Sans doute, nous regarderions comme une chose précieuse un recueil liturgique qui renfermerait la forme exacte du sacrifice, des sacrements et sacramentaux à l'usage des trois premiers siècles : mais, comme ce recueil n'existe pas pour nous autrement que dans l'ensemble des formules essentielles, qui n'ont pu changer, parce qu'elles sont universelles et, partant, divines ou du moins apostoliques, nous nous contenterons de produire ici certaines particularités racontées par les écrivains du second et du troisième siècle.
Commençons par la description des assemblées chrétiennes au jour du Dimanche, telle qu'elle est présentée aux empereurs par l'Apologiste saint Justin, au second siècle du Christianisme. L'extrême réserve gardée dans ce récit laisse sans doute beaucoup à désirer, mais l'ensemble qu'il offre n'en sera pas moins agréable et utile au lecteur :
" Le jour du soleil, tous ceux qui habitent soit la ville, soit la campagne, se rassemblent dans un même lieu, et là, on lit les Commentaires des Apôtres et les écrits des Prophètes, autant que l'heure le permet. Ensuite, quand le lecteur s'est arrêté, celui qui préside fait à l'assistance a une admonition et exhortation à imiter de si beaux exemples ; après quoi nous nous levons tous ensemble et nous faisons les prières. Ces prières étant finies, on apporte le pain et le vin mêlé d'eau. Alors celui qui préside fait entendre avec force les prières et les actions de grâces, et le peuple avec acclamation répond : Amen.
" On fait la distribution des choses sur lesquelles il a été rendu grâces, à chacun de ceux qui sont présents, et on les envoie aux absents par les diacres. On fait ensuite une collecte : ceux qui sont riches donnent librement ce qu'ils veulent, et on dépose le tout aux mains de celui qui préside, et sa charge est de subvenir aux orphelins et aux veuves, à ceux qui sont dans le besoin pour maladie ou toute autre raison, à ceux qui sont dans les liens et aux voyageurs et pèlerins.
" Nous nous réunissons ainsi au jour du soleil, tant parce que c'est le premier jour, celui auquel Dieu ayant dissipé les ténèbres et remué la matière, créa le monde, que parce qu'en ce même jour, Jésus-Christ notre Sauveur est ressuscité d'entre les morts. La veille du jour de Saturne, ils le crucifièrent, et le lendemain de ce même jour, c'est-à-dire le jour du soleil, se manifestant à ses Apôtres et à ses Disciples, il enseigna les choses que nous venons de vous exposer."
Dans un autre endroit de la même apologie, saint Justin donne d'autres détails qui complètent les précédents : parlant du Baptême et des rites qui l'accompagnent, il en achève la description par celle du divin sacrifice auquel assiste le néophyte :
" Lorsque nous avons ainsi lavé celui qui vient de rendre témoignage de sa foi en notre doctrine, nous le conduisons vers ceux qui sont appelés frères, afin d'offrir des prières communes et pour nous-mêmes, et pour celui qui vient d'être illuminé, et pour tous les hommes, afin qu'arrivant à la connaissance de la vérité, ils deviennent dignes de participer à la même grâce. Quand les prières sont finies, nous nous saluons par le baiser. Ensuite on apporte à celui qui préside, le pain et la coupe de vin mêlé d'eau. Celui-ci les ayant reçus, rend gloire et louange au Père de toutes choses par le nom du Fils et du Saint Esprit, et accomplit une longue Eucharistie, ou Action de Grâces, pour ces mêmes dons que nous avons reçus du Père.
" Quand il a achevé les prières de l'Eucharistie, tout le peuple crie : Amen. Or Amen en langue hébraïque équivaut à Fiat. Celui qui préside ayant terminé les prières, et le peuple ayant répondu, ceux que nous appelons diacres distribuent le pain, le vin et l'eau sur lesquels on a rendu grâces, afin que chacun de ceux qui sont présents y participent, et ils ont aussi le soin de les porter aux absents."
Dans ce récit succinct, nous voyons clairement exposé tout l'ensemble du sacrifice eucharistique, tel qu'il est encore aujourd'hui. Le jour du Dimanche est celui de l'assemblée générale ; la messe dite des Catéchumènes a lieu, comme aujourd'hui, par la lecture des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. Vient ensuite l'Homélie, adressée à l'assistance par le pontife, en manière de commentaire sur les lectures que l'on vient de faire. Après l'Homélie, l'assistance se lève, et ont lieu les prières pour les besoins de l'Église et du monde entier, qui sont placées dans toutes les Liturgies avant la Consécration. La Consécration est, comme aujourd'hui, précédée de l'Action de Grâces, qui est une formule longue, prolixa, à laquelle appartient spécialement le nom d'Eucharistie : c'est le Canon. Les réponses du peuple par acclamation, le baiser de paix, la communion, le ministère des diacres, tout le sacrifice en un mot, se trouve exposé comme en abrégé dans cet admirable et touchant récit, malgré l'attention de l'Apologiste à ne pas révéler les mystères au-delà d'une certaine mesure qui lui a été permise.
