SUR LES TENTATIONS : les trois grandes règles des mœurs

Dans quelque obligation que nous puissions être et que nous soyons en effet d'exposer quelquefois notre vie, c'est une vérité incontestable, fondée sur la première loi de la charité, que nous nous devons à nous-mêmes, qu'il ne nous est jamais permis d'exposer notre salut.

 

Or il est évident que nous l'exposons, et par conséquent que nous péchons autant de fois que nous nous engageons témérairement dans la tentation. Je m'explique. Il n'y a personne qui n'ait, et en soi-même, et hors de soi-même, des sources de tentations qui lui sont propres : en soi-même, des passions et des habitudes : hors de soi-même, des objets et des occasions, dont il a personnellement à se défendre, et qui sont par rapport à lui des principes de péché. Car on peut très bien dire de la tentation ce que saint Paul disait de la grâce : que comme il y a une diversité de grâces et d'inspirations, qui toutes procèdent du même esprit de sainteté, et dont Dieu, qui opère en nous, se sert, quoique différemment, pour nous convertir et pour nous sauver, aussi il y a une diversité de tentations que le même esprit d'iniquité nous suscite, pour nous corrompre et pour nous perdre. Nous savons assez quel est le faible par où il nous attaque plus communément ; et pour peu d'attention que nous ayons sur notre conduite, nous distinguons sans peine, non seulement la tentation qui prédomine en nous, mais les circonstances qui nous la rendent plus dangereuse. Car, selon la remarque de saint Chrysostome, ce qui est tentation pour l'un, ne l'est pas pour l'autre ; ce qui est occasion de chute pour celui-ci, peut n'être d'aucun danger pour celui-là ; et tel ne sera point troublé ni ébranlé des plus grands scandales du monde, qu'une bagatelle, si je l'ose dire, par la disposition particulière où il se trouve, fera malheureusement échouer. Le savoir, et ne pas fuir le danger, c'est ce que j'appelle s'exposer à la tentation contre l'ordre de Dieu.

 

Or je prétends qu'un chrétien alors ne doit point attendre de Dieu les secours de grâces préparées pour combattre la tentation et pour la vaincre. Je prétends qu'il n'est pas en droit de les demander à Dieu, ni même de les espérer. Je vais plus loin, et je ne crains point d'ajouter que, quand il les demanderait, Dieu, selon le cours de sa providence ordinaire, est expressément déterminé à les lui refuser. Que puis-je dire de plus fort pour faire voir à ces âmes présomptueuses le désordre de leur conduite, et pour les faire rentrer dans les saintes voies de la prudence des justes ?

 

Non, Chrétiens, tout homme qui, témérairement et contre l'ordre de Dieu, s'engage dans la tentation, ne doit point compter sur ces grâces de protection et de défense, sur ces grâces de résistance et de combat, si nécessaires pour nous soutenir. Par quel titre les prétendrait-il, ou les demanderait-il à Dieu ? Par titre de justice ? ce ne seraient plus des grâces, ce ne seraient plus des dons de Dieu, si Dieu les lui devait. Par titre de fidélité ? Dieu ne les lui a jamais promises. Par titre de miséricorde ? il y met par sa présomption un obstacle volontaire, et il se rend absolument indigne des miséricordes divines. Le voilà donc, tandis qu'il demeure dans cet état et qu'il y veut demeurer, sans ressource de la part de Dieu, et privé de tous ses droits à la grâce : j'entends à cette grâce dont parle saint Augustin, et qu'il appelle victorieuse, parce que c'est par elle que nous triomphons de la tentation.

 

Je dis plus : non seulement l'homme ne peut présumer alors que Dieu lui donnera cette grâce victorieuse, mais il doit même s'assurer que Dieu ne la lui donnera pas. Pourquoi ? parce que Dieu lui-même s'en est ainsi expliqué, et qu'il n'y a point de vérité plus clairement marquée dans l’Écriture que celle-ci : savoir, que Dieu, pour punir la témérité du pécheur, l'abandonne et le livre à la corruption de ses désirs. Et ne me dites point que Dieu est fidèle, et que la fidélité de Dieu, selon saint Paul, consiste à ne pas permettre que nous soyons jamais tentés au-dessus de nos forces. Dieu est fidèle, j'en conviens ; mais ce sont deux choses bien différentes, de ne pas, permettre que nous soyons tentés au-dessus de nos forces, et de nous donner les forces qu'il nous plaît quand nous nous engageons nous-mêmes dans la tentation. L'un n'est point une conséquence de l'autre ; et sans préjudice de sa fidélité, Dieu peut bien nous refuser ce que nous n'avons nulle raison d'espérer. Il est fidèle dans ses promesses : mais quand et où nous a-t-Il promis de secourir dans la tentation celui qui cherche la tentation ? Pour raisonner juste et dans les principes de la Foi, il faudrait renverser la proposition, et conclure de la sorte : Dieu est fidèle, Il est infaillible dans ses paroles ; donc Il abandonnera dans la tentation celui qui s'expose à la tentation, puisque Sa parole y est expresse, et qu'Il nous l'a dit en termes formels. Or la fidélité de Dieu n'est pas moins intéressée à vérifier cette formidable menace : Quiconque aime le péril, y périra : Qui amat periculum, in illo peribit, qu'à s'acquitter envers nous de cette consolante promesse : Le Seigneur est fidèle, et jamais Il ne nous laissera tenter au-delà de notre pouvoir: Fidelis Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis.

