XXXIV. VÉRONIQUE ET LE SUAIRE
Le cortège entra dans une longue rue qui déviait un peu à gauche et où aboutissaient plusieurs rues transversales. Beaucoup de gens bien vêtus se rendaient au Temple et plusieurs s'éloignaient à
la vue de Jésus par une crainte pharisaïque de se souiller, tandis que d'autres marquaient quelque pitié. On avait fait environ deux cents pas depuis que Simon était venu porter la croix avec le
Seigneur, lorsqu'une femme de grande taille et d'un aspect imposant, tenant une jeune fille par la main, sortit d'une belle maison située à gauche et précédée d'une avant-cour fermée par une
belle grille, à laquelle on arrivait par une terrasse avec des degrés. Elle se jeta au-devant du cortège. C'était Séraphia, femme de Sirach, membre du conseil du Temple, qui fut appelée
Véronique, de vera icon (vrai portrait), à cause de ce qu'elle fit en ce jour.
Séraphia avait préparé chez elle d'excellent vin aromatisé, avec le pieux désir de le faire boire au Seigneur sur son chemin de douleur. Elle était déjà allée une fois au-devant du cortège : je
l'avais vue, tenant par la main une jeune fille qu'elle avait adoptée, courir à côté des soldats, lorsque Jésus rencontra sa sainte mère. Mais il ne lui avait pas été possible de se faire jour à
travers la foule et elle était retournée près de sa maison pour y attendre Jésus. Elle s'avança voilée dans la rue : un linge était suspendu sur ses épaules : la petite fille, âgée d'environ neuf
ans, se tenait près d'elle et cacha, à l'approche du cortège, le vase plein de vin. Ceux qui marchaient en avant voulurent la repousser, mais, exaltée par l'amour et la compassion, elle se fraya
un passage avec l'enfant qui se tenait à sa robe, à travers la populace, les soldats et les archers, parvint à Jésus, tomba à genoux et lui présenta le linge qu'elle déploya devant lui en
disant : “Permettez-moi d'essuyer la face de mon Seigneur.” Jésus prit le linge de la main gauche, l'appliqua contre son visage ensanglanté, puis le rapprochant de la main droite qui tenait le
bout de la croix, il pressa ce linge entre ses deux mains et le rendit avec un remerciement. Séraphia le mit sous son manteau après l'avoir baisé et se releva. La jeune fille leva timidement le
vase de vin vers Jésus, mais les soldats et les archers ne souffrirent pas qu'il s'y désaltérât. La hardiesse et la promptitude de cette action avaient excité un mouvement dans le peuple, ce qui
avait arrêté le cortège pendant près de deux minutes et avait permis à Véronique de présenter le suaire. Les Pharisiens et les archers, irrités de cette pause, et surtout de cet hommage public
rendu au Sauveur, se mirent à frapper et à maltraiter Jésus, pendant que Véronique rentrait en hâte dans sa maison.
A peine était-elle rentrée dans sa chambre, qu'elle étendit le suaire sur la table placée devant elle et tomba sans connaissance : la petite fille s'agenouilla près d'elle en sanglotant. Un ami
qui venait la voir, la trouva ainsi près du linge déployé où la face ensanglantée de Jésus s'était empreinte d'une façon merveilleuse, mais effrayante. Il fut très frappé de ce spectacle, la fit
revenir à elle et lui montra le suaire devant lequel elle se mit à genoux en pleurant et en s'écriant : “Maintenant, je veux tout quitter car le Seigneur m'a donné un souvenir”. Ce suaire était
de laine fine, trois fois plus long que large ; on le portait habituellement autour du cou : quelquefois on en avait un second qui pendait sur l'épaule. C'était l'usage d'aller avec un pareil
suaire au-devant des gens affligés, fatigués ou malades, et de leur en essuyer le visage en signe de deuil et de compassion. Véronique garda toujours le suaire pendu au chevet de son lit. Après
sa mort, il revint par les saintes femmes à la sainte Vierge, puis à l'Eglise par les apôtres.
Séraphia était cousine de Jean-Baptiste, car son père et Zacharie étaient fils des deux frères. Elle était née à Jérusalem. Lorsque Marie, à l'âge de quatre ans, fut amenée dans cette ville pour
faire partie des vierges du Temple je vis Joachim, Anne et d'autres personnes qui les accompagnaient, aller dans la maison paternelle de Zacharie, qui était pas loin du marché aux poissons. Il
s'y trouvait un vieux parent de celui-ci, qui était, je crois, son oncle et le grand-père de Séraphia. Elle avait au moins cinq ans de plus que la sainte Vierge et assista à son mariage avec
saint Joseph. Elle était aussi parente du vieux Siméon qui prophétisa lors de la présentation de Jésus au Temple, et liée avec ses fils dès sa jeunesse. Ceux-ci tenaient de leur père un vif désir
de la venue du Messie qu'éprouvait aussi Séraphia. Cette attente du salut était alors dans le coeur de bien des personnes pieuses comme une aspiration secrète et ardente : les autres ne
pressentaient rien de semblable pour l'époque où ils vivaient. Lorsque Jésus, âgé de douze ans, resta à Jérusalem et enseigna dans le Temple, Séraphia, qui n'était pas encore mariée, lui envoyait
sa nourriture dans une petite auberge, située à un quart de lieue de Jérusalem où il restait quand il n'était pas dans le Temple, et où Marie, peu après la nativité, venant de Bethléem pour
présenter Jésus au Temple, s'était arrêtée un jour et deux nuits chez deux vieillards. C'étaient des Esséniens qui connaissaient la sainte Famille. La femme était parente de Jeanne Chusa. Cette
auberge était une fondation pour les pauvres : Jésus et les disciples venaient souvent y loger. Dans les derniers temps de sa vie, lorsqu'il enseigna dans le Temple, je vis souvent Séraphia y
envoyer des aliments. Mais alors elle n'était pas tenue par les mêmes personnes.