Les Chrétiens de cette époque prenaient part aux prières de l'Église, en se tournant vers l'Orient, et tenant les mains étendues en forme de croix ; geste que l'Église latine a retenu pour le prêtre, durant la plus grande partie du sacrifice, et qui est si expressivement rendu sur les peintures des Catacombes romaines. Tertullien en explique le mystère en son livre de la Prière.
De même que nous avons emprunté à saint Justin la description du Sacrifice de l'Église primitive, nous rapporterons ici plusieurs des cérémonies qui accompagnaient le baptême à cette époque, d'après Tertullien que nous venons de citer. Voici quelques-uns des traits qu'il rapporte en passant : "Avant d'entrer au lieu où était l'eau, le Catéchumène, sous la main du pontife, protestait de sa renonciation au diable, à ses pompes et à ses anges. Ensuite il était plongé trois fois, et proférait les paroles qui appartiennent à la Tradition et non à l'Évangile. Étant levé des fonts, on lui donnait à goûter le lait et le miel, et à partir de ce jour, il devait s'abstenir du bain ordinaire, pendant toute une semaine".
On se disposait au baptême par de fréquentes oraisons, par des jeûnes, des génuflexions, et par la confession secrète des péchés. Le temps d'administrer solennellement ce grand Sacrement était la fête de Pâques et celle de la Pentecôte. Enfin on ne finirait pas si l'on voulait rappeler ici tout ce que cet auteur énumère, dans ses divers écrits, de rites et d'observances relatives à l'administration de ce premier sacrement des Chrétiens.
Nous n'entreprendrons donc point de faire le dépouillement des richesses liturgiques dont sont remplis les écrits de Tertullien, ces écrits si énergiques dans lesquels on retrouve au naturel les mœurs de l'Église d'Afrique. Nous nous contenterons de dire ici un mot d'après lui sur l'important sujet des funérailles des Chrétiens. On voit par un passage très précieux de son traité De Anima, que le Chrétien de ces premiers temps allait à la sépulture, conduit par un prêtre, et que ce prêtre confiant cette dépouille mortelle à la terre, souhaitait, comme aujourd'hui, la paix à l'âme que la suprême volonté avait momentanément séparée du corps. Et tel était le zèle des Chrétiens à témoigner leur foi dans la résurrection des corps, qu'ils n'avaient rien de précieux quand il s'agissait de la religion des tombeaux. "Si les Arabes, dit Tertullien au Sénat romain, si les Arabes se plaignent que nous n'achetons pas d'encens, les Sabéens, du moins, savent que la sépulture des Chrétiens consomme une plus grande quantité de leurs aromates, qu'il n'en est employé à faire fumer devant les dieux."
Ce seul trait nous montre le zèle des Chrétiens pour les pratiques de leur culte, et nous révèle la splendeur de leurs cérémonies tant publiques que domestiques. Mais combien d'autres détails, combien de formules liturgiques précieuses n'aurions-nous pas encore aujourd'hui, si le secret dont furent environnés les mystères chrétiens à cette époque, eût permis leur manifestation dans des écrits publics ! Cette considération doit toujours être présente à quiconque veut écrire ou résumer quelque chose sur la Liturgie, non seulement des trois premiers siècles, mais on pourrait même dire des trois ou quatre qui les ont suivis. Ce n'est pas ici le lieu de donner les preuves de l'existence de ce secret auguste qui garda si fidèlement les traditions chrétiennes pures de tout contact profane. Les témoignages en sont trop abondants dans les écrits des Pères, soit avant, soit après la paix de l'Eglise, et personne, que nous sachions, ne conteste aujourd'hui un fait matériel aussi palpable. Seulement nous répéterons ce que nous disions tout à l'heure, savoir : que le premier résultat de ce secret pour les siècles où nous vivons, a été de rendre plus ou moins obscures certaines formes et certains accidents de la Liturgie primitive, bien qu'un assez grand nombre de parties soit encore resté en lumière, comme pour nous aider à suppléer le reste, au moyen de conjectures probables.
Toutefois, ainsi que nous l'avons dit dans le chapitre précédent, nous sommes en droit strict de faire remonter à l'époque que nous décrivons en ce moment, sinon à celle même des Apôtres, le texte des Liturgies dites Apostoliques, le Canon de la Messe latine, les formules accompagnant l'administration des Sacrements ; en sorte que personne ne saurait nier raisonnablement que le style liturgique, tel qu'il est universellement exprimé dans tous ces monuments, et tel qu'il a été imité dans les siècles suivants, ne soit un produit du génie chrétien de l'époque primitive. Nous en donnerons ici une preuve qui n'a peut-être jamais été alléguée, mais qui n'en est pas moins incontestable.
