Aussi, Chrétiens, prenez garde que le Fils de Dieu, qui pouvait accepter le défi que lui fait dans notre évangile l'esprit tentateur, qui pouvait, sans risquer, se précipiter du haut du temple, et charger par là de confusion son ennemi, se contente de lui opposer cette parole : Non tentabis Dominum Deum tuum : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu.
Pourquoi cela ? Ne vous en étonnez pas, répond saint Augustin ; c'est que cet ennemi de notre salut ne doit point être vaincu par un miracle de la toute-puissance de Dieu, mais par la vigilance et la fidélité de l'homme : Quia non omnipotentia Dei, sed hominis justitia superandus erat. A entendre les Pères s'expliquer sur ce point, on dirait qu'ils parlent en pélagiens ; cependant toutes leurs propositions sont orthodoxes, parce qu'elles n'excluent pas la grâce, mais seulement le miracle de la grâce ; et voilà ce qui a rendu les Saints si attentifs sur eux-mêmes, si timides et si réservés. Mais nous, mieux instruits des conseils de Dieu que Dieu même, nous portons plus avant notre confiance ; car l'esprit de mensonge nous dit : Mitte te deorsum. Ne crains point, jette-toi hardiment dans cet abîme, vois cette personne, entretiens cette liaison ; Dieu a commis des anges pour ta sûreté, et ils te conduiront dans toutes tes voies : Scriptum est, quia angelis suis mandavit de te. C'est ainsi qu'il nous parle, et nous l'écoutons ; et nous nous persuadons que les anges du ciel viendront en effet à notre secours, je veux dire que les grâces divines descendront sur nous; et nous fermons ensuite les yeux à tout, pour marcher avec plus d'assurance dans les voies les plus dangereuses, et au lieu de répondre comme Jésus-Christ : Non tentabis, vous ne mettrez point à l'épreuve la toute-puissance de votre Dieu, nous hasardons tout sans hésiter; nous voulons que Dieu fasse pour nous ce qu'il n'a pas fait pour son Fils ; nous lui demandons un miracle, qu'il s'est, pour m'exprimer de la sorte, refusé à lui-même.
De plus, et au même temps que le pécheur présomptueux tente Dieu par rapport à sa toute-puissance, il ose encore le tenter par rapport à sa miséricorde ; non pas en la bornant comme les prêtres de Béthulie, mais, au contraire, en l'étendant au-delà des bornes où il a plu à Dieu de la renfermer. Car cette miséricorde, dit saint Augustin, n'est que pour ceux qui se trouvent dans la tentation, sans l'avoir voulu ; et nous voulons qu'elle soit encore pour ceux qui donnent entrée à la tentation, qui se familiarisent avec la tentation, qui nourrissent dans eux et qui fomentent la tentation, comme si nous étions maîtres des grâces de Dieu , et qu'il fût en notre pouvoir d'en disposer. Or, qui sommes-nous pour cela ? Qui estis vos, qui tentatis Dominum ? Enfin, nous tentons Dieu par hypocrisie, lorsque nous implorons sa grâce dans une tentation dont nous craignons d'être délivrés, et d'où nous refusons de sortir. Dieu peut bien nous répondre ce que Jésus-Christ répondit aux pharisiens : Quid me tentatis hypocritœ ? car nous lui demandons une chose, mais de bouche, tandis qu'au fond et dans le cœur nous en voulons une autre. Nous le prions d'éloigner de nous la tentation, et nous-mêmes, contre sa défense expresse, nous nous en approchons. Nous lui disons : Seigneur, ayez égard à notre faiblesse, et sauvez-nous de la violence et des surprises du tentateur ; et cependant, par une contradiction monstrueuse, nous devenons nos propres tentateurs ; nous en exerçons dans nous-mêmes, comme dit excellemment saint Grégoire, pape, et contre nous-mêmes, le principal et le funeste ministère. N'est-ce pas user de dissimulation avec Dieu ? n'est-ce pas Lui insulter ?
