SUR LES TENTATIONS : voilà ce que nous faisons tous les jours

Ah ! mes Frères, reprend saint Bernard , s'il était vrai, comme vous voulez vous le persuader , que Dieu de sa part fût toujours également prêt à nous défendre et à combattre pour nous, soit lorsque malgré ses ordres nous nous jetons dans le danger, soit lorsque nous nous trouvons innocemment surpris, il faudrait conclure que les Saints auraient pris là-dessus des mesures bien fausses et des précautions bien inutiles. Ces hommes si célèbres par leur sainteté, et que l'on nous propose pour modèles, ces hommes consommés dans la science du salut l'auraient bien mal entendu, si la grâce se donnait indifféremment à celui qui aime la tentation, et à celui qui la craint ; à celui qui l'excite et qui s'y plaît, et à celui qui la fuit. C'est bien en vain qu'ils s'éloignaient du commerce du monde, et qu'ils se tenaient enfermés dans de saintes retraites, si dans le commerce du monde le plus corrompu l'on est également sûr de Dieu et de sa protection toute-puissante.

 

Pourquoi saint Jérôme avait-il tant d'horreur des pompes du siècle ? pourquoi se troublait-il, comme il le témoigne lui-même, au seul souvenir de ce qu'il avait vu dans Rome ? Il n'avait qu'à quitter sa solitude, et à retourner dans les mêmes assemblées ; il n'avait qu'à rentrer sans crainte dans les mêmes cercles. Pourquoi ce grand maître de la vie spirituelle, ce docteur si sage et si éclairé, obligeait-il cette sainte vierge Eustochium à s'interdire pour jamais certaines libertés, dont on ne se fait point communément de scrupule ? les rendez-vous dérobés, les visites fréquentes, les mots couverts et à double sens, les lettres enjouées et mystérieuses, les démonstrations de tendresse et les privautés d'une amitié naissante ? Pourquoi, dis-je, lui faisait-il des crimes de tout cela ? pourquoi lui en faisait-il tant appréhender les suites, s'il savait que Dieu nous a tous pourvus d'un préservatif infaillible et d'un remède toujours présent ?

 

Enfin, quand les Pères de l’Église invectivaient avec tant de zèle contre les abus et les scandales du théâtre ; quand ils défendaient aux fidèles les spectacles, et qu'ils les sommaient en conséquence de leur baptême d'y renoncer, il faudrait regarder ces invectives comme des figures et ces discours si pathétiques comme des exagérations. Mais pensez-en, mes chers auditeurs, tout ce qu'il vous plaira, il est difficile que tous les Saints se soient trompés ; et quand il s'agit de la conscience, j'en croirai toujours les Saints, plutôt que le monde et tous les partisans du monde : car les Saints parlaient, les Saints agissaient par l'Esprit de Dieu : et l'Esprit de Dieu ne fut jamais, ni ne peut jamais être sujet à l'erreur.

 

Mais allons jusqu'à la source ; et pour vous convaincre encore davantage de la vérité que je prêche, tâchons à la découvrir dans son principe. Pourquoi Dieu refuse-t-il sa grâce à un pécheur qui s'expose lui-même à la tentation ? c'est pour l'intérêt et pour l'honneur de sa grâce même ; et la raison qu'en apporte Tertullien est bien naturelle et bien solide : Parce qu'autrement, dit-il, le secours de Dieu deviendrait le fondement et le prétexte de la témérité de l'homme. Voici la pensée de ce Père : Dieu, tout libéral qu'il est, doit ménager ses grâces de telle sorte, que le partage qu'il en fait ne nous soit pas un sujet raisonnable de vivre dans une confiance présomptueuse. Cette proposition est évidente. Or, si je savais que dans les tentations même où je m'engage contre la volonté de Dieu, Dieu infailliblement me soutiendra, je n'userais plus de nulle circonspection ; je n'aurais plus besoin du don de conseil, ni de la prudence chrétienne. Pourquoi ? parce que je serais aussi invincible et aussi fort en cherchant l'occasion qu'en l'évitant : ainsi la grâce, au lieu de me rendre vigilant et humble me rendrait lâche et superbe.

 

Que fait donc Dieu ? Me voyant prévenu d'une illusion si injurieuse à sa sainteté même, il me prive de sa grâce ; et par là il justifie sa providence du reproche qu'on lui pourrait faire, d'autoriser mon libertinage et ma témérité. Et c'est ce que saint Cyprien exprimait admirablement par ces belles paroles que je vous prie de remarquer : Ita nobis spiritualis fortitudo collata est, ut providos faciat, non ut prœcipites tueatur. Ne vous y trompez pas, mes Frères, et ne pensez pas que cette force spirituelle de la grâce qui doit vaincre la tentation dans nous, ou nous aider à la vaincre soit abandonnée à notre discrétion. Dieu la tient en réserve, mais pour qui ? pour les chrétiens sages et prévoyants, et non pas pour les aveugles et les négligents. A qui en fait-il part ? à ces âmes justes, qui se défient de leur faiblesse, et qui s'observent elles-mêmes. Mais pour ces âmes audacieuses et précipitées, qui marchent sans réflexion, bien loin d'avoir des grâces de choix à leur communiquer, il se fait comme un point de justice de les livrer aux désirs de leur cœur ; et ce châtiment, quoique terrible, est conforme à la nature de leur péché.

