INSTITUTIONS LITURGIQUES : un cri du cœur vers Dieu, au milieu des ombres de la nuit : Miserere mihi, Domine, et exaudi orationem meam !

Certes, nous ne nous donnerons pas la peine et nous ne causerons pas au lecteur l'ennui d'une complète énumération des passages scabreux du Bréviaire de Vintimille : cependant nous en signalerons encore quelques-uns.

 

Prenons, par exemple, l'office des vêpres et des complies du dimanche, office populaire, s'il en fut jamais, et voyons comment la secte s'y était prise pour lui donner une couleur nouvelle et conforme à ses vues.

 

Dans la Liturgie romaine, le capitule des vêpres, lecture solennelle après la psalmodie, a pour but de recueillir la prière d'action de grâces du peuple fidèle, dans ce jour du Seigneur dont le repos est à la fois un acte religieux et une consolation, quoi de plus touchant et de plus propre à inspirer la confiance en Dieu, que ces belles paroles de saint Paul : Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, Pater misericordiarum et Deus totius consolationis qui consolatur nos in omni tribulatione nostra.

 

Ne voit-on pas que le choix de ces divines paroles n'a pu être fait que par notre miséricordieuse Mère la sainte Église, qui cherche toujours à nourrir et accroître notre abandon envers notre Père céleste. Elle n'approuve pas qu'on effraye les fidèles en mettant trop souvent sous leurs yeux les terribles mystères de la prédestination et de la réprobation, mystères à l'occasion desquels plusieurs ont fait naufrage dans la foi. La secte janséniste, au contraire, ne voit qu'une chose dans la religion ; elle ne parle que de prédestination, d'efficacité de la grâce, de nullité de la volonté humaine, de pouvoir absolu de Dieu sur cette volonté. Voici donc comment elle a frauduleusement remplacé le sublime capitule que nous venons de lire. Remarquons que le passage qu'elle y a substitué commence à peu près de la même manière, pour atténuer, autant que possible, le fait du changement ; mais lisons jusqu'au bout : Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, qui benedixit nos in omni benedictione spirituali in cœlestibus in Christo, sicut, elegit nos in ipso ante mundi constitutionem, ut essemus sancti et immaculati in conspectu ejus in charitate.

 

Le chrétien qui écoute la lecture du premier de ces deux capitules, entendant dire que Dieu est le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, si, dans ce seul jour de la semaine, où un peu de loisir lui est donné pour réfléchir sur son âme, il sent en lui-même quelques désirs d'amendement, trouvera dans ces douces paroles un motif de conversion ; il se lèvera, et, comme le prodigue, il ira à son Père. Le pécheur, au contraire, qui entend lire le second capitule et qui sent que dans ce moment il n'est ni saint, ni immaculé, où prendrait-il la force de se relever ? On lui dit que, pour parvenir au salut, il faut avoir été élu en Jésus-Christ avant la création du monde. Quelle garantie aura-t-il de cette élection pour lui-même ? Dans cette incertitude, il ne répondra pas aux avances que la grâce lui faisait au fond de son cœur. Il secouera le joug d'une religion qui désole, au lieu de consoler. On convient assez généralement aujourd'hui que le prédestinationisme plus ou moins triomphant dans la chaire, et le rigorisme de la morale, ont été pour moitié dans les causes de l'irréligion, au XVIIIe siècle.

