Cécile avait donc reparu aux regards des chrétiens de Rome et de l'Eglise tout entière, au moment où le seizième siècle
s'allait fondre dans le dix-septième.
En quel état retrouvait-elle cette société européenne que, huit siècles auparavant, lorsqu'elle apparut à Paschal, elle trouvait
régie dans la foi et dans l'unité par la sainte Eglise, se préparant à traverser la grande crise qui devait, au onzième siècle, restituer l'ordre, la lumière et la paix par l'intervention de
Grégoire VII et de ses successeurs, sauveurs du droit public et privé ?
A ce moment, la société chrétienne apparaissait dissoute par la rupture de tant de peuples et de gouvernements avec Rome ; le
système d'équilibre politique avait remplacé la fraternité des nations dans le Christ et dans son Eglise, un avenir inconnu s'ouvrait aux pays dont le droit public avait changé, et cette foi
chrétienne dont Cécile avait vu pour ainsi dire les débuts, et à laquelle elle avait donné tant de gages, courait des risques dans les contrées même qui avaient pu se garantir de l'invasion
protestante. La terre attend un second et dernier avènement du Fils de Dieu, et il a dit lui-même qu 'à peine trouverait-il encore de la foi dans la race humaine (LUC, XVIII, 8),
lorsqu'il reviendra visiter son oeuvre et rendre justice aux vivants et aux morts sur les débris du monde. Est-ce un nuage que nous traversons depuis trois siècles, pour revoir ensuite la
lumière ? Le soleil des vérités réserve-t-il encore aux générations futures quelques-uns de ses rayons ? C'est le secret du Ciel. L'Eglise, patrie universelle des âmes, n'a qu'une seule chose à
faire : continuer sa mission, qui consiste à recueillir avec un soin maternel ses élus dans toutes les races, et à les conduire au Christ au milieu de tous les dévouements et de toutes les
épreuves.
La diminution des vérités sur la terre, ce terrible fléau qu'annonce le Roi-Prophète (Psalm. XI), a été le caractère des trois
siècles dont nous parlons ; et dans cet appauvrissement successif, on peut dire que la suspension du tendre et respectueux intérêt que les chrétiens portaient aux saints dès l'âge de Cécile, a
été l'un des signes de la décadence qui s'est fait sentir. La prétendue réforme avait fait une guerre acharnée au culte des saints, brisé leurs images, profané et brûlé leurs reliques. L'esprit
qui l'inspirait s'efforça, au dix-septième siècle, de pénétrer dans les contrées qui étaient demeurées fidèles au symbole catholique ; mais, cette fois, il s'y prit avec plus de
précautions.
La secte janséniste dans laquelle se concentra cette nouvelle attaque résolut de ne pas rompre extérieurement avec l’Eglise,
mais de dissoudre sans bruit les assises sur lesquelles elle repose. Ainsi elle confessa toujours, quelquefois même avec éclat, le dogme de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie ; mais
elle sut rendre ce dogme inutile quant à la pratique, en exagérant au delà de toute mesure les conditions auxquelles le chrétien pouvait oser s'en approcher. Elle maintint le sacrement de
pénitence pour la rémission des péchés commis après le baptême ; mais elle n'accorda l'absolution au pécheur qu'à des conditions qui exigeaient qu'il y eût déjà, sans le secours du sacrement,
entre Dieu et lui une réconciliation dont ce sacrement est le moyen ordinaire.
Le jansénisme proclama sur tous les tons la puissance de la grâce divine, mais à la condition d'anéantir devant elle la liberté
humaine, et il enseigna que, sans cette grâce, l'homme n'était capable que du mal. Il anéantit la constitution de l'Eglise, en faisant du pape le premier entre les pairs ; prêcha une morale
stoïque que l'Evangile ne pénétrait plus du principe d'humilité, et, au lieu de reconnaître que la nature doit être corrigée et réformée par la grâce, il la réputa mauvaise en elle-même par suite
du péché d'origine, auquel il attribua l'extinction totale du bon principe dans l'homme.
En appliquant ce travail sourd aux points fondamentaux de la croyance et de la morale, le jansénisme dirigea ses théories à la
destruction de la piété populaire qui n'est que l'expression pratique du dogme lui-même. Le culte de la Sainte Vierge et des saints fut le point de mire de ses attaques ; non qu'il osât, en
principe, en nier la légitimité ; mais il s'attacha à le miner, en répandant la méfiance et le mépris sur les croyances chères au peuple fidèle. Les Actes des martyrs et les Vies des saints
devinrent l'objet de ses poursuites, et bientôt, sous prétexte des droits de la critique, un système de doute fut appliqué à la plupart de ces pieux récits qui montraient l'Evangile
en action. Tout fut contesté dans les Vies des saints, et bientôt on en vint à poser en problème jusqu'à leur existence même. C'était le meilleur moyen d'en finir avec leur culte, et d'amener peu
à peu les chrétiens au déisme pur, en anéantissant cette nuée de témoins (Hebr., XII, I) qui nous démontrent que le Christ, Fils de Dieu, a paru sur la terre, puisque nous voyons sa gloire et sa
divinité dans la succession non interrompue de ses élus qui doit le manifester jusqu'au dernier jour du monde.
Dans cette conspiration contre l'élément de la sainteté dans l'Eglise, les droits de la science furent donc mis en avant ; mais
nous commençons à voir aujourd'hui que la vraie science a plus d'une reprise à faire sur ces hommes dont le joug fut si facilement accepté. Au reste, le principe d'où prétendaient partir les
novateurs n'était rien moins qu'une découverte. Avant eux, les catholiques qui se livraient aux études hagiographiques n'ignoraient pas que, parmi les Actes des martyrs en particulier, il en est
qui sont sans valeur historique ; mais on savait aussi que d'autres Actes, sans être irréprochables, renferment certains détails dérivés de traditions véridiques ; que d'autres contiennent des
fragments antérieurs à la rédaction définitive ; que d'autres ont été rédigés sur des mémoires très sérieux et n'offrent rien de défectueux, sinon certains raccords que les copistes postérieurs
se sont permis parfois, en insérant, comme complément, des particularités secondaires relatives à la chronologie, à la topographie, aux formes dans lesquelles s'exerçait l'autorité, au style des
interlocuteurs qu'ils trouvaient trop simple et qu'ils ont altéré par quelques maladroites additions ; qu'enfin il en est qui sont venus jusqu'à nous, sans avoir rien perdu de leur rédaction
première.
Pour arriver à l'appréciation de tant de sources diverses, un travail assidu et impartial est la première de
toutes les conditions. II serait par trop facile de terminer toute la question par un dédain superbe, en disant que, sauf quelques-uns, tous les récits des Actes des martyrs sont
des fables, et doivent être regardés comme des monuments de la crédulité du moyen âge.
Scientifiquement, il n'est plus possible de procéder ainsi. Que resterait-il debout dans
l'antiquité profane elle-même, si l'on traitait de cette façon tant d'auteurs et tant de témoignages, qui, sans doute, ont eu besoin d'être contrôlés et rectifiés, mais ne nous
en rapportent pas moins, sur les temps anciens, les plus précieux renseignements ? Dans la conspiration que nous signalons, la passion et l'esprit de système se montrèrent sans quartier ; et
bientôt, si l'on osait tenir pour les anciens récits, on put être assuré de passer pour un homme sans valeur.
Le Nain de Tillemont, dont la vaste érudition est d'ailleurs incontestable, fut celui qui, au dix-septième siècle, employa cette
manoeuvre avec le plus d'audace et de succès. Ce docteur de Port-Royal s'attacha à renverser un nombre immense de monuments historiques, parmi lesquels se trouvaient naturellement les Actes de
sainte Cécile, et allégua contre ceux-ci en particulier des fins de non-recevoir qui les eussent anéantis, si la vérité n'avait pas droit de se faire jour tôt ou tard à travers les nuages amassés
par la passion.
Dans sa guerre contre les Actes des martyrs, le docte janséniste oublia trop souvent un principe de critique qu'il avait posé
lui-même. Il convient quelque part que, "dans les plus méchants auteurs, il y a des endroits tirés de bons originaux et qui portent un caractère de vérité auquel il est comme impossible de
ne pas se rendre" (Histoire des Empereurs, t. II. Notes sur Trajan.) A ce compte, il ne faudrait pas aller si vite dans le déblayement des monuments anciens. Quant aux Actes de sainte
Cécile, on avait là devant soi un document grave, important, accepté par la plus haute autorité, sanctionné par les siècles, et s'encadrant parfaitement avec les événements de l'époque à
laquelle se rattache le récit. Il plaît à Tillemont de n'y voir qu'un tissu de fables, et il se rassure en alléguant que l'auteur "n'a pas reçu l'amour de la vérité". (Mémoires, t.
III.) Conformément aux doctrines de Port-Royal, que l'ardent janséniste énonce ici avec une rare naïveté, un historien se montre véridique ou mensonger dans ses écrits, non pas selon son libre
arbitre, mais selon qu'il a reçu ou non l'amour de la vérité. Ce serait du moins une raison d'être indulgent envers les faussaires et les imposteurs historiques, et de ne pas les repousser avec
trop de dédain, en attendant que l'amour de la vérité descendant en eux vienne les rendre sincères et fidèles sans leur participation. Quant à nous, cependant, qui
suivons la foi catholique et croyons l'homme doué d'une responsabilité personnelle, nous avons peine à reconnaître ici dans Tillemont cet amour de la vérité qu'il refuse au
rédacteur des Actes de sainte Cécile. Si désormais la valeur d'un monument historique ne peut plus être jugée que d'après la touche que son auteur a reçue d'en haut,
ce n'est plus au nom de la critique qu'il faudra procéder ; il suffira de constater le degré d'inspiration qui a conduit la plume de l'historien. C'est ainsi que l'esprit de la secte dirigeait
Tillemont dans la guerre acharnée qu'il faisait aux anciens monuments du christianisme.
