Il nous semble que nous en avons dit assez pour dévoiler l'intention expresse qu'avaient eue les auteurs du nouveau bréviaire de diminuer le culte de la sainte Vierge. Montrons maintenant ce qu'ils avaient fait contre l'autorité du Siège apostolique.
D'abord, jusqu'à la publication du nouveau bréviaire, l'Église de Paris avait célébré, avec toute l'Église, au 18 janvier, la Chaire de saint Pierre à Rome, et au 22 février, la Chaire du même apôtre à Antioche, pour honorer le souverain Pontificat qui avait eu son siège successivement dans ces deux villes. C'était trop pour Vigier et Mésenguy, d'employer deux jours de l'année à la confession d'un dogme aussi odieux à la secte que l'est celui de la principauté papale. Ils avaient donc réuni les deux Chaires en un même jour, et brisé encore sur ce point avec Rome et toutes les Églises qui la suivent. L'invitatoire des matines était aussi fort remarquable. En place de l'ancien qui était ainsi conçu : Tu es Pastor ovium, Princeps Apostolorum, tibi tradidit Deus claves regni cœlorum, on avait substitué celui-ci : Caput corporis Ecclesiœ Dominum, venite adoremus. Certes, un calviniste n'aurait garde de se scandaliser d'un tel invitatoire. Mais il faut avouer qu'il est par trop fort d'avoir été choisir le jour de la Chaire de saint Pierre, chef de l'Église, pour s'en venir taire dans l'invitatoire l'objet de la fête, ou plutôt pour donner le change sur cet objet. On reconnaît là le même génie qui a créé la fameuse oraison de saint Damase : Nullum primum nisi Christum sequentes, etc.
Au reste, cet office de la Chaire de saint Pierre était remarquable par une hymne de Coffin, dont une strophe donnait prise à une juste critique et excita des réclamations. La voici ; le poète s'adresse à saint Pierre :
Cœlestis intus te Pater addocet,
Hinc voce certa progenitum Deo
Parente Christum confiteris
Ingenito similem parenti.
Il est évident, par l'Évangile, que saint Pierre n'a point parlé de la sorte. Il n'a point dit que Jésus-Christ fût simplement semblable à son Père ; les ariens le voulaient ainsi, mais le concile de Nicée condamna cette manière de parler et obligea les fidèles à confesser explicitement l'unité de substance dans le Père et le Fils. On conçoit que le Principal du Collège de Beauvais, quoique fort zélé pour la Délectation relativement victorieuse, ne fût pas un très fort théologien. Rien ne l'obligeait à cela : mais on n'était pas obligé non plus de l'aller chercher pour composer dans le Bréviaire de Paris les hymnes destinées à remplacer celles que la tradition et l'autorité de tant d'Églises, jointes au Siège apostolique, ont consacrées. Sur ce point, comme sur tous les autres, nous sommes en droit d'exiger, des nouvelles Liturgies, une doctrine plus pure, une autorité plus grande, un caractère plus élevé ; autrement, toute cette levée de boucliers contre la Mère Eglise est un scandale, et rien de plus.
On avait procédé aussi par suppression pour affaiblir la dignité du Saint-Siège. C'était peu que François de Harlay eût fait descendre la fête de saint Pierre au degré de solennel mineur ; le nouveau bréviaire, enchérissant sur cette témérité, la dépouillait de son octave. Le beau sermon de saint Léon, au second nocturne, l'homélie de saint Jérôme, au troisième, avaient été sacrifiés. On cherchait en vain une autre homélie de saint Léon, sur la dignité du Prince des Apôtres, qui se trouvait au samedi des Quatre-Temps du carême. L'évangile même auquel se rapportait cette homélie avait disparu. Dans la légende de l'office de saint Grégoire le Grand, on avait retranché les paroles dans lesquelles ce grand pape se plaint de l'outrage fait à saint Pierre par Jean le Jeûneur, patriarche de Constantinople, qui s'arrogeait le titre d'évêque œcuménique. On a vu plus haut que plusieurs saints papes avaient été effacés du calendrier, ou réduits à une mémoire. Au reste, la secte, en cela, ne faisait rien d'extraordinaire : on sait quelle haine elle porta dans tous les temps au Siège apostolique.
Si, après avoir reconnu quelques-unes des nombreuses preuves du système suivi au nouveau bréviaire, dans le but de comprimer la piété catholique et de favoriser les erreurs du temps, le lecteur vient à jeter un coup d'oeil sur l'ensemble de cette Liturgie, il ne saurait manquer d'être choqué par les nouveautés les plus étranges qui s'y rencontrent de toutes parts.
Le Psautier n'est plus distribué suivant l'antique division, qui datait pourtant du IVe siècle. On voit que l'amour de l'antiquité qui transporte tous nos modernes liturgistes, ne les a pas laissés insensibles aux avantages d'un bréviaire rendu plus court par une distribution moins pénible du Psautier. Nous le répétons, nous sommes loin de blâmer l'intention si louable de procurer la récitation hebdomadaire du Psautier ; mais les rédacteurs du nouveau bréviaire avaient-ils réussi à donner une solution convenable de ce grand problème liturgique ? Il nous semble qu'un travail si grave appartenait, avant tout, à des mains catholiques ; il intéresse de trop près l'esprit de prière que les hérétiques ne peuvent connaître. En outre, ne devait-on pas, même en s'écartant de l'antiquité dans ce nouveau partage des cantiques du roi-prophète, suivre le génie de l'ancienne division et en conserver les mystères ? Dans ce cas, on n'eût point imaginé, par exemple, de dire les psaumes de matines en nombre impair, dans les jours de férié, ce qui est contraire aux traditions de l'Église tout entière. Était-il donc nécessaire de supprimer en masse les belles hymnes du Psautier romain, qui sont toutes des premiers siècles de l’Église et si remplies d'onction et de lumière ? Il va sans dire que Coffin avait fait les frais de toutes les nouvelles, et quant à la division du Psautier lui-même, elle était, à peu de chose près, celle de Foinard, dans son Breviarium Ecclesiasticum. Au IVe siècle, saint Damase et saint Jérôme s'étaient unis pour déterminer la division liturgique du Psautier. L'Église de Paris, quatorze siècles après, voulant donner une nouvelle face à cette grande œuvre, se recommandait à Vigier, à Mésenguy, à Coffin, lesquels, pour toute tradition, consultaient le docteur Foinard !
Parlerons-nous des absolutions et des bénédictions qu'on avait empruntées à l'Écriture sainte, et dont la longueur, la phrase obscure contrastaient si fortement avec les anciennes qui étaient de style ecclésiastique, cadencées et si propres au chant ? Nous avons cité plus haut celle de prime, comme un monument des intentions des rédacteurs. Le défaut de clarté que nous signalons se faisait remarquer principalement dans la bénédiction des complies. Dans la Liturgie romaine, elle est ainsi conçue : Benedicat et custodiat nos omnipotens et misericors Dominas, Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus. Rien de plus simple et de plus touchant que ce souhait de paix sur l'assemblée des fidèles : Que Dieu nous bénisse, qu'il nous garde durant cette nuit : Dieu puissant qui nous gardera, Dieu miséricordieux qui nous bénira, le Père, le Fils, le Saint-Esprit ! Écoutons maintenant Vigier et Mésenguy : Gratia Domini nostri Jesu Christi, et caritas Dei et communicatio Sancti Spiritus sit cum omnibus vobis ! On voit tout de suite l'intention des Docteurs. D'abord la Grâce ; toujours la Grâce; puis un texte de l'Ecriture sainte, un texte qui renferme les trois personnes de la sainte Trinité. Voilà leur pensée, l'objet de leur triomphe. Nous dirons d'abord qu'il faut avoir une terrible peur de la tradition ou une bien violente antipathie contre elle, pour la poursuivre, à coups d'Écriture sainte, jusque dans une bénédiction de deux lignes.