 

Mais, sans insister davantage sur les promesses de Dieu ou sur ses menaces, je prends la chose en elle-même. En vérité, mes chers auditeurs, un homme qui témérairement et d'un plein gré s'expose à la tentation, qui volontairement entretient la cause et le principe de la tentation, a-t-il bonne grâce d'implorer le secours du ciel et de l'attendre ? Si c'était l'intérêt de ma gloire, lui peut répondre Dieu, si c'était un devoir de nécessité, si c'était un motif de charité, si c'était le hasard et une surprise qui vous eût engagé dans ce pas glissant, ma providence ne vous manquerait pas, et je ferais plutôt un miracle pour vous maintenir. Et en effet, quand autrefois, pour tenter la vertu des vierges chrétiennes, on les exposait dans des lieux de prostitution et de débauche, la grâce de Dieu les y suivait. Quand les prophètes, pour remplir leur ministère, paraissaient dans les cours des princes idolâtres, la grâce de Dieu les y accompagnait. Quand les solitaires, obéissant à la voix et à l'inspiration divine, sortaient de leurs déserts, et entraient dans les villes les plus débordées pour exhorter les peuples à la pénitence, la grâce de Dieu y entrait avec eux. Elle combattait dans eux et par eux ; elle remportait d'éclatantes et de glorieuses victoires, parce que Dieu lui-même, tuteur et garant de leur salut, les conduisait : ils étaient à l'épreuve de tout.

 

Mais aujourd'hui, par des principes bien différents, vous vous livrez vous-mêmes à tout ce qu'il y a pour vous dans le monde de plus dangereux et de plus propre à vous pervertir. Mais aujourd'hui, pour contenter votre inclination, vous entretenez des sociétés libertines et des amitiés pleines de scandale, des conversations dont la licence corromprait, si je puis ainsi parler, les anges mêmes. Mais aujourd'hui, par un engagement, ou de passion, ou de faiblesse, vous souffrez auprès de vous des gens contagieux, démons domestiques, toujours attentifs à vous séduire, et à vous inspirer le poison qu ils portent dans l'âme. Mais aujourd'hui, pour vous procurer un vain plaisir, vous courez à des spectacles, vous vous trouvez à des assemblées capables de faire sur votre cœur les plus mortelles impressions.

 

Mais aujourd'hui, pour satisfaire une damnable curiosité, vous voulez lire sans distinction les livres les plus profanes, les plus lascifs, les plus impies. Mais aujourd'hui, femme mondaine, par une malheureuse vanité de votre sexe, vous vous piquez de paraître partout, d'être partout applaudie, de voir le monde et d'en être vue, de briller dans les compagnies, de vous produire avec tout l'avantage et tous les artifices d'un luxe affecté ; et dans une telle disposition, vous vous flattez que Dieu sera votre soutien et votre appui. Or je dis, moi, qu'il retirera son bras, qu'il vous laissera tomber ; et que quand, par des vues tout humaines, vous sauriez vous garantir de ce que le monde même condamne et traite de dernier crime, vous ne vous garantirez pas de bien d'autres chutes moins sensibles, mais toujours mortelles par rapport au salut. Je dis que ces grâces sur quoi vous fondez votre espérance n'ont point été destinées de Dieu pour vous fortifier en de pareilles conjonctures, et que vous ne les aurez jamais, tandis que vous vivrez dans le désordre où je viens de vous supposer.

 

Voilà ce que j'avance comme une des maximes les plus incontestables et les plus solidement autorisées par les trois grandes règles des mœurs, l'expérience, la raison et la Foi ; voilà le point auquel nous devons, vous et moi, nous en tenir dans toute la conduite et le plan de notre vie.

 

 

BOURDALOUE, SUR LES TENTATIONS

 

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/

 

Vase de fleurs, Willem van Aelst

Vase de fleurs, Willem van Aelst

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