 

L'hymne de saint Grégoire, Lucis Creator optime, qui suit le capitule, dans l'office des vêpres du Bréviaire romain, et dans laquelle l'Église remercie avec tant de noblesse et d'onction le Créateur, pour le don sublime de la lumière physique, et lui demande la lumière des âmes, avait été supprimée. En place, on lisait une hymne de Coffin, pièce d'un langage élevé et correct, il est vrai ; mais, à la dernière strophe, un vers avait été lancé à dessein. On y demandait à Dieu qu'il veuille nous adapter à toute espèce de bien. Adomne nos apta bonum. Sans doute, cette expression est de saint Paul ; mais il y a longtemps que saint Pierre nous a prévenus que les hérétiques détourneraient les paroles de ce grand Apôtre des Gentils à des sens pervers : Sicut et carissimus frater noster Paulus secundum datam sibi sapientiam scripsit vobis, sicut et in omnibus Epistolis, loquens in eis de his in quibus sunt quaedam difficilia intellectu, quae indocti et instabiles depravant, sicut et caeteras Scripturas, ad suam ipsorum perditionem (II Pet., III, 15, l6.), et ce vers de l'hymne ne rappelle que trop l'affectation avec laquelle le texte dont il a été emprunté a été placé dans la bénédiction du Lecteur, à l'office de prime, en cette manière : Deus pacis aptet nos in omni bono, ut faciamus ejus voluntatem, faciens in nobis quod placeat coram se. Ce sont précisément ces paroles et d'autres semblables que les jansénistes nous objectent, pour établir leur système de l'irrésistibilité de la grâce. On sait bien que l'Écriture est la parole de Dieu ; mais on sait aussi qu'elle est un glaive à deux tranchants qui peut défendre de la mort, ou la donner, suivant la main qui l'emploie.

 

C'est ici le lieu de se rappeler la remarque de Languet sur des textes du même genre dans le Missel de Troyes. Si, au temps de l'hérésie arienne, quelqu'un se fût avisé de composer une antienne avec ces paroles : Pater major me est ; ou, au temps de la Réforme, avec celles-ci : Spiritus est qui vivificat; caro autem non prodest quidquam, n'eût-on pas eu raison de considérer de pareilles antiennes comme hérétiques par suite de leur isolement du contexte sacré ? Cependant, l'Écriture sainte toute seule en eût fourni la matière.

 

A l'office de complies, l'Église romaine met les psaumes sur une antienne tirée de l'un d'eux, et qui est un cri du cœur vers Dieu, au milieu des ombres de la nuit : Miserere mihi, Domine, et exaudi orationem meam ! Le nouveau bréviaire n'avait pas voulu garder cette antienne. C'était pourtant   une  prière,  et  une prière tirée  de l'Écriture sainte. On avait mis en place un verset du psaume XC : Scuto circumdabit te veritas ejus ; non timebis a timore nocturno. Qu'est-ce que cette vérité qui sert de bouclier au fidèle ? quelle est cette nuit dont il ne faut pas craindre les terreurs ? Les écrits du parti ne cessent de parler de l'une et de l'autre. La vérité, c'est la doctrine opposée à la bulle ; la nuit, c'est l'obscurcissement de l'Église.

 

Écoutons-les maintenant, dans le capitule qui vient bientôt après cette antienne : Omnes vos filii lucis estis et filii diei ; non sumus noctis neque tenebrarum; igitur, non dormiamus sicut et cœteri, sed vigilemus et sobrii simus.

 

Toujours même esprit : Les enfants de la lumière, et les enfants des ténèbres ; ne pas dormir comme les autres. Tout cela serait parfait, en d'autres temps, et dans une autre bouche ; mais que l'Église romaine a bien un autre esprit, lorsqu'au lieu de placer ici une froide exhortation, elle s'écrie avec tendresse au nom de ses enfants : Tu autem in nobis es, Domine, et nomen sanctum tuum invocatum est super nos; ne derelinquas nos, Domine Deus noster !