Séraphia se maria tard : son mari, Sirach, descendait de la chaste Suzanne ; il était membre du conseil du Temple. Comme dans le commencement il était très opposé à Jésus, sa femme eut beaucoup à
souffrir de lui à cause de son attachement pour le Sauveur. Quelquefois même il l'enfermait pendant assez longtemps dans un caveau. Joseph d'Arimathie et Nicodème le ramenèrent à de meilleurs
sentiments, et il permit à Séraphia de suivre Jésus. Lors du jugement chez Caïphe. Il se déclara pour Jésus avec Joseph et Nicodème, et se sépara comme eux du Sanhédrin.
Séraphia est une grande femme encore belle : elle doit pourtant avoir plus de cinquante ans ; lors de l'entrée triomphale du dimanche des Rameaux, je la vis détacher son voile et l'étendre sur le
chemin où passait le Sauveur. Ce fut ce même voile qu'elle apporta à Jésus pendant cette marche plus triste, mais plus triomphale encore, pour effacer les traces de ses souffrances, ce voile qui
donna à celle qui le possédait un nouveau nom, le nom glorieux de Véronique et qui reçoit encore aujourd'hui les hommages publics de l'Eglise.
Nous ajoutons ici quelques détails donnes par la soeur Emmerich sur sainte Véronique, un jour qu'on lui avait fait toucher des reliques de cette sainte ; c'était le 9 août 1821 : “J'eus,
dit-elle, une vision que je ne me rappelle pas avoir jamais eue précédemment. Dans la troisième année qui suivit l'ascension du Christ, je vis l'empereur romain envoyer quelqu'un à Jérusalem pour
recueillir les bruits relatifs a la mort et à la résurrection de Jésus. Cet homme emmena avec lui à Rome Nicodème, Séraphia et le disciple Epaphras, parent de Jeanne Chusa. C'était un serviteur
des disciples, homme plein de simplicité, qui avait été attaché au service du Temple et qui avait vu Jésus ressuscité dans le Cénacle et ailleurs. Je vis Véronique chez l'empereur, il était
malade, son lit était élevé sur deux gradins, un grand rideau pendait jusqu'à terre. La chambre était carrée, pas très grande, il n'y avait pas de fenêtres mais le jour venait d'en haut : il y
avait de longs cordons avec lesquels on pouvait ouvrir et fermer des volets. L'empereur était seul, ses gens étaient dans l'antichambre. Véronique avait avec elle, outre le suaire, un des
linceuls de Jésus et elle déploya le suaire devant l'empereur qui était tout seul, c'était une bande d'étoffe longue et étroite qu'elle avait auparavant portée en guise de voile sur la tête et
autour du cou. L'empreinte de la face de Jésus se trouvait à une des extrémités et lorsqu'elle la présenta à l'empereur, elle ramassa dans sa main gauche l'autre extrémité du suaire. La face de
Jésus s'y était imprimée avec son sang. Cette empreinte n'était pas comme un portrait, elle était même plus grande qu'un portrait, parce que le linge avait été appliqué tout autour du visage. Sur
l'autre drap était l'empreinte du corps flagellé de Jésus. Je crois que c'était un des draps sur lesquels on l'avait couché pour le laver avant de l'ensevelir. Je ne vis pas l'empereur toucher
ces linges mais il fut guéri par leur vue. Il voulait retenir Véronique à Rome et lui donner une maison et des esclaves, mais elle demanda la permission de retourner à Jérusalem pour mourir au
lieu où Jésus était mort. Elle y revint en effet, et lors de la persécution contre les chrétiens qui réduisit à la misère et à l'exil Lazare et ses sœurs, elle s'enfuit avec quelques autres
femmes. Mais on la prit et on l'enferma dans une prison où elle mourut de faim pour le nom de Jésus à qui elle avait si souvent donné la nourriture terrestre et qui l'avait nourri de sa chair et
de son sang pour la vie éternelle. Je me rappelle vaguement d'avoir vu dans une autre occasion, comment, après la mort de Véronique, le voile resta entre les mains des saintes femmes, comment il
alla ensuite à Edesse, où le porta le disciple Thaddée et où il opéra beaucoup de miracles, puis à Constantinople, et enfin comment il fut transmis à l'Eglise par les apôtres. J'ai cru une
fois qu'il était à Turin où est le linceul du Sauveur, mais je vis à cette occasion l'histoire de tous ces linges sacrés et ils se sont confondus dans mes souvenirs, aujourd'hui encore j'ai vu
beaucoup de choses touchant Séraphia ou Véronique, mais je ne les raconte pas parce que je ne m'en souviens que confusément.”
LA DOULOUREUSE PASSION DE NOTRE SEIGNEUR JESUS CHRIST
d'après les méditations de la Bienheureuse Anne-Catherine
Emmerick
Traduction de l'Abbé de Cazalès Gallica
'Die ekstatische Jungfrau Katharina
Emmerick' par Gabriel von Max, München, Neue Pinakothek