Voilà, mes chers auditeurs, permettez-moi de vous appliquer particulièrement cette morale, voilà ce qui vous rendra éternellement inexcusables devant Dieu. Quand on vous reproche vos désordres, vous vous en prenez à votre condition, et vous prétendez que la cour où vous vivez est un séjour de tentations, mais de tentations inévitables, mais de tentations insurmontables ; c'est ainsi que vous en parlez, que vous rejetez sur des causes étrangères ce qui vient de vous-mêmes et de votre fonds. Mais il faut une fois justifier Dieu sur un point où sa providence est tant intéressée ; il faut, en détruisant ce vain prétexte, vous obliger à tenir un autre langage, et à reconnaître humblement votre désordre. Oui, Chrétiens, je l'avoue, la cour est un séjour de tentations, et de tentations dont on ne peut presque se préserver, et de tentations où les plus forts succombent : mais pour qui l'est-elle ? pour ceux qui n'y sont pas appelés de Dieu, pour ceux qui s'y poussent par ambition, pour ceux qui y entrent par la voie de l'intrigue, pour ceux qui n'y cherchent que l'établissement d'une fortune mondaine, pour ceux qui y demeurent contre leur devoir, contre leur profession, contre leur conscience ; pour ceux dont on demande ce qu'ils y font, et pourquoi ils y sont; dont on dit : Ils sont ici, et ils devraient être là ; en un mot, pour ceux que l'esprit de Dieu n'y a pas conduits. Etes-vous de ce caractère et de ce nombre ? alors, j'en conviens, il est presque infaillible que vous vous y perdrez. C'est un torrent impétueux qui vous emportera ; car comment y résisterez-vous, puisque Dieu n'y sera pas avec vous ? Mais êtes-vous à la cour dans l'ordre de la Providence ; c'est-à-dire, y êtes-vous entré avec vocation ? y tenez-vous le rang que votre naissance vous y donne ? y faites-vous votre charge ? y venez-vous par le choix du prince ? une raison nécessaire et indispensable vous y retient-elle ? Non, Chrétiens,les tentations de la cour ne sont plus des tentations invincibles pour vous ; car il est de la Foi, non seulement que Dieu vous a préparé des grâces pour les vaincre, mais que les grâces qu'il vous a préparées, sont propres à vous sanctifier au milieu même de la cour.
Si donc vous vous perdez à la cour, ce n'est point aux tentations de la cour que vous vous en devez prendre ; c'est à vous-mêmes et à votre lâcheté, à votre infidélité, puisque le Saint-Esprit vous le dit en termes formels : Perditio tua, Israël. Et en effet, n'est-ce pas à la cour que , malgré les tentations, l'on a pratiqué de tout temps les plus grandes vertus ? n'est-ce pas là qu'on a remporté les plus grandes victoires ? n'est-ce pas là que se sont formés tant de Saints ? n'est-ce pas là que tant d'autres peuvent se former tous les jours ? Dans des ministères aussi pénibles qu'éclatants, être continuellement assiégé d'hommes intéressés, d'hommes dissimulés, d'hommes passionnés ; passer les jours et les nuits à décider des intérêts d'autrui, à écouter des plaintes, à donner des ordres, à tenir des conseils, à négocier, à délibérer ; tout cela et mille autres soins pris en vue de Dieu, selon le gré de Dieu, n'est-ce pas assez pour vous élever à la plus sublime sainteté ?
Mais quel est souvent le principe du mal ? le voici ; c'est qu'à la cour, où le devoir vous arrête, vous allez bien au-delà du devoir. Car comptez-vous parmi vos devoirs tant de mouvements que vous vous donnez, tant d'intrigues où vous vous mêlez, tant de desseins que vous vous tracez, tant de chagrins dont vous vous consumez, tant de différends et de querelles que vous vous attirez, tant d'agitations d'esprit dont vous vous fatiguez, tant de curiosités dont vous vous repaissez, tant d'affaires où vous vous ingérez, tant de divertissements que vous recherchez ? Disons quelque chose de plus particulier, et insistons sur ce point. Comptez-vous parmi vos devoirs tel et tel attachement dont la seule passion est le nœud, et qu'il faudrait rompre; tant d'assiduités auprès d'un objet vers qui l'inclination vous porte, et dont il faudrait vous séparer ?
Je ne le puis, dites-vous. Vous ne le pouvez ? Et moi je prétends, souffrez cette expression, oui, je prétends qu'en parlant de la sorte, vous mentez au Saint-Esprit, et vous faites outrage à sa grâce. Voulez-vous que je vous en convainque, mais d'une manière sensible, et à laquelle vous avouerez que le libertinage n'a rien à opposer ? Ce ne sera pas pour vous confondre, mais pour vous instruire comme mes frères, et comme des hommes dont le salut doit m'être plus cher que ma vie même : Non ut confundam vos. La disposition où je vous vois m'est favorable pour cela, et Dieu m'a inspiré d'en profiter. Elle me fournit une démonstration vive, pressante, à quoi vous ne vous attendez pas, et qui suffira pour votre condamnation, si vous n'en faites aujourd'hui le motif de votre conversion. Ecoutez-moi, et jugez-vous.