 

Vient ensuite le R/. In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Le nouveau bréviaire l'avait gardé ; mais voyez ici la différence de la véritable mère d'avec celle qui n'en a que le nom. L'Église romaine, afin que chaque fidèle puisse répéter avec confiance ces douces paroles : In manus tuas commendo spiritum meum, émet tout aussitôt le motif qui produit cette confiance dans le cœur du dernier de ses enfants. Tous ont droit d'espérer, car tous ont été rachetés : Redemisti nos, Domine, Deus veritatis. Écoutez maintenant Vigier et Mésenguy : Redemisti me, Domine, Deus veritatis. La rédemption, suivant eux, n'est pas une faveur générale ; le Christ n'est pas mort pour tous. L'Église ne peut donc pas dire : Redemisti nos ! Que si vous leur reprochez l'altération du répons, ils vous diront qu'ils n'ont fait que rétablir le texte sacré ; que dans l'Écriture il y a redemisti me. — Sans doute, et c'est pour cela même que l'Église, interprète de l'Écriture, craignant qu'on tirât de fausses conséquences, avait dit : Redemisti nos. Dans la Liturgie, il arrive sans cesse que des passages de l'Écriture sont interprétés, adaptés pour la nécessité du service divin. Les nouveaux livres ont eux-mêmes retenu un certain nombre de prières dans lesquelles les paroles de l'Écriture ont été modifiées par l'Église. Ils en ont même de nouveaux, composés dans le même goût.

 

Après le répons bref, le Bréviaire romain, toujours attentif à nourrir les fidèles de sentiments affectifs et propres à entretenir la confiance, avait ajouté cette touchante prière dans le verset : Custodi nos, Domine, ut pupillam oculi ; sub umbra alarum tuarum, protege nos. C'est la même intention que dans le redemisti nos. Le nouveau bréviaire, toujours d'après le même système, individualisant la rédemption et ses conséquences, avait mis sous le même prétexte de l'intégrité du texte sacré : Custodi me, protège me.

 

Mais voici quelque chose de bien plus fort, et en quoi apparaît merveilleusement l'intention des novateurs dans tout cet ensemble. L'Église romaine, après le cantique de Siméon, mettait dans la bouche de ses enfants, prêts à se livrer au repos, une antienne composée de ces touchantes paroles : Salva nos, Domine, vigilantes ; custodi nos dormientes, ut vigilemus cum Christo et requiescamus in pace. Le nouveau bréviaire, après avoir expulsé cette pieuse formule, la remplaçait par ce verset de la Bible : Domine, dabis pacem nobis ; omnia enim opera nostra operatus es nobis. On en voit l'intention. Pendant toute la journée qui va finir, nous n'avons point agi ; c'est la grâce qui a fait nos œuvres. Que le Seigneur maintenant nous donne le repos, comme il nous a donné l'action. Tel était l'office des compiles dans le nouveau bréviaire. Sous le masque de cette exactitude littérale au texte sacré, nos faiseurs, comme les appelle Languet, se sentaient inexpugnables vis-à-vis de gens qui leur avaient accordé ce principe, qu'on devait composer l'office divin avec des passages de l’Écriture : cette dangereuse opinion, ressuscitée depuis un demi-siècle, avait prévalu dans la plupart des esprits. Nous avons vu que tout le zèle de Languet n'avait pu obtenir que la rétractation de l'évêque de Troyes portât sur cet article.

 

Ce n'était pas seulement l'Écriture sainte que les rédacteurs du bréviaire avaient fait servir, à force de la tronquer, au plan criminel qu'ils s'étaient proposé, de faire de la Liturgie un moyen de soutenir le jansénisme. Dans leurs mains, l'antiquité chrétienne, soumise au même système de mutilation, n'était pas une arme moins dangereuse pour l'orthodoxie. Les passages des Pères placés dans les leçons, loin d'être dirigés contre les nouvelles erreurs sur la grâce, ainsi qu'on avait eu soin de le faire en plusieurs endroits du Bréviaire de Harlay, donnaient plutôt à entendre, au moyen de coupures faites à propos, des sens tout opposés à ceux de la vraie doctrine. On avait placé une suite de canons des conciles à l'office de prime, et cette innovation, que d'ailleurs nous sommes loin de blâmer en elle-même, outre qu'elle servait le système de ces docteurs qui depuis tant d'années ne cessaient de redemander l'ancienne discipline, avait été conduite de manière à ce qu'on n'y rencontrât pas une seule citation des décrétales des Pontifes romains, qui ont pourtant dans l'Église une autorité supérieure, pour le moins, à celle d'une infinité de conciles particuliers et même de synodes qu'on y voit cités. On avait trouvé moyen de placer, au mardi de la quatrième semaine de carême, quelques paroles du onzième canon du troisième concile de Tolède, en 589, qui enchérissaient sur la quatre-vingt-septième proposition de Quesnel. Voici le canon : Secundum formam Canonum antiquorum dentur pœnitentiœ, hoc est, ut prias eum quem sut pœnitet facti,, a communione suspensum facial inter reliquos pœnitentes ad manus impositionem crebro recurrere; expleto autem satisfactionis tempore, sicuti sacerdotalis contemplatio probaverit, eum communioni restituat. Voici maintenant la proposition de Quesnel : Modus plenus sapientia, lumine et charitate, est dare animabus tempus portandi eum humilitate, et sentiendi statum peccati, petendi spiritum pœnitentiœ et contritionis, et incipiendi ad minus satisfacere justitiœ Dei, antequam reconcilientur. Il y avait, certes, en tout cela, de quoi faire ouvrir les yeux aux moins clairvoyants.

 

Quant aux hymnes du nouveau bréviaire, elles étaient généralement fort discrètes sur l'article de la grâce. L'intention secrète était aisée à sentir ; mais les mots trahissaient rarement le poète. Coffin, si supérieur à Santeul, excellait à rendre, dans ses strophes, les fortes pensées de l'Épître aux Romains ; son vers cherchait l'écueil avec audace, mais l'évitait avec une prudence infinie. Chacune de ses hymnes, prise vers par vers, était irréprochable pour ce qu'elle disait ; on ne pouvait reprocher à l'ensemble que ce qu'il ne disait pas. Mais ce silence était la plus complète déclaration de guerre, de la part d'une secte qui avait écrit sur son drapeau : Silence, et même Silence respectueux.

 

Nous en avons assez dit sur l'indignité irrémédiable de Coffin à remplir,dans l'Église catholique, le rôle d'hymnographe. Il était notoirement hors l'Eglise : ceci dit tout. Il n'est donc même pas nécessaire de rappeler àson propos les notes fixées par saint Bernard, dans sa fameuse lettre à Guy, abbé de Montier-Ramey, et dont nous avons fait ci-dessus l'application à Santeul. Au reste, ce dernier hymnographe triomphait dans le nouveau bréviaire, à côté de Coffin ; il y avait obtenu une plus large place que dans celui de Harlay. On remarquait surtout son hymne des évangélistes, dans l'office de saint Marc et de saint Luc, et les jansénistes se délectaient dans la fameuse strophe citée plus haut : 

Insculpta saxo lex vetus

Proecepta, non vires dabat :

Inscripta cordi lex nova

Quidquid jubet dat exequi.

 

Pour en finir sur les hymnes du nouveau bréviaire, nous dirons que cette œuvre en renfermait un grand nombre ; ce qui prouvait que si les rédacteurs comme D. de Vert et Le Tourneux, craignaient la parole humaine, dans les antiennes et les répons, comme eux aussi, ils la souffraient bien volontiers dans d'autres compositions. Au reste, on avait retenu un certain nombre d'anciennes hymnes dont plusieurs avaient été retouchées par Coffin ; d'autres enfin appartenaient à Santeul de Saint-Magloire, La Brunetière, Habert, Pétau, Commire, Le Tourneux, Besnault, curé de Saint-Maurice de Sens, etc.

 

Si maintenant nous considérons la manière dont le nouveau bréviaire avait traité le culte des saints, on dirait que les auteurs avaient pris à tâche d'enchérir sur les témérités de François de Harlay.

 

DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE. 

 

Les heures de la Vierge, début de complies 

Les heures de la Vierge : début de complies, le couronnement de la Vierge

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