Nous savons par le témoignage de Cécile elle-même, qu'elle fut, nourrie dans le christianisme dès son berceau. La maison où elle fut élevée et où elle passa ses années jusqu'à l'âge nubile était située au Champ de Mars. La piété romaine érigea de bonne heure une église sur l'emplacement de cette maison, et cette église fut appelée Sainte-Cécile in Domo. Elle fut rebâtie dans de moindres proportions, au siècle dernier, par la munificence de Benoît XIII, et une inscription qui provient de l'ancienne église, et qui est gravée en caractères de la fin du moyen âge sur un cippe antique, porte ces mots :
HAEC EST DOMVS
IN QVA ORABAT
SANCTA CAECILIA
Le titre populaire (Sancta Maria del divino amore) qui s'est attaché à cette église relie le monument moderne à la maison des Caecilii, qui fut véritablement, durant les années que la vierge passa sous son toit, un temple auguste de l'amour divin.
On ne doit pas s'étonner de trouver déjà, sous les Antonins, une maison patricienne établie au Champ de Mars. Quoique les auteurs anciens donnent à entendre que ce vaste emplacement fut destiné aux exercices militaires, sous les empereurs, il était déjà envahi dans sa plus grande partie par des temples et des édifices publics, et l'on vit Auguste, dès son sixième consulat, faire construire son célèbre mausolée entre la voie Flaminienne et la rive gauche du Tibre, au delà même du lieu où s'éleva le palais des Caecilii. Ce mausolée était environné de bosquets que l'empereur avait destinés à l'agrément du peuple. On sera moins étonné encore que les Caecilii aient choisi le Champ de Mars pour y établir leur demeure, lorsqu'on se rappellera que le Numidique avait sa maison sur le Palatin.
Personne n'ignore les bouleversements que Néron opéra sur cette colline, lorsqu'il bâtit sa maison dorée. Il réduisit par là même les anciens habitants du Palatin à aller chercher ailleurs l'emplacement de leur demeure, et le Champ de Mars, déjà envahi depuis Auguste, offrait assez d'espace pour que l'on fût à même de choisir. C'est donc à l'antique règle ecclésiastique, qui fut en vigueur si longtemps dans la construction des églises, que nous devons de pouvoir constater aujourd'hui l'emplacement du palais des Caecilii, au temps de l'Empire. Le souvenir de l'enfance et de l'habitation de Cécile au Champ de Mars a protégé, en le déterminant, le lieu où les Metelli, descendus du Palatin, étaient venus se poser, de même que son église de la voie Tiburtine nous éclaire sur l'emplacement de la villa du Numidique. Des fouilles, nécessitées par quelques réparations vers le milieu de ce siècle, dans les substructions de la petite église de Sancta Maria del divino amore, ont mis à découvert les restes d'importantes constructions qui attestent qu'un somptueux édifice s'élevait autrefois en ces lieux.
On ignore à quel âge Cécile fut régénérée dans l'eau baptismale. Hors le cas où la vie de l'enfant pouvait courir des risques, l'Eglise d'alors retardait le plus souvent ce grand acte jusqu'au moment où, l'intelligence et la volonté étant éveillées, le néophyte pouvait comprendre l'étendue des engagements contractés avec le Dieu des chrétiens. Soumise aux influences des membres de la famille qui adoraient le Christ, Cécile n'eut point à chercher la voie qui conduit l'homme à Dieu. Elle fut de bonne heure à même de connaître d'autres aïeux, auprès desquels pâlissait la gloire de ceux que Rome païenne lui avait donnés. Elle sut que, par son baptême, elle avait eu part à l'adoption divine, et qu'elle était devenue la propre fille de l'Eglise qui est l'Epouse du Fils de Dieu. Sa première gloire fut de se sentir disciple des apôtres qu'il a envoyés aux hommes, comme son Père l'avait envoyé lui-même. A ses yeux, la Rome dont ses pères avaient porté si haut la puissance et si loin la domination, était déjà transformée en une Rome nouvelle, mère et nourrice des élus dans le monde entier. Les tombeaux de Pierre et de Paul étaient là comme les témoins impérissables de la foi qu'ils avaient annoncée : Pierre, dans la crypte Vaticane, sous la garde des Cornelii ; Paul, sur la voie d'Ostie, dans le sanctuaire souterrain que lui avait consacré Pomponia Graecina. Dès ses jeunes années, les yeux de Cécile avaient pu contempler la chaire vénérable sur laquelle Pierre s'était assis, et ses lèvres avaient pu baiser respectueusement les chaînes qu'il avait portées dans le Carcer Tullianus.
La jeune fille n'ignorait donc pas à quelles dures conditions la foi qu'elle professait s'était implantée, au prix de quelles épreuves elle se maintenait et se propageait, dans ce centre de l'idolâtrie et de tous les vices d'une monde dégradé. Elle savait que l'Eglise issue de la croix obtenait son accroissement par le glaive, et tout aussitôt elle se sentit prête. L'espérance du martyre reposa dans son cœur, jusqu'au jour où elle put en cueillir la palme. Avec quel enthousiasme elle repassait dans son souvenir les glorieux combats livrés au paganisme par les fidèles sous la tyrannie de Néron ! Avec quel pieux respect son regard s'arrêtait sur le cirque Vatican, fameux par tant de victoires chrétiennes ! L'amphithéâtre Flavien lui redisait le triomphe d'Ignace, qui avait suivi de si près les immolations commandées par Domitien. En descendant la série des Césars plus voisins de son temps, elle sentait avec transport que, si le martyre était devenu plus rare, les règnes des Trajan, des Hadrien, des Antonin, avaient eu cependant leurs privilégiés, et un pressentiment semblait lui annoncer que le César sous lequel elle avait vu le jour ouvrirait plus largement la carrière aux soldats du Christ.
Cécile était fière de la part que son sexe avait eue à tant de victoires. Elle connaissait mieux que nous la liste des héroïnes qui l'avaient précédée dans l'arène ; mais nous ne pouvons douter que ceux des glorieux noms qui ont pu descendre jusqu'à nous n'aient fait battre son cœur d'une noble envie. Ainsi, au milieu des sanglantes hécatombes de Néron, son œil discernait les deux héroïques femmes, Danaïs et Dyrcé, dont la renommée était allée jusqu'à Corinthe. Sous Domitien, la gracieuse Flavia Domitilla lui apparaissait s'envolant, vers l'Epoux céleste, du milieu des flammes. Sous Trajan, Balbine et Théodora payaient avec joie le tribut du sang au Christ qui les avait choisies ; Sérapie conduisait au triomphe Sabine, sa noble mère, à qui elle donnait ainsi la vie céleste, en retour de la vie naturelle qu'elle en avait reçue ; sous Hadrien, c'était Symphorose, le front ceint d'un diadème où brillaient sept rubis ; sous Marc-Aurèle, Félicité, seconde émule de la mère des Macchabées, entourée d'un nouveau septénaire de héros ; et à l'heure où Cécile, mûrie par la grâce, repassait ainsi les glorieux fastes de son sexe, il était à espérer que l'invincible phalange des chrétiennes martyres ne tarderait pas à s'enrichir de nouvelles recrues. La superbe forteresse du paganisme, Rome la déesse, se sentait assiégée ; mais elle ne devait se rendre qu'après de sanglants combats, dont la durée s'étendrait à plus d'un siècle encore.
C'est au sein de cette ville impure que Cécile devait attendre son départ pour sa vraie patrie, et, jusqu'à cette heure fortunée, il lui fallait rencontrer à chaque pas ces odieuses idoles auxquelles les esprits infernaux semblaient s'être incorporés, ces pompes, ces cérémonies de tous les jours, où Satan se faisait rendre hommage par un peuple enivré de toutes les erreurs et voué à toutes les corruptions.
Plus d'une fois, dans les calamités publiques, ce cri féroce : "Les chrétiens aux lions !" digne écho des clameurs du cirque et de l'amphithéâtre, avait retenti aux oreilles de la jeune femme. On avait peut-être lieu de s'attendre de la part du pouvoir à des ménagements envers les classes élevées de la société. Le christianisme, on l'a vu, avait jeté de profondes racines dans l'aristocratie romaine, et ses progrès, de ce côté, paraissaient au grand jour. En même temps, ceux entre les mains desquels se trouvaient à ce moment les destinées de l'Empire avaient quelque intérêt à ne pas se déclarer hostiles à certaines familles, dont au besoin ils auraient réclamé l'alliance. Aussi verrons-nous que la haine du christianisme, qui était un sentiment intime dans Marc-Aurèle, sévit de préférence sur les rangs inférieurs de la société.
Les choses devant se passer ainsi, on aurait eu lieu de penser que l'ambition de Cécile pour le martyre pourrait être déçue ; et en effet, si un jour elle fut satisfaite, notre héroïne le dut, après la grâce divine, à cette grandeur d'âme, à cette sublime ardeur qui la fit courir au-devant du sacrifice.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (TOME SECOND pages 1 à 7)