Nous voyons dans les Actes des Martyrs, la plupart de ces généreux Confesseurs du Christ, au moment de consommer leur sacrifice, résumer dans une prière de style solennel leurs vœux et leurs adorations. Toutes ces formules se ressemblent, qu'elles soient proférées par des Évêques comme saint Ignace d'Antioche, par des laïques comme saint Théodote d'Ancyre, par de simples femmes, comme sainte Afra. Or rien de plus visible que l'identité du style de ces prières avec celles de l'Église dans la célébration des mystères. On pourrait donc légitimement, en s'appuyant sur l'analogie comme sur une règle de certitude, rapporter la rédaction de ces antiques formules à l'âge héroïque, à l'âge des martyrs. Mais nous nous devons de justifier notre assertion par des exemples. Nous citerons ici, dans le texte, la prière de saint Polycarpe ; voici cette prière : "Domine Deus omnipotens, Pater dilecti ac benedicti Filii tui Jesu Christi, per quem tui notitiam accepimus ; Deus Angelorum et virtutum, ac universae creaturae totiusque justorum generis qui vivunt in conspectu tuo ; benedico te, quoniam me hac die atque hac hora dignatus es, ut partem caperem in numero martyrum tuorum, in calice Christi tui, ad resurrectionem vitae alternas, anima et corporis, in incorruptione Spiritus sancti : inter quos utinam suscipiar hodie coram te, in sacrificio pingui et accepto, quemadmodum prœparasti et prœmonstrasti et adimplevisti, mendacii nescius ac verax Deus. Quapropter de omnibus laudo te, benedico te, glorifico te, cum sempiterno et cœlesti Jesu Christo, dilecto tuo Filio ; cum quo tibi et Spiritui sancto gloria, et nunc et in futura secula. Amen."
Une autre source qu'on ne doit pas manquer de consulter pour connaître l'état de la Liturgie dans les trois premiers siècles, est le recueil de la discipline générale de cette époque. Nous placerons en tête les Canons apostoliques, si anciens qu'on ne peut faire remonter leur rédaction définitive au-dessous du second siècle.
On y lit, au canon troisième, la défense de placer sur l'autel du miel, du lait, ou tout autre objet que la matière même du Sacrifice du Seigneur ; après quoi il est ajouté : "Qu'il ne soit permis d'offrir à l'autel rien autre chose que l'huile pour le luminaire, et l'encens au temps de la sainte oblation."
Ce canon est important, principalement pour constater l'antiquité de l'usage de brûler de l'encens à l'autel ; usage du reste, qui, ayant été pratiqué dans la loi mosaïque et dans toutes les religions, devait naturellement prendre place parmi les observances chrétiennes. Si nous avons vu plus haut Tertullien affirmer que les Chrétiens n'achetaient pas d'encens, il entendait dire par là que, ne s'en servant que dans la célébration du sacrifice, par la seule main du pontife, la consommation qu'ils en faisaient était de beaucoup moindre que celle qu'en faisaient les païens, chez lesquels les simples particuliers brûlaient eux-mêmes, à toute heure, l'encens devant les mille vains objets de leur idolâtrie.
Au canon huitième, il est enjoint à l'évêque, au prêtre, au diacre, à tout clerc, de communier à l'oblation, à moins de raison suffisante, et ce, sous peine d'être séparé du reste du peuple ; et, dans le canon suivant, on prononce la même peine contre ceux des fidèles qui, étant entrés dans l'Église, et ayant entendu la lecture des Écritures qui forme ce qu'on appelle la Messe des Catéchumènes, ne resteraient pas pour prendre part aux prières et à la communion.
Le canon quarante-deuxième ordonne de séparer de la communion un sous-diacre, un lecteur, ou un chantre qui s'abandonnerait aux jeux de hasard. Ainsi l'Église avait dès lors des chantres pour les offices divins. Du reste, il en est parlé dans plusieurs endroits des Constitutions apostoliques.
Le soixante-onzième et le soixante-douzième canon, statuent de graves peines contre tout clerc et tout laïque qui oseraient soustraire de la sainte Eglise, soit de la cire ou de l'huile, soit un vase d'or ou d'argent, soit un voile consacré au culte.
Tels sont les principaux traits relatifs à la Liturgie que nous trouvons dans les Canons apostoliques. On voit qu'ils se rapportent parfaitement au genre de détails que nous avons signalés plus haut, d'après les monuments de cette époque.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE IV, DE LA LITURGIE DURANT LES TROIS PREMIERS SIECLES DE L'EGLISE