" Ô Dieu qui, dans la glorieuse Transfiguration de votre Fils unique, avez confirmé par le témoignage des pères les mystères de la Foi, et par la voix sortie de la nuée lumineuse avez admirablement signifié d'avance l'adoption parfaite des enfants ; rendez-nous dans votre miséricordieuse bonté les cohéritiers effectifs de ce Roi de gloire, en nous faisant participants de la même gloire qui resplendit en lui".
Noble formule, qui résume la prière de l'Eglise et nous donne sa pensée en cette fête de témoignage et d'espérance.
L'Eglise, née du côté ouvert de l'Homme-Dieu sur la croix, ne devait point se rencontrer avec lui face à face ici-bas ; lorsque, ressuscité des morts, il aurait scellé son alliance avec elle dans l'Esprit-Saint envoyé pour cela des cieux, c'est de la Foi seule que devait s'alimenter son amour.
A cause de cela, c'est pour elle qu'un jour de sa vie mortelle encore, faisant trêve à la commune loi de souffrance et d'obscurité qu'il s'était imposée pour sauver le monde, il laissa son naturel écoulement à la gloire qui remplissait en lui l'âme bienheureuse. Le Roi des Juifs et des Gentils se révélait sur la montagne où sa calme splendeur éclipsait pour jamais les foudres du Sinaï ; le Testament de l'alliance éternelle se déclarait, non plus dans la promulgation d'une loi de servitude gravée sur la pierre, mais dans la manifestation du Législateur lui-même, venant sous les traits de l'Epoux régner par la grâce et la beauté sur les cœurs. La prophétie et la loi, qui préparèrent ses voies dans les siècles d'attente, Elie et Moïse, partis de points différents, se rencontraient près de lui comme des courriers fidèles au point d'arrivée ; faisant hommage au Maître commun de leur mission conduite à son terme, ils s'effaçaient devant lui à la voix du Père disant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé !
Trois témoins, autorisés plus que tous autres, assistaient à cette scène solennelle : le disciple de la foi, celui de l'amour, et l'autre fils du tonnerre qui devait le premier sceller dans le sang la foi et l'amour apostoliques. Conformément à l'ordre donné et à toute convenance, ils gardèrent religieusement le secret du Roi, jusqu'au jour où celle qu'il concernait pût la première en recevoir communication de leurs bouches prédestinées.
Le six août fut-il ce jour à jamais précieux pour l'Eglise ? Plus d'un docteur des rites sacrés l'affirme. Du moins convenait-il que le fortuné souvenir en fût de préférence célébré au mois de l'éternelle Sagesse, Eclat de la lumière incréée, miroir sans tache de l’infinie bonté, c'est elle qui, répandant la grâce sur les lèvres du Fils de l'homme, en fait aujourd'hui le plus beau de ses frères, et dicte plus mélodieux que jamais au chantre inspiré les accents de l'épithalame : Mon cœur a proféré une parole excellente, c'est au Roi que je dédie mes chants.
Aujourd'hui, sept mois écoulés depuis l'Epiphanie manifestent pleinement le mystère dont la première annonce illumina de si doux rayons le Cycle à ses débuts ; par la vertu du septénaire ici à nouveau révélée, les commencements de la bienheureuse espérance que nous célébrions alors, enfants nous-mêmes avec Jésus enfant, ont grandi comme l'Homme-Dieu et l'Eglise ; et celle-ci, établie dans l'inénarrable paix de la pleine croissance qui la donne à l'Epoux, appelle tous ses fils à croître comme elle par la contemplation du Fils de Dieu jusqu'à la mesure de l'âge parfait du Christ. Comprenons donc la reprise en ce jour, dans la Liturgie sainte, des formules et des chants de la glorieuse Théophanie. Lève-toi, Jérusalem ! sois illuminée ; car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur s'est levée sur toi. C'est qu'en effet, sur la montagne, avec le Seigneur est glorifiée aussi l'Epouse, resplendissante elle-même de la clarté de Dieu.
Car tandis que "sa face resplendissait comme le soleil, dit de Jésus l'Evangile, ses vêtements devinrent blancs comme la neige". Or ces vêtements, d'un tel éclat de neige, observe saint Marc, qu'il n'y a point de foulon qui puisse en faire d'aussi blancs sur la terre, que sont-ils sinon les justes, inséparables de l'Homme-Dieu et son royal ornement, sinon la robe sans couture qui est l'Eglise, et que la douce souveraine célébrée hier continue de tisser à son Fils de la plus pure laine, du plus beau lin qu'ait trouvés la femme forte ? Aussi, bien que le Seigneur, ayant traversé le torrent de la souffrance, soit personnellement entré déjà sans retour dans sa gloire, le mystère de la radieuse Transfiguration ne sera complet qu'à l'heure où le dernier des élus, ayant lui-même passé par la préparation laborieuse du foulon divin et goûté la mort, aura rejoint dans sa résurrection le chef adoré. Face du Sauveur, ravissement des cieux, c'est alors qu'en vous brilleront toute gloire, toute beauté, tout amour. Exprimant Dieu dans la directe ressemblance du Fils par nature, vous étendrez les complaisances du Père au reflet de son Verbe constituant les fils d'adoption, et se jouant dans l'Esprit-Saint jusqu'aux dernières franges du manteau qui remplit au-dessous de lui le temple.
D'après la doctrine de l'Ange de l'école, en effet, l'adoption des enfants de Dieu, qui consiste en une conformité d'image avec le Fils de Dieu par nature, s'opère en une double manière : d'abord par la grâce de cette vie, et c'est la conformité imparfaite ; ensuite par la gloire de la patrie, et c'est la conformité parfaite, selon cette parole de saint Jean : "Nous sommes dès maintenant les enfants de Dieu, et cependant ce que nous serons ne paraît pas encore ; nous savons que lorsque Jésus apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons comme il est".
La parole éternelle : Vous êtes mon Fils, Je vous ai engendré aujourd'hui, a eu deux échos dans le temps, au Jourdain et sur le Thabor ; et Dieu, qui ne se répète jamais, n'a point en cela fait exception à la règle de ne dire qu'une fois ce qu'il dit. Car, bien que les termes employés dans les deux circonstances soient identiques, ils ne tendent pas au même but, dit toujours saint Thomas, mais à montrer cette manière différente dont l'homme participe à la ressemblance de la filiation éternelle. Au baptême du Seigneur, où fut déclaré le mystère de la première régénération, comme dans sa Transfiguration qui nous manifeste la seconde, la Trinité apparut tout entière : le Père dans la voix entendue, le Fils dans son humanité, le Saint-Esprit, d'abord en forme de colombe, ensuite dans la nuée éclatante ; car si, au baptême, il confère l'innocence qui est désignée par la simplicité de la colombe, dans la résurrection il donnera aux élus la clarté de la gloire et le rafraîchissement de tout mal, qui sont signifiés par la nuée lumineuse.
Mais, sans attendre le jour où notre désiré Sauveur renouvellera nos corps eux-mêmes conformément à la clarté glorieuse de son divin corps, ici-bas même déjà, le mystère de la radieuse Transfiguration s'opère en nos âmes. C'est de la vie présente qu'il a été écrit, et qu'aujourd'hui l'Eglise chante : Le Dieu qui fait briller la lumière au sein des ténèbres a resplendi dans nos cœurs, pour les éclairer de la science de la clarté de Dieu par la face du Christ Jésus. Thabor, saint et divin mont qui rivalises avec les cieux, comment ne pas redire avec Pierre: il nous est bon d'habiter ton sommet ! Car ton sommet c'est l'amour, la charité, qui domine au milieu des vertus comme tu l'emportes en grâce, en hauteur, en parfums, sur les autres montagnes de Galilée qui virent aussi Jésus passer, parler, prier, accomplir des prodiges, mais ne le connurent pas dans l'intimité des parfaits. C'est après six jours, observe l'Evangile, et dès lors dans le repos du septième, qui déjà confine au huitième de la résurrection, que Jésus s'y révèle aux privilégiés répondant à son amour. Le royaume de Dieu est en nous ; lorsque, laissant endormi tout souvenir des sens, nous nous élevons par l'oraison au-dessus des œuvres et soucis de la terre, il nous est donné d'entrer avec l'Homme-Dieu dans la nuée : là, contemplant directement sa gloire, autant que le comporte l'exil, nous sommes transformés de clarté en clarté par la puissance de son Esprit dans sa propre image.