Il y en a parmi vous, et Dieu veuille que ce ne soit pas le plus grand nombre, qui se trouvent, au moment que je parle, dans des engagements de péchés, si étroits, à les en croire, et si forts, qu'ils désespèrent de pouvoir jamais briser leurs liens. Leur demander que, pour le salut de leur âme, ils s'éloignent de telle personne, c'est, disent-ils, leur demander l'impossible. Mais cette séparation sera-t-elle impossible, dès qu'il faudra marcher pour le service du prince, à qui nous nous faisons tous gloire d'obéir ! Je m'en tiens à leur témoignage : y en a-t-il un d'eux qui, pour donner des preuves de sa fidélité et de son zèle, ne soit déjà disposé à partir, et à quitter ce qu'il aime ? Au premier bruit de la guerre qui commence à se répandre, chacun s'engage, chacun pense à se mettre en route ; point de liaison qui le retienne, point d'absence qui lui coûte, et dont il ne soit résolu de supporter tout l'ennui. Si j'en doutais pour vous, je vous offenserais ; et quand je le suppose comme indubitable, vous recevez ce que je dis comme un éloge, et vous m'en savez gré. Je ne compare point ce qu’exige de vous la loi du monde, et ce que la loi de Dieu vous commande. Je sais qu'en obéissant à la loi du monde, vous conserverez toujours la même passion dans le cœur, et qu'il faut y renoncer pour Dieu ; et certes il est bien juste qu'il y ait de la différence entre l'un et l'autre, et que j'en fasse plus pour le Dieu du ciel que pour les puissances de la terre. Mais je veux seulement conclure de là que vous en imposez donc à Dieu, quand vous prétendez qu'il n'est pas en votre pouvoir de ne plus rechercher le sujet criminel de votre désordre, et de vous tenir, au moins pour quelque temps, et pour vous éprouver vous-même, loin de ses yeux et de sa présence. Car, encore une fois, vous retiendra-t-il, quand l'honneur vous appellera ; et avec quelle promptitude vous verra-t-on courir et voler au premier ordre que vous recevrez, et que vous vous estimerez heureux de recevoir ? Quiconque aurait un moment balancé, serait-il digne de vivre ? oserait-il paraître dans le monde ? n'en deviendrait-il pas la fable et le jouet ?
Ah ! Chrétiens, disons la vérité, on a trop affaibli, ou même trop avili les droits de Dieu. S'il s'agit du service des hommes, ou ne reconnaît point d'engagement nécessaire ; tout est sacrifié, et tout le doit être ; puisque l'ordre de Dieu le veut ainsi. Mais s'agit-il des intérêts de Dieu même, on se fait un obstacle de tout, on trouve des difficultés partout, et l'on manque de courage pour les surmonter. Ceux même qui devraient s'opposer à ce relâchement, les prêtres de Jésus-Christ, malgré tout leur zèle, se laissent surprendre à de faux prétextes, et sont eux-mêmes ingénieux à en imaginer, pour modérer la rigueur de leurs décisions. On écoute un mondain, on entre dans ses raisons, on les fait valoir, on le ménage, on a des égards pour lui, on lui donne du temps ; on dit que l'occasion, quoique prochaine, ne lui est plus volontaire, quand il ne la peut plus quitter sans intéresser son honneur : et on lui laisse à décider, tout mondain qu'il est, si son honneur y est en effet intéressé, et intéressé suffisamment pour contre-balancer celui de Dieu : on veut qu'il puisse demeurer dans cette occasion, ou du moins qu'on ne puisse l'obliger à en sortir, s'il n'en peut sortir sans se scandaliser lui-même ; et on s'en rapporte à lui-même, ou plutôt à sa passion et à son amour-propre, pour juger en effet s'il le peut. On cherche tout ce qui lui est en quelque sorte favorable, pour ne le pas rebuter; c'est-à-dire qu'on l'autorise dans son erreur, qu'on l'entretient dans son libertinage, qu'on le damne et qu'on se damne avec lui.
Car j'en reviens toujours à ma première proposition. En vain attendons-nous une grâce de combat pour vaincre la tentation, lorsque la tentation est volontaire, et qu'il ne tient qu'à nous de la fuir. En vain même l'aurons-nous, cette grâce de combat, dans les tentations nécessaires, si nous ne sommes en effet disposés à combattre nous-mêmes : comment ? surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair. Vous l'allez voir dans la seconde partie.
BOURDALOUE, SUR LES TENTATIONS
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/