Un critique digne de ce nom commencerait par laisser de côté les questions de la prédestination et de la grâce, lorsqu'il s'agit
tout simplement de savoir si l'on peut s'en rapporter aux récits d'un auteur. Il rechercherait si cet auteur a été à même de connaître sur les lieux les événements qu'il raconte, s'il n'aurait
pas eu des mémoires antérieurs, si son travail a obtenu ce contrôle de l'autorité qui ne garantit pas toujours une œuvre jusque dans ses moindres détails, mais rend du moins témoignage de la
haute estime qu'elle inspire ; si des hommes d'un grand savoir ont reconnu la valeur du document en question ; s'il est possible de faire cadrer le fond et les détails des récits avec les moeurs
du temps et les conditions des personnes auxquelles on les rapporte ; enfin s'il n'aurait pas en sa faveur certaines découvertes archéologiques, qui nous transmettent sans
passion les faits de l'antiquité et nous mettent en rapport avec les temps, les lieux et les personnes, que les textes écrits ne suffisent pas toujours à nous faire connaître pleinement.
Tillemont a-t-il eu recours à ces moyens dans sa prétendue critique des Actes de sainte Cécile ? Il n'y a pas même songé ; il a
abordé ce document avec un esprit prévenu, et il a prononcé sa sentence, en prenant uniquement pour motif les répugnances qu'il éprouvait. Ces Actes peuvent servir à éclairer les origines de
l'église de Rome : par là même, ils ne devaient pas être en faveur à Port-Royal. Cette raison ne s'avoue pas ; mais il en est une autre que Tillemont croit devoir mettre en avant. Ces Actes,
dit-il, contiennent des miracles, et, pour cette raison, ils ne peuvent être admis. Comment se fait-il alors que le même Tillemont admet d'autres récits qui renferment des faits plus
miraculeux encore que ceux des Actes de sainte Cécile ? L'autorité des savants qui l'ont précédé et ont reconnu la nature pleinement historique de ce document, n'a aucune prise sur lui. Son
célèbre contemporain, Papebrock, que l'on a souvent rangé parmi les hypercritiques, et qui proclame néanmoins dans les Acta Sanctorum la vérité et la valeur de nos Actes, qu'il qualifie
antiquissima et sincerissima (Ephemerides Graeco-Moschae), n'est rien aux yeux de Tillemont. Rechercher dans les circonstances de temps et de lieu auxquelles se rapporte
l'existence de Cécile, afin de savoir s'il serait possible d'y reconnaître l'encadrement du récit, est une étude préalable à laquelle il n'a pas songé, avant de prononcer la sentence ; quant aux
ressources que fournit l'archéologie chrétienne pour contrôler les Actes des martyrs, il n'en a pas même l'idée. Tout, dans ses Mémoires, se décide au caprice, et quand il s'agit des Actes des
saints, la cause est tranchée avant même d'avoir été instruite. Tillemont a eu cependant entre les mains les récits de la découverte du corps de Cécile par Paschal et par Sfondrate ; mais il n'y
a rien vu, résolu qu'il était à ne tenir aucun compte des antiquités dans l'instruction d'une cause historique.
S'il avait reconnu quelque défectuosité dans les récits de notre historien, et nous convenons nous-même que celui-ci est tombé
dans quelques innocentes méprises, comment le trop célèbre critique ne s'est-il pas souvenu des principes établis par Dom Mabillon dans sa Diplomatique, et qui depuis lors ont fait loi
pour la science ? N'est-ce pas un axiome admis dans la critique, qu'un document, pour n'être connu que par une copie, ne perd pas pour cela sa valeur ? Bien plus, que quelques méprises du copiste
ou quelques interpolations de sa part, n'ôtent pas toujours à une pièce ainsi altérée dans des détails secondaires sa qualité de document authentique, auquel on en peut encore référer, lorsque
l'original lui-même a péri ?
Mais le système devait triompher, et sauf quelques documents privilégiés, retenus avec une prédilection
pleine d'inconséquence, il était convenu que l'église romaine ne vivait que de fables sur tout son passé. La réputation de l'auteur, chez lequel la science est aussi réelle que l'esprit de parti
est odieux, fit admettre comme décisifs tous les jugements arbitraires qu'il s'était permis de lancer.
Depuis longtemps déjà, en face des hommes de Port-Royal, la société française ne raisonnait plus, et ce joug que l'on s'était
imposé à soi-même, adouci par le prestige de la mode, n'incommodait pas trop.
C'est ainsi que le jansénisme parvint à modifier en France l'opinion religieuse, et, dans l'ordre
des questions dont nous parlons, il ne resta bientôt plus chez nous d'autre hagiographie que celle que permettait Tillemont.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 390 à 399)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome