Alors qu'en Matthieu le Notre Père est introduit par une courte catéchèse sur la prière en général, en Luc nous le trouvons dans un autre contexte, lorsque Jésus est sur le chemin de Jérusalem. Luc introduit la prière du Seigneur par cette remarque : "Un jour, quelque part, Jésus était en prière. Quand il eut terminé, un de ses disciples lui demanda : Seigneur, apprends-nous à prier" (Lc 11, 1).
Le contexte est donc la rencontre avec Jésus en prière, qui éveille chez les disciples le désir qu'il leur enseigne à prier. C'est très caractéristique pour Luc, qui a accordé à Jésus en prière une place particulière dans son Évangile. L'agir de Jésus dans son ensemble procède de sa prière, il est porté par elle. Ainsi, des événements essentiels de son chemin, dans lesquels se révèle progressivement son mystère, se présentent comme des événements de prière. La confession de foi de Pierre, lorsque ce dernier reconnaît Jésus en tant que Dieu Saint, est placée dans le contexte de la rencontre avec Jésus en prière (Lc 9, 18-21). La transfiguration de Jésus est également un événement de prière (9, 28-36).
Il est donc significatif que Luc place le Notre Père dans le contexte de la prière personnelle de Jésus lui-même. Il nous fait ainsi participer à sa prière ; il nous conduit à l'intérieur du dialogue intime de l'amour trinitaire ; il hisse pour ainsi dire nos détresses humaines jusqu'au cœur de Dieu. Cependant, cela signifie aussi que les paroles du Notre Père nous indiquent le chemin de la prière intérieure ; elles représentent des orientations fondamentales pour notre existence ; elles veulent nous conformer à l'image du Fils. La signification du Notre Père dépasse la simple communication de paroles de prière. Le Notre Père veut former notre être, il veut nous mettre dans les mêmes dispositions que Jésus.
Pour l'interprétation du Notre Père, cela signifie deux choses. D'abord, il est très important d'écouter aussi précisément que possible la parole de Jésus telle qu'elle nous est transmise dans l'Écriture. Nous devons, dans la mesure du possible, chercher vraiment à connaître les pensées que Jésus voulait nous transmettre par ces paroles. Mais nous ne devons pas perdre de vue que le Notre Père vient de sa propre prière, du dialogue du Fils avec son Père. Cela veut dire qu'il plonge dans une grande profondeur, au-delà des mots. Il englobe toute l'étendue de l'humanité de tous les temps, c'est la raison pour laquelle une interprétation purement historique, si nécessaire soit-elle, ne pourra pas le sonder.
Grâce à leur union intime avec le Seigneur les grands priants de tous les siècles ont pu descendre dans les profondeurs au-delà des mots, ils peuvent donc continuer à nous faire accéder à la richesse cachée de la prière. Et chacun de nous, grâce à sa relation personnelle avec Dieu, peut se sentir accueilli et gardé dans cette prière. Avec sa mens, son propre esprit, il doit sans cesse aller à la rencontre de la vox, la parole venant du Fils vers nous ; il doit s'ouvrir à elle et se laisser guider par elle. Ainsi, le cœur de chacun s'ouvrira et il verra comment le Seigneur veut à ce moment prier avec lui.
Le Notre Père nous est transmis par Luc sous une forme plus brève, et par Matthieu dans la forme reçue par l'Eglise, qui continue à l'utiliser dans sa prière. La discussion sur l'antériorité de telle ou telle forme n'est pas superflue, mais elle n'est pas décisive. Dans l'une comme dans l'autre version, nous prions avec Jésus, et nous sommes reconnaissants du fait que la forme matthéenne des sept demandes développe clairement ce qui, chez Luc, semble suggéré en partie seulement.
Avant d'entrer dans l'interprétation détaillée regardons maintenant brièvement la structure du Notre Père tel qu'il nous est transmis par Matthieu. Elle se compose d'abord d'une invocation initiale et de sept demandes. Trois d'entre elles sont formulées à la deuxième personne du singulier, quatre à la première personne du pluriel. Dans les trois premières demandes, il s'agit de Dieu lui-même dans ce monde ; dans les quatre demandes suivantes, il s'agit de nos espérances, de nos besoins et de nos difficultés. On pourrait comparer la relation entre les deux sortes de demandes du Notre Père avec la relation entre les deux tables du Décalogue, qui sont en fait des développements des deux parties du commandement principal — l'amour de Dieu et l'amour du prochain — nous conduisant à entrer dans le chemin de l'amour.
Ainsi, dans le Notre Père est affirmé d'abord le primat de Dieu, dont découle naturellement la question de la juste façon d'être homme. Ici, il s'agit également d'abord du chemin de l'amour, qui est en même temps le chemin de la conversion. Afin qu'il puisse demander de la bonne façon, l'homme doit se tenir dans la vérité. Et la vérité, c'est d'abord Dieu, le Royaume de Dieu.
Avant tout, nous devons sortir de nous-mêmes et nous ouvrir à Dieu. Rien ne sera à sa place tant que nous ne serons pas à notre juste place par rapport à Dieu. Le Notre Père commence donc avec Dieu et il nous conduit, à partir de lui, sur les voies de "l'être homme". Pour finir, nous descendons jusqu'à l'ultime menace pour l'homme guetté par le Malin. Ici, peut surgir en nous l'image du dragon de l'Apocalypse, qui mène la guerre contre les hommes "qui observent les commandements de Dieu et qui gardent le témoignage pour Jésus".
Mais le commencement reste toujours présent : nous savons que Notre Père est auprès de nous, qu'il nous tient dans sa main, qu'il nous sauve. Le père Hans Peter Kolvenbach parle dans son livre d'exercices spirituels d'un starets orthodoxe qui ne pouvait s'empêcher "de faire réciter le Notre Père en commençant par le dernier mot, afin qu'on devienne digne de clore la prière avec les paroles initiales : Notre Père. De cette manière, déclarait-il, on prend le chemin pascal : on commence dans le désert avec la tentation, on retourne en Égypte, on parcourt à nouveau le chemin de l'Exode, par les stations du Pardon et de la manne de Dieu, pour arriver grâce à la volonté de Dieu dans la Terre promise, le Royaume de Dieu, où il nous communique le mystère de son Nom : Notre Père."
Les deux chemins, l'ascendant et le descendant, peuvent ensemble nous rappeler que le Notre Père est toujours une prière de Jésus et qu'elle s'éclaire à partir de la communion avec lui. Nous prions le Père qui est aux cieux, que nous connaissons à travers son Fils. Jésus se tient toujours derrière les demandes, comme nous le verrons dans les explications détaillées.
Et enfin, le Notre Père étant une prière de Jésus, c'est une prière trinitaire. Nous prions le Père avec Jésus et par le Saint-Esprit.
Benoît XVI
Jésus de Nazareth
tome 1, chapitre V (extrait)
La Transfiguration par Fra Angelico
" La transfiguration de Jésus est également un événement de prière."