Ensuite, le texte biblique qui remplace la formule romaine est-il donc si propre à remplir le but qu'on se propose ? Un théologien trouvera sans doute le mystère de la Trinité dans cette phrase de l'apôtre ; mais les simples fidèles, accoutumés à faire le signe de la croix pendant que le prêtre prononçait ces mots : Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus, comment feront-ils désormais ? Voici une formule dans laquelle on commence par nommer Jésus-Christ, sans la dénomination de Fils ; vient ensuite le nom de Dieu, sans la qualité de Père, et placé d'ailleurs au second rang, après le Fils ; enfin le Saint-Esprit, avec le mot communicatio qui n'est pas des plus clairs. Il nous semble que l'Église romaine, quoiqu'elle ne parle pas si souvent de la Grâce, s'entend mieux encore à instruire et à édifier le peuple fidèle. Ce procédé d'examen auquel nous venons de soumettre la bénédiction parisienne des complies, peut être appliqué avec facilité, et presque toujours avec un résultat aussi favorable à la Liturgie romaine, dans les nombreuses occasions où les nouveaux livres ont remplacé les formules grégoriennes.
Le propre du temps, dans le nouveau bréviaire, ne présentait pas un seul office qui n'eût été refait, et même, la plupart du temps, en entier. Les fêtes de Noël (si on excepte quelques antiennes et un répons), de Pâques, de la Pentecôte, n'étaient plus célébrées par les mêmes chants. L'avent, le carême, le temps pascal, avaient vu sacrifier leurs innombrables répons, antiennes, versets, leçons ; à peine une centième partie avait été conservée. Mais ce qui était le plus grave et en même temps le plus affligeant pour la piété catholique, c'est que l'office des trois derniers jours de la semaine sainte avait été entièrement refondu et présentait, dans sa presque totalité, un aspect différent de cet imposant corps de psalmodie et de chants qui remontait aux premiers siècles, et auquel se conforment chaque année les diverses églises et monastères qui ont le privilège d'user, le reste du temps, d'une Liturgie particulière. N'avait-on pas aussi le droit de regarder comme un attentat contre le divin Sacrement de l'Eucharistie, la suppression de cet admirable office du Saint-Sacrement, dont la composition forme une des principales gloires du Docteur angélique ? Ne serait-il pas humiliant pour l'Église de Paris de répudier saint Thomas d'Aquin, pour accepter en place Vigier et Mésenguy ? Par grâce singulière, on avait pourtant gardé les hymnes.
Le propre des saints, comme on doit déjà le conclure de ce que nous avons dit, présentait un aspect non moins affligeant. Les réductions faites au calendrier l'avaient appauvri dans la même proportion. Les légendes, dépouillées d'une partie de leurs miracles et de leurs récits pieux ; les anciens offices propres de la sainte Croix, de la Toussaint, de saint André, sainte Lucie, sainte Agnès, sainte Agathe, saint Laurent, saint Martin, sainte Cécile, saint Clément, etc., supprimés malgré leur ineffable mélodie ; et les octaves, non seulement de saint Pierre et de saint Paul, mais de saint Jean-Baptiste et de saint Martin, anéanties ; la plupart des offices réduits à trois leçons, afin de rendre l'office plus court : voilà quelques-unes des graves innovations qui choquaient tout d'abord la vue dans le nouveau propre des saints.
Les communs n'étaient pas moins modernisés. Dans l’ancien bréviaire, cependant, ils étaient presque entièrement formés des paroles de l'Écriture sainte, et c'était à cette même source que François de Harlay avait été chercher les antiennes et les répons dont il avait jugé à propos de les augmenter. Dans l'œuvre de Vigier et Mésenguy, tout avait été renouvelé, antiennes, répons, versets, hymnes, capitules, etc. ; à peine avait-on fait grâce à deux ou trois textes qui, encore, avaient été changés de place. De nouveaux communs avaient été ajoutés ; ce que nous ne voulons pourtant pas blâmer en soi ; mais une grave et déplorable mesure était la suppression du titre de confesseur, qui, cependant, occupe une si grande place dans le partage des différents communs.
L'office de Beata in Sabbato, le petit office de la sainte Vierge lui-même, déjà défiguré par François de Harlay, avait reçu le dernier coup dans le nouveau bréviaire. Hors les psaumes qu'on avait conservés, c'était à peine s'ils conservaient quelque rapport avec les mêmes offices tels que le peuple chrétien a coutume de les réciter et de les chanter.