 

Car que fait un chrétien, lorsque, par le mouvement et le caprice d'une passion qui le domine, il ne va pas au-devant de la tentation ? écoutez-le. En s'engageant dans la tentation, il tente Dieu même ; et tenter Dieu, c'est un des plus grands désordres dont la créature soit capable, et qui, dans la doctrine des Pères, blesse directement le premier devoir de la religion : Non tentabis Dominum Deum tuum. Or, ce péché ne peut être mieux puni que par l'abandon de Dieu. Voici comment raisonne sur ce point l'ange de l'école, saint Thomas. Dans le langage de l’Écriture, nous trouvons, dit ce saint docteur, qu'on peut tenter Dieu en trois manières différentes : premièrement, quand nous lui demandons un miracle sans nécessité ; et c'est ce que demanderont ces pharisiens dont parle saint Luc : Alii autem tentantes eum, signum de cœlo quœrebant. Ils prièrent le Sauveur du monde de leur faire voir un prodige dans l'air : mais pourquoi lui firent-ils cette demande ? pour le tenter. Secondement, quand nous voulons borner la toute puissance de Dieu ; et c'est ce que Judith reprocha aux habitants de Béthulie, lorsque, assiégés par Holopherne, et désespérant du secours d'en-haut, ils étaient prêts à capituler à se rendre : Qui estis vos qui tentatis Dominum ? constituistis terminos miserationh ejus ? Qui êtes-vous, leur dit-elle, et comment osez-vous vous tenter le Seigneur, en marquant un terme à sa miséricorde et à son pouvoir ? Enfin quand nous sommes de mauvaise foi avec Dieu, et que nous ne tenons pas à son égard une conduite sincère et droite ; c'est ainsi qu'en usèrent les pharisiens lorsqu'ils présentèrent à Jésus-Christ une pièce de monnaie, et qu’ils le pressèrent de répondre si l'on devait payer le tribut à César : Quid me tentatis, hypocritœ ? Hypocrites, leur répartit le Sauveur du monde, pourquoi me tentez-vous ? Voilà, reprend saint Thomas, ce que c'est que tenter Dieu; voilà les trois espèces de ce péché.

 

Or, un chrétien qui s'expose à la tentation, fondé sur la grâce de Dieu dont il présume, se rend tout à la fois coupable de ces trois sortes de péchés. Car d'abord il demande à Dieu un miracle sans nécessité. Pourquoi ? parce que, ne faisant rien pour se conserver, il veut que Dieu seul le conserve ; et que, n'employant pas la grâce qu'il a, il se promet de la part de Dieu la grâce qu'il n'a pas. La grâce qu'il a, c'est une grâce de fuite : mais il ne veut pas fuir. La grâce qu'il n'a pas, c'est une grâce de combat : mais comptant néanmoins que Dieu combattra pour lui, il veut affronter le péril, c'est-à-dire qu'il renverse, ou qu'il voudrait renverser toutes les lois de la Providence. L'ordre naturel est qu'il se retire de l'occasion, puisqu'il le peut ; mais il ne le veut pas; et cependant il veut que Dieu l'y soutienne par un concours extraordinaire, en sorte qu'il n'y périsse pas. N'est-ce pas vouloir un miracle, et le miracle le plus inutile ? Quand Dieu voulut préserver Loth et toute sa famille de l'embrasement de Sodome, et qu'il lui commanda de sortir de cette ville réprouvée ; si Loth eût refusé cette condition, s'il eût voulu demeurer au milieu de l'incendie, s'il eût demandé que Dieu le garantît miraculeusement des flammes, comment eût été reçue une telle prière ? comment eût-elle dû l'être ? Or, voilà ce que nous faisons tous les jours. Nous voulons que, dans des lieux où le feu de l'impureté est allumé de toutes parts, Dieu, par une grâce spéciale, nous mette en état de n'en point ressentir les atteintes. Nous voulons aller partout, entendre tout, voir tout, être de tout, et que Dieu cependant nous couvre de son bouclier, et nous rende invulnérables à tous les traits.

 

Mais Dieu sait bien nous réduire à l'ordre, et confondre notre présomption. Car il nous dit justement, comme il dit à Loth : Nec stes in omni circa regione. Eloignez-vous de Sodome et de tous ses environs : renoncez à ce commerce qui vous corrompt, nec stes ; rompez cette société qui vous perd, nec stes ; quittez ce jeu qui vous ruine et de biens et de conscience, nec stes ; sortez de là, et ne tardez pas. Je n'ai point de miracle à faire pour vous ; et dès à présent je consens à votre perte, si. par une sage et prompte retraite, vous ne prévenez le malheur qui vous menace, nec stes in omni circa regione.

 

 

BOURDALOUE, SUR LES TENTATIONS

 

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/

 

Nature morte avec fruits et vase de cristal, Willem van Aelst

Nature morte avec fruits et vase de cristal, Willem van Aelst

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