" Donc, s'écrie saint Ambroise, gravissons la montagne ; supplions le Verbe de Dieu de se montrer à nous dans sa splendeur, dans sa beauté ; qu'il se fortifie, qu'il progresse heureusement, qu'il règne en nos âmes. Car, mystère profond ! sur ta mesure, le Verbe décroît ou grandit en toi. Si tu ne gagnes ce sommet plus élevé que l'humaine pensée, la Sagesse ne t'apparaît pas ; le Verbe se montre à toi comme dans un corps sans éclat et sans gloire."
Si la vocation qui se révèle pour toi en ce jour est à ce point grande et sainte, "révère l'appel de Dieu, reprend à son tour André de Crète : ne t'ignore pas toi-même, ne dédaigne pas un don si grand, ne te montre pas indigne de la grâce, ne sois pas si lâche en ta vie que de perdre ce trésor des deux. Laisse la terre à la terre, et les morts ensevelir leurs morts ; méprisant tout ce qui passe, tout ce qui s'éteint avec le siècle et la chair, suis jusqu'au ciel inséparablement le Christ qui fait route en ce monde pour toi. Aide-toi de la crainte et du désir, pour écarter la défaillance et garder l'amour. Donne toi tout entier; sois souple au Verbe dans l'Esprit-Saint, pour la poursuite de cette fin bienheureuse et pure : ta déification, avec la jouissance d'inénarrables biens. Par le zèle des vertus, par la contemplation de la vérité, par la sagesse, arrive à la Sagesse, principe de tout et en laquelle subsistent toutes choses."
La fête de la Transfiguration remonte aux temps les plus reculés chez les Orientaux. Elle est, chez les Grecs, précédée d'une Vigile et suivie d'une Octave ; et l'on s'y abstient des oeuvres serviles, du commerce et des plaidoiries. Sous le gracieux nom de rose-flamme on la voit dès le commencement du IVe siècle, en Arménie, supplanter Diane et sa fête des fleurs par le souvenir du jour où la rose divine entr'ouvrit un moment sur terre sa corolle brillante. Précédée d'une semaine entière de jeûnes, elle compte parmi les cinq principales du Cycle arménien, où elle donne son nom à l'une des huit sections de l'année. Bien que le Ménologe de cette Eglise l'indique au six août comme celui des Grecs et le Martyrologe romain, elle y est cependant célébrée toujours au septième dimanche après la Pentecôte, et par un rapprochement plein de profondeur, on y fête, au samedi qui précède, l'Arche de l'alliance du Seigneur, figure de l'Eglise.
En Occident, les origines de la fête de ce jour sont moins faciles à déterminer. Mais les auteurs qui reculent son introduction dans nos contrées jusqu'à l'année 1457, où en effet Calliste III promulgua de précepte un Office nouveau de cette solennité enrichi d'indulgences, n'ont pas vu que le Pontife en parle comme d'une fête déjà répandue et, dit-il, "vulgairement appelée du Sauveur". On ne peut nier toutefois qu'à Rome principalement, la célébrité de la fête plus ancienne de Sixte II, et sa double Station aux deux cimetières qui avaient recueilli séparément les reliques du Pontife martyr et de ses compagnons, n'ait nui longtemps à l'acceptation au même jour d'une autre solennité. Quelques églises même, tournant la difficulté, choisirent une autre date de l'année que le six août pour honorer le mystère. Par une marche semblable à celle que nous constations hier pour Notre-Dame-des-Neiges, la fête de la Transfiguration devait s'étendre plus ou moins privément, avec Offices et Messes de composition variée, jusqu'au jour où l'autorité suprême interviendrait pour sanctionner et ramener à l'unité cette expression de la piété des diverses églises. Calliste III crut l'heure venue de consacrer sur ce point le travail des siècles ; il fit de l'insertion solennelle et définitive de cette fête de triomphe au calendrier universel le monument de la victoire qui arrêta sous les murs de Belgrade, en 1456, la marche en avant de Mahomet II, vainqueur de Byzance, contre la chrétienté.
Mais au IXe siècle déjà, sinon plus tôt, les documents liturgiques, martyrologes et autres, fournissent la preuve qu'elle était en possession d'une solennité plus ou moins grande ou d'une mémoire quelconque en divers lieux. Au XIIe, Pierre le Vénérable, sous le gouvernement duquel Cluny prit possession du Thabor, statue que "dans tous les monastères ou églises appartenant à son Ordre, la Transfiguration sera fêtée avec le même degré de solennité que la Purification de Notre-Dame" ; et la raison qu'il en donne, outre la dignité du mystère, est "l'usage ancien ou récent de beaucoup d'églises par le monde, qui célèbrent la mémoire de la dite Transfiguration avec non moins d'honneur que l'Epiphanie et l'Ascension du Seigneur".