Les prières de la recommandation de l'âme avaient été tronquées, et les parties considérables qu'on avait fait disparaître et qui étaient remarquables par une si merveilleuse onction et par un langage tout céleste, avaient été remplacées, suivant l'usage, par des versets et des lectures de la Bible. L'office des morts, si ancien, si primitif, se montrait refait sur un nouveau plan. La plupart des antiennes avaient disparu ; les sublimes répons de matines, à l'exception d'un seul, ne se trouvaient plus. Ce nouveau Bréviaire de Paris n'avait pas même fait grâce à ces répons attribués à Maurice de Sully, que l'Église de Paris avait eu, disait-on, la gloire de donner à l'Église romaine. On avait été jusqu'à faire un nouveau Libera avec des morceaux du Psaume LXVIII. L'office de laudes avait été abrégé d'un tiers. Cependant, les morts qui ne sont plus en voie de profiter des avantages d'une prière plus courte, les morts qui sont si vite oubliés, auraient bien eu droit qu'on fit pour eux quelque exception dans cette mesure générale d'abréviation liturgique.
Enfin, dans le nouveau bréviaire tout entier, il n'y avait que deux articles sur lesquels eût été conserve fidèlement l'ancienne forme. C'étaient la Bénédiction de la Table et l'Itinéraire. On avait été tolérant jusque laisser, dans la première, les paroles Mensœ cœlestis participes, etc., et Ad Cœnam perpetuae vitœ, etc. ; et, dans le second, l'antienne tout aussi peu biblique In viam pacis. Etait-ce oubli, ou préméditation ? Nous ne saurions le dire ; mais nous avons dû faire cette remarque pour compléter ce coup d'œil général sur l'œuvre de Vigier et de Mésenguy.
Le nouveau bréviaire étant tel que nous venons de le décrire, son apparition ne pouvait manquer d'exciter un soulèvement dans la portion du clergé qui s'était formellement déclarée contre les nouvelles erreurs. Le séminaire de Saint-Sulpice qui, dès 1680, n'avait renoncé au Bréviaire romain pour accepter celui de François de Harlay, qu'après une résistance consciencieuse et sur l'injonction expresse de cet archevêque, protestait contre la nouvelle Liturgie avec une franchise digne de l'inviolable orthodoxie qu'il avait toujours fait paraître. Le séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet témoignait les mêmes répugnances ; plusieurs curés, entre autres Parquet, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, manifestaient hautement leur indignation. Le conseil même de l'archevêque était divisé. Les abbés Robinet et Regnauld, grands vicaires du prélat, n'avaient qu'un même langage contre le bréviaire avec le docteur Gaillande, filleul de Tournely et l'un des plus ardents adversaires du jansénisme.
Tout à coup, on vit paraître un écrit énergique intitulé : Lettre sur le nouveau bréviaire, brochure de onze pages in-4°, datée du 25 mars 1736, dans laquelle étaient résumés avec précision et vigueur les motifs de cette opposition dans laquelle se réunissaient les corps et les personnes que Paris et la France entière connaissaient pour être les plus intègres dans la défense des décisions de l'Église contre le jansénisme. Les Nouvelles ecclésiastiques attribuèrent cet écrit à Gaillande ; mais, suivant l'Ami de la Religion, il avait pour auteur le P. Claude-René Hongnant, jésuite, un des rédacteurs des Mémoires de Trévoux.
Quoi qu'il en soit, le scandale monta bientôt à son comble, pour le triomphe de la secte, et aussi, par la permission divine, pour l'instruction des catholiques.
Pendant que l'archevêché se taisait dans un moment aussi solennel que celui où un prêtre orthodoxe signalait les perfides manœuvres de l'hérésie jusque dans un livre pour lequel on avait surpris l'approbation d'un prélat cassé de vieillesse ; les gens du roi, par suite de leurs vieilles prétentions de juges en matière de Liturgie, prenaient fait et cause pour le nouveau bréviaire, et un arrêt du Parlement de Paris, rendu le 8 juin, sur le réquisitoire de l'avocat général Gilbert de Voisins, condamnait la Lettre sur le nouveau bréviaire à être lacérée et brûlée, au pied du Grand-Escalier, par la main du bourreau.
C'était sous de pareils auspices que s'annonçait la nouvelle Liturgie.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE.