SUR LA PRIÈRE : mais que faisons-nous ?

Allons à la source ; et pour connaître plus à fond sur quoi l'importante vérité que je vous prêche est établie, comprenez ce principe de saint Cyprien, que nos prières n'ont de vertu qu'autant qu'elles sont unies aux prières de Jésus-Christ.

 

Car il n'y a que Jésus-Christ de qui l'on puisse dire avec saint Paul, qu'il a été exaucé pour le respect dû à sa personne : Exauditus est pro sua reverentia. Quand Dieu nous exauce, ce n'est point en vue, ni de ce que nous sommes, ni de ce que nous méritons, puisque par nous-mêmes nous ne sommes rien, et que par nous-mêmes nous ne méritons rien ; mais il nous exauce en vue de son Fils, et parce que son Fils a prié pour nous avant que nous fussions en état de prier nous-mêmes. Cela supposé, comment Dieu pourrait-il agréer des prières où, par préférence au salut, nous lui demandons des biens temporels, puisqu'elles n'ont alors nulle conformité, nulle liaison avec les prières de cet Homme-Dieu qui s'est fait notre médiateur ? Qu'a-t-il demandé pour nous ? vous le savez : que nous soyons unis par le lien de la charité : Rogo, Pater, ut sint unum ; que sans ostentation, sans déguisement, nous soyons saints en esprit et en vérité : Pater, sanctifica eos in veritate ; que vivant au milieu du monde, selon notre vocation et notre état, nous soyons assez attentifs sur nous-mêmes, et assez heureux pour nous préserver de son iniquité : Non rogo ut tollas eos de mundo, sedut serves eos a malo.

 

Mais que faisons-nous ? nous demandons à Dieu des richesses, des honneurs, une vaine réputation, une vie commode ; et sans les demander après le salut et par rapport au salut, nous ne les demandons, ces richesses, que pour être dans l'abondance ; ces honneurs, que pour être dans l'éclat ; cette réputation, que pour être connus et distingués ; cette vie commode, que pour en jouir : c'est-à-dire que nous demandons ce que Jésus-Christ n'a jamais demandé pour nous. Et pourquoi ne l'a-t-il jamais demandé ? appliquez-vous à ceci : parce qu'il n'a pu prier, ajoute saint Cyprien, que conformément à la fin pour laquelle il était envoyé. Or il était envoyé en qualité de Sauveur, et la mission qu'il avait reçue ne regardait que le salut de l'homme. C'est donc uniquement pour le salut de l'homme qu'il a dû travailler, qu'il a dû souffrir, qu'il a dû mériter ; et par une conséquence nécessaire, c'est uniquement pour le salut de l'homme et pour tout ce qui se rapporte au salut de l'homme, qu'il a dû prier.

 

De là, Chrétiens, vous demandez, mais vous n'obtenez rien, parce que vous ne demandez pas avec Jésus-Christ ; et que vous pourriez dire, si vos prières, indépendamment de cette union, étaient efficaces, que vous avez reçu des biens sans en être redevables à ce Dieu Sauveur : ce qui, dans les maximes de la religion que nous professons, est un blasphème. Et voilà sur quoi s'appuie saint Augustin, quand il prouve si solidement que l'espérance chrétienne n'a point pour objet les biens de cette vie. Non, disait ce saint docteur, ne vous y trompez pas, et que personne de vous ne se promette une félicité temporelle, parce qu'il a l'honneur d'appartenir à Jésus-Christ : Nemo sibi promittat felicitatem hujus mundi, quia christianus est. Ce n'est point pour cela que Jésus-Christ nous a choisis, ni à cette condition qu'il nous a appelés. Il peut, sans manquer à sa parole, nous laisser dans la pauvreté, dans l'abaissement, dans la souffrance. Il s'est engagé à présenter lui-même vos prières devant le trône de Dieu ; mais il a supposé que vous prieriez en chrétiens, et pour le ciel, où il a placé votre héritage. Excellente raison dont se servait encore le même Père contre les railleries des païens. Vous nous reprochez, leur répondait-il, que malgré nos prières nous vivons dans la disette et dans l'abandon de tontes choses. Mais pour nous justifier pleinement de ce reproche aussi bien que notre Dieu, il suffit de vous dire que quand nous le prions, ce n'est point précisément pour les biens de la terre, mais pour les biens de l'éternité. Si donc nous sommes pauvres en ce monde, non seulement cet état pauvre où nous vivons n'est point une preuve de l'inutilité de nos prières, mais c'est une assurance que le fruit nous en est réservé ailleurs, et dans une vie immortelle.

 

Telle était la réponse de saint Augustin, qu'il concluait par la pensée la plus touchante. Car c'est en cela, poursuivait-il, que nous devons admirer la libéralité de notre Dieu. Il ne borne pas ses faveurs à des biens temporels, parce que ce sont des biens au-dessous de nous, parce que ce sont des biens incapables de nous satisfaire, parce que ce sont des biens trop peu proportionnés, et à la noblesse de notre être, et à la valeur de nos prières. Il ne veut pas nous traiter comme des enfants, que l'on amuse par des bagatelles : il ne veut pas nous traiter comme les idolâtres, dont il récompense dans cette vie les vertus morales par un bonheur apparent. Mais il veut être lui-même tout notre bonheur, lui-même toute notre récompense. Ah ! mes Frères, ne prenons donc pas le change dans le choix des biens que nous demandons. Tenons-nous-en à la parole de notre Dieu, qui nous a promis de se donner à nous ; et pour l'engager à s'y tenir lui-même, nous ne lui demandons que lui-même. Il y en a plusieurs qui espèrent en Dieu, mais qui, sans nul égard à Dieu, espèrent tout autre chose que Dieu : Multi de Deo sperant, sed non Deum. Gardons-nous de faire une séparation si désavantageuse pour nous; et comme nous n'espérons rien que de Dieu, n'espérons rien aussi que Dieu, ou que par rapport à Dieu : A Deo mihi petunt prœter Deum; tu ipsum Deum pete.

 

Mais ce ne sont point en effet des grâces temporelles que je demande à Dieu : ce sont des grâces surnaturelles, des grâces de salut : et cependant je ne les ai pas. Non, mon cher auditeur, vous ne les avez pas, parce que sur cela même vous faites un troisième abus de la prière, dont vous ne vous apercevez pas peut-être, et que je vais vous découvrir.

 

C'est qu'au lieu d'envisager la prière comme l'instrument que Dieu nous a mis en main pour faire descendre sur nous les véritables grâces du salut, c'est-à-dire les grâces réelles et possibles, les grâces solides et nécessaires, les grâces réglées et mesurées selon l'ordre des décrets divins ; nous nous en servons pour demander des grâces chimériques, des grâces superflues, des grâces selon notre goût et selon nos fausses idées. Je m'explique.

 

Nous prions, et nous prions, à ce qu'il nous semble, dans un vrai désir de parvenir au salut : mais, par une confiance aveugle, nous faisons fond sur la prière, comme si la prière suffisait sans les œuvres, comme si tout le salut roulait sur la prière ; comme si Jésus-Christ en nous disant : Priez, ne nous avait pas dit au même temps : Veillez et agissez ; comme s'il y avait des grâces qui pussent et qui dussent nous sauver sans nous. Nous prions et nous demandons la grâce d'une bonne mort, persuadés que c'est assez de la demander sans se mettre en peine de la mériter, et sans s'y préparer par une bonne vie.

 

Nous prions et nous demandons des grâces de pénitence, des grâces de sanctification : mais des grâces pour l'avenir, et non pour le présent ; mais des grâces qui lèvent toutes les difficultés, et non qui nous laissent des efforts a faire et des obstacles à vaincre ; mais des grâces miraculeuses qui nous entraînent comme saint Paul, et non des grâces qui nous disposent peu à peu, et avec lesquelles nous soyons obligés de marcher ; mais des grâces qui nous suivent partout, qui nous soient assurées partout, qui nous permettent de nous exposer partout, et non des grâces que nous ayons soin de ménager : c'est-à-dire que nous demandons des grâces qui changent tout l'ordre de la Providence, et qui renversent toute l'économie de notre salut.

 

Concluons, Chrétiens, cette première partie, par la prière du Prophète : Unam petit a Domino : je ne demande plus proprement au Seigneur qu'une seule chose : Hanc requiram ; c'est ce que je dois uniquement rechercher. Et quoi ? Ut inhabitem in domo Domini : de demeurer dans sa sainte maison, et de le posséder éternellement dans sa gloire. Car, je le reconnais, ô mon Dieu ! ajoute saint Augustin ; et je vois bien maintenant pourquoi vous avez si souvent rejeté les prières de votre serviteur. C'est que pour répondre aux desseins de votre miséricorde, je devais vous demander des choses qui ne me fussent pas communes avec les païens et les impies : Ea quippe a te desiderare debui, quœ mihi cum impiis non essent communia.

 

Vous vouliez que mes prières me distinguassent des ennemis de votre nom ; cependant je trouve qu'entre leurs prières et les miennes il n'y a presque point eu jusqu'à présent de différence, sinon qu'ayant demandé comme eux des faveurs temporelles, ils les ont communément obtenues, et que vous me les avez ordinairement refusées, ou parce qu'elles étaient par elles-mêmes contraires à mon salut, ou parce que je ne les demandais pas pour mon salut. Mais en cela, Seigneur, je confesse encore que vous m'avez fait grâce, parce que ces faveurs temporelles que je vous demandais auraient achevé de me pervertir, au lieu que les fléaux de votre justice ont servi à me corriger.

 

En devenant heureux dans le monde, je vous aurais plus aisément oublié. J'aurais imité l'exemple des autres, si mes vœux eussent été suivis de la même prospérité. Ainsi, mon Dieu, bien loin de me plaindre de vos refus, je vous en bénis, et je compte pour un bienfait de ne m'avoir pas exaucé selon mes désirs, mais selon l'ordre de votre sagesse et pour mon salut : Et gaudeo quodnon exaudieris ad voluntatem, ut exaudires ad salutem. Mais maintenant, mon Dieu, vous écouterez mes demandes, parce que je ne veux plus vous demander que les biens éternels, parce que si je vous en demande d'autres, je ne veux plus vous les demander que par subordination, et par rapport aux biens éternels ; parce qu'entre les grâces du salut que je vous demanderai, je ne veux plus vous demander que celles qui me doivent être utiles, que celles qui peuvent plus sûrement, plus directement me conduire aux biens éternels.

 

Ainsi, Chrétiens, la parole de Jésus-Christ s'accomplira-t-elle à notre égard : nous demanderons, et nous recevrons. Au lieu que nous ne recevons pas, ou parce que nous ne demandons pas ce qu'il faut, ç’a été la première partie, ou parce que nous ne demandons pas comme il faut, c'est la seconde.

 

 

BOURDALOUE, SUR LA PRIÈRE

 

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/

 

Santa Maria Novella, Florence

Santa Maria Novella, Florence

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