Par ailleurs, à Bologne, en 1233, dans l'instruction juridique préliminaire à la canonisation de saint Dominique, la mort du Saint est déclarée avoir eu lieu en la fête de saint Sixte, sans nulle mention d'aucune autre. Il est vrai, et nous croyons ce détail non dénué de valeur interprétative en l'occurrence, quelques années plus tôt Sicard de Crémone s'exprimait ainsi : "Nous célébrons la Transfiguration du Seigneur au jour de saint Sixte". N'était-ce pas indiquer assez que si la fête de ce dernier continuait toujours de donner son nom traditionnel au VIII des ides d'août, elle n'empêchait pas que déjà une solennité nouvelle, et plus grande même, ne prît place à côté de la première, en attendant qu'elle l'absorbât dans ses puissants rayons ? Car il ajoute :"C'est pourquoi en ce même jour, la Transfiguration se rapportant à l'état qui doit être celui des fidèles après la résurrection, on consacre le sang du Seigneur avec du vin nouveau, s'il est possible d'en avoir, afin de signifier ce qui est dit dans l'Evangile : Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. Si l’on ne peut s'en procurer, qu'on pressure au moins dans le calice un peu de raisin arrive à maturité, ou qu'on bénisse des grappes qui soient partagées au peuple."
Sicard de Crémone mourut en 1215. Or il ne fait que reprendre ici l'explication déjà donnée dans la seconde moitié du siècle précédent par Jean Beleth, recteur de l'Université de Paris. On doit reconnaître, en effet, que la très ancienne benedictio uvœ des Sacramentaires au jour de Saint-Sixte, ne se rapporte à rien de la vie du grand Pape qui puisse justifier l'attribution. Les Grecs, chez qui cette même bénédiction des raisins est aussi fixée à la même date du six août, n'y ont jamais célébré que la Transfiguration du Seigneur, sans aucune mémoire de Sixte II. Quoi qu'il en soit, les paroles de l'évêque de Crémone et du recteur de Paris montrent que Durand de Mende, exposant la même interprétation symbolique à la fin du XIIIe siècle, est en cela l'écho d'une tradition plus ancienne que son temps.
Il convient d'emprunter en ce jour quelques accents à l'Eglise d'Arménie qui célèbre cette Fête avec tant de solennité :
IN TRANSFIGURATIONE DOMINI
Lumière intelligible, nous vous glorifions, vous qui, transfiguré sur la montagne, avez montré votre vertu divine.
Or, cette ineffable Lumière de divinité, ton sein bienheureux l'a portée, Marie Mère et Vierge : nous te louons et bénissons.
Le chœur des Apôtres tremble à la vue de la Lumière amoindrie ; en toi pleinement a résidé le feu divin, Marie Mère et Vierge: nous te louons et bénissons.
Une nuée lumineuse s'étend au-dessus des Apôtres ; en toi, sainte Mère de Dieu, se répand l'Esprit-Saint, vertu du Très-Haut, te couvrant de son ombre : nous te louons et bénissons.
Ô Christ, notre Dieu, faites qu'avec Pierre et les fils de Zébédée, nous soyons dignes de votre divine vision.
Par delà les monts de cette terre enlevez-nous au tabernacle intelligible plus élevé que les cieux.
Elles tressaillent aujourd'hui les montagnes de Dieu allant au-devant du Créateur, les troupes des Apôtres et des Prophètes associés aux monts éternels.
La montagne de Sion, l'Epouse du Roi immortel, est aujourd'hui dans la joie, à la vue du céleste Epoux paré de lumière en la gloire du Père.
Aujourd'hui la branche de Jessé a fleuri sur le Thabor.
Aujourd'hui s'exhale le parfum de l'immortalité, enivrant les disciples.
Nous vous bénissons, Consubstantiel au Père, vous qui venez sauver le monde.
Terminons, en adressant à Dieu cette prière du Missel ambrosien :
Nous vous en prions, Seigneur, éclairez votre peuple, et que la splendeur de votre grâce embrase toujours nos cœurs ; afin que par la vertu de la gloire du Sauveur du monde, lumière éternelle, le mystère manifesté dans cette tête se révèle toujours plus et croisse en nos âmes.
Par Jésus-Christ, notre Seigneur
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique