on pourra s'imaginer alors jusqu'à quel point cette familiarité dans les choses les plus sacrées du culte divin compromettait la pureté de la Liturgie.
Au siècle dernier, c'était la mode de vilipender le moyen âge, comme une époque de barbarie ; aujourd'hui, et très heureusement, la mode semble être d'exalter les siècles qu'on appelle siècles catholiques. Assurément il y a un grand progrès dans ce mouvement ; mais quand on aura étudié davantage, on trouvera que le XIIe et le XIIIe siècle, bien supérieurs sans doute à ceux qui les ont suivis jusqu'ici, nous en convenons de grand cœur, eurent aussi leurs misères. Si donc nous relevons en eux les inconvénients graves et nombreux de l'ignorance et de la superstition, nous parlons comme les Conciles et les Docteurs de ces temps héroïques ; mais par la nature même des reproches que nous leur adressons, nous les mettons déjà infiniment au-dessus des siècles que dégradent le rationalisme et les doctrines matérialistes.
L'antique dépôt de la Liturgie courait donc de grands risques, au milieu de cette effervescence d'un zèle peu éclairé qui produisait de jour en jour, en tous lieux, des dévotions chevaleresques. La Liturgie, comme la foi chrétienne, appartient à tous les siècles. Tous l'ont professée, tous l'ont ornée de quelques fleurs ; mais il n'eût pas été juste que l'antique fonds élaboré par les Léon, les Gélase, les Grégoire le Grand, fût totalement recouvert par les superfétations de deux ou trois siècles privilégiés qui, ravisseurs injustes de la gloire des âges précédents, enlevassent aux suivants l'honneur et la consolation d'écrire aussi leur page au livre des prières de l'Église, et, par elle, du genre humain. La fête et l'office du saint Sacrement sont la seule œuvre liturgique que l'Église ait voulu garder de ce XIIIe siècle si fécond d'ailleurs en toute sorte d'inspirations pieuses ; et, certes, la gloire de ce siècle est grande d'avoir doté le peuple chrétien d'une si sublime institution, que l'on serait tenté de la regarder comme le complément de l'année liturgique, si l'on ne savait d'ailleurs que l'époux ne cesse jamais de révéler à l'épouse de nouveaux secrets.
Un grave péril, outre celui dont nous parlons, était né de l'anarchie en matière liturgique. L'œuvre d'unité accomplie par Charlemagne et les Pontifes romains, en même temps qu'elle garantissait la pureté de la foi, consolidait une nationalité unique en Occident. C'était ce grand bien que les rois guerriers et législateurs de l'Espagne, d'accord avec saint Grégoire VII, avaient voulu assurer à leurs peuples, en embrassant la Liturgie romaine. Mais si cette Liturgie, livrée aux caprices des hommes, venait à se morceler non seulement par nations, mais par diocèses et par églises, où était le fruit de tant d'efforts entrepris pour détacher de leurs anciens usages les peuples retombant dans un état au-dessous du premier ? Dans un temps plus ou moins long, la prière cessait d'être commune entre les diverses races européennes, l'expression de la foi s'altérait, la foi même était menacée. Nous verrons plus loin les mesures que prit Rome pour ramener l'unité, et le succès dont elles furent couronnées.
Au reste, en subissant une dégradation, dans le XIVe et le XVe siècle, la Liturgie suivit, comme toujours, le sort de l'Église elle-même. L'abaissement de la Papauté après Boniface VIII, le séjour des Papes à Avignon, le grand Schisme, les saturnales de Constance et de Baie, expliquent plus que suffisamment les désordres qui servirent de prétexte aux entreprises de la prétendue Réforme. Nous plaçons l'altération de la Liturgie au rang des malheurs que l'on eut alors à déplorer. Aussi verrons-nous le saint concile de Trente préoccupé du besoin d'une réforme sur cet article, comme sur les autres. Mais nous ne devons point anticiper sur ce qui nous reste à dire : nous n'avons pas encore signalé tous les abus qui s'introduisirent dans les formes du culte, au XIVe et au XVe siècle.
L'architecture religieuse, surtout durant le XVe siècle et une partie du XVIe, présenterait à elle seule de graves sujets de plainte. Cet art si pur, si inspiré, si divin au XIIIe siècle, se prostitua bientôt jusqu'à donner l'ignoble caricature des choses saintes, non seulement sur les galeries extérieures, mais jusque sur les chapiteaux et les boiseries du sanctuaire. Des images indécentes de clercs et de moines souillèrent les abords de ces niches où l'âge de saint Louis avait placé l'effigie placide et pure des Bienheureux et de la Reine des Anges. Rabelais n'est pas plus cynique, pas plus indignement contempteur du sacerdoce chrétien, que certains architectes et sculpteurs de l'époque que nous racontons. Ajoutons à cela la confusion, la bizarrerie, le caprice de l'ornementation, ouvrant la porte aux formes païennes, aux mélanges si déplacés des symboles mythologiques les plus charnels avec les emblèmes mystiques de notre culte. Nous ne faisons qu'indiquer ici les traits généraux ; mais il faut bien comprendre que si le paganisme recommença dans les arts, au XVIe siècle, la place lui avait été préparée de longue main par la frivolité et l'extrême liberté dans lesquelles s'était jeté déjà l'art du moyen âge. Sachons-le bien, il y avait deux peuples, dans nos siècles catholiques, comme aujourd'hui : seulement les enfants de Dieu étaient plus forts que les enfants des hommes.
Le chant ecclésiastique, non seulement se transforma à cette époque, mais faillit périr à jamais. Ce n'était plus le temps où le Répertoire grégorien demeurant intact, on ajoutait pour célébrer plus complètement certaines solennités locales, ou pour accroître la majesté des fêtes universelles, des morceaux plus ou moins nombreux, d'un caractère toujours religieux, empruntés aux modes antiques, ou du moins rachetant, par des beautés originales et quelquefois sublimes, les dérogations qu'ils faisaient aux règles consacrées. Le XIVe et le XVe siècle virent le Déchant, c'est ainsi que l'on appelait le chant exécuté en parties sur le motif grégorien, absorber et faire disparaître entièrement, sous de bizarres et capricieuses inflexions, toute la majesté, toute l'onction des morceaux antiques. La phrase vénérable du chant, trop souvent, d'ailleurs, altérée par le mauvais goût, par l'infidélité des copistes, succombait sous les efforts de cent musiciens profanes qui ne cherchaient qu'à donner du nouveau, à mettre en évidence leur talent pour les accords et les variations. Ce n'est pas que nous blâmions l'emploi bien entendu des accords sur le plain-chant, ni que nous réprouvions absolument tout chant orné, par cela seul qu'il n'est pas à l’unisson ; nous croyons même, avec l'abbé Lebœuf, que l'origine première du Déchant, qu'on appelle aujourd'hui contrepoint, ou chant sur le livre, doit être rapportée aux chantres romains qui vinrent en France, au temps de Charlemagne (Traité historique du Chant ecclésiastique, pag. 73).
Mais l'Esprit-Saint n'avait point en vain choisi saint Grégoire pour l'organe des mélodies catholiques ; son œuvre, réminiscence sublime et inspirée de la musique antique, devait accompagner l'Église jusqu'à la fin des temps. Il devint donc nécessaire que la grande voix du Siège apostolique se fît entendre, et qu'une réprobation solennelle fût portée contre les novateurs qui voulaient donner une expression humaine et terrestre aux soupirs célestes de l'Eglise du Christ. Et afin que rien ne manquât à la promulgation de l'arrêt, il dut être inséré au corps du Droit canonique, où il condamne à jamais non seulement les scandales du XIVe siècle, mais aussi et à plus forte raison ceux qui, de nos jours encore, profanent un si grand nombre d'Églises, en France et ailleurs.
Or, voici les paroles de Jean XXII, dans sa fameuse Bulle Docta sanctorum, donnée en 1322, et placée en tête du troisième livre des Extravagantes Communes, sous le titre de Vita et Honestate clericorum :
" La docte autorité des saints Pères a décrété que, durant les offices par lesquels on rend à Dieu le tribut de la louange et du service qui lui sont dus, l'âme des fidèles serait vigilante, que les paroles n'auraient rien d'offensif, que la gravité modeste de la psalmodie ferait entendre une paisible modulation ; car il est écrit : Dans leur bouche résonnait un son plein de douceur. Ce son plein de douceur résonne dans la bouche de ceux qui psalmodient, lorsqu'en même temps qu'ils parlent de Dieu, ils reçoivent dans leur cœur et allument, par le chant même, leur dévotion envers lui.
" Si donc, dans les Églises de Dieu, le chant des psaumes est ordonné, c'est afin que la piété des fidèles soit excitée. C'est dans ce but que l'office de nuit et celui du jour, que la solennité des messes, sont assidûment célébrés par le clergé et le peuple, sur un ton plein et avec gradation distincte dans les modes, afin que cette variété attache et que cette plénitude d'harmonie soit agréable.
" Mais certains disciples d'une nouvelle école mettant toute leur attention à mesurer le temps, s'appliquent, par des notes nouvelles, à exprimer des airs qui ne sont qu'à eux, au préjudice des anciens chants qu'ils remplacent par d'autres composés de notes demi-brèves et comme imperceptibles. Ils coupent les mélodies par des hoquets, les efféminent par le Déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires ; en sorte qu'ils vont souvent jusqu'à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. La multitude de leurs notes obscurcit les déductions et les réductions modestes et tempérées, au moyen desquelles ces tons se distinguent les uns des autres dans le plain-chant. Ils courent et ne font jamais de repos ; enivrent les oreilles et ne guérissent point ; imitent par des gestes ce qu'ils font entendre : d'où il arrive que la dévotion que l'on cherchait est oubliée, et que la mollesse qu'on devait éviter est montrée au grand jour. Ce n'est pas en vain que Boëce a dit : Un esprit lascif se délecte dans les modes lascifs, ou au moins, s'amollit et s'énerve à les entendre souvent.
" C'est pourquoi, Nous et nos Frères, ayant remarqué depuis longtemps que ces choses avaient besoin de correction, nous nous mettons en devoir de les rejeter et reléguer efficacement de l'Église de Dieu. En conséquence du conseil de ces mêmes Frères, nous défendons expressément à quiconque d'oser renouveler ces inconvenances, ou semblables dans lesdits offices, principalement dans les Heures canoniales, ou encore dans la célébration des messes solennelles.
" Que si quelqu'un y contrevient, qu'il soit, par l'autorité du présent Canon, puni de suspension de son office pour huit jours, par les ordinaires des lieux où la faute aura été commise, ou par leurs délégués, s'il s'agit de personnes non exemptes ; et, s'il s'agit d'exempts, par leurs prévôts ou prélats, auxquels appartiennent d'ailleurs la correction et punition des coulpes et excès de ce genre ou semblables, ou encore par les délégués d'iceux.
" Cependant nous n'entendons pas empêcher par le présent canon que, de temps en temps, dans les jours de fête principalement et autres solennités, aux messes et dans les divins offices susdits, on puisse exécuter, sur le chant ecclésiastique simple quelques accords, par exemple à l'octave, à la quinte, à la quarte et semblables (mais toujours de façon que l'intégrité du chant demeure sans atteinte, et qu'il ne soit rien innové contre les règles d'une musique conforme aux bonnes mœurs) ; attendu que les accords de ce genre flattent l'oreille, excitent la dévotion, et défendent de l'ennui l'esprit de ceux qui psalmodient la louange divine."
C'est ainsi que dans tous les temps, à Avignon comme à Rome, la Papauté enseignait le monde, avec cette admirable précision qui concilie l'inviolabilité des principes catholiques et le véritable progrès de l'art. Elle maintient fortement la dignité, la gravité du chant ; mais elle ne proscrit pas, elle encourage même une musique sainte et mélodieuse qui élève l'âme à Dieu, sans la dissiper, qui fait valoir et n'étouffe pas l'antique et sacré rythme que toutes les générations ont répété.
Nous verrons plus loin la suite des efforts que firent les Pontifes romains pour l'amélioration de la musique à l'époque de la grande réforme catholique.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIII, ALTÉRATION DE LA LITURGIE ET DU CHANT, DURANT LE XIVe ET LE XVe SIÈCLE. NECESSITE D'UNE REFORME. — LEON X. CLÉMENT VII. PAUL III. — FERRERI ET QUIGNONEZ. — BURCHARD ET PARIS DE GRASSI. — LITURGISTES DU XIVe ET DU XVe SIÈCLE
JEAN XXII, par Henri Ségur, Palais des Papes, Avignon