C'est ainsi que le jansénisme parvint à modifier en France l'opinion religieuse, et, dans l'ordre des questions dont nous parlons, il ne resta bientôt plus chez nous d'autre hagiographie que celle que permettait Tillemont.
Cependant, pour faire pénétrer jusqu'au sein des familles chrétiennes les résultats produits par les Mémoires du très partial écrivain, une Vie des saints, proprement dite, était nécessaire, et le trop fameux Adrien Baillet se présenta pour l'écrire. Les Actes de sainte Cécile en particulier y furent traités avec le dernier mépris ; mais l'ouvrage de Baillet étant volumineux, un autre janséniste du dix-huitième siècle, Mesengui, se chargea de présenter une Vie des saints abrégée, et destinée à instruire les fidèles de France sur les gestes des serviteurs de Dieu. Ils y apprirent qu'il n'y avait rien de certain sur la plupart des martyrs les plus célèbres, et spécialement que l'on ne savait rien d'historique sur sainte Cécile.
C'était le moment où un si grand nombre d'églises en France entreprirent le renouvellement des livres liturgiques. Quant aux légendes des saints dans ces nouveaux livres, Tillemont et Baillet furent les seuls oracles sous l'inspiration desquels la malheureuse innovation s'accomplit. Le Bréviaire Parisien de 1736 offrit le modèle de la légende du 22 novembre pour la fête de sainte Cécile, et cette composition s'introduisit successivement dans les diocèses, qui renonçaient tour à tour aux prières antiques. Tout ce qui concerne la personne de la sainte martyre y est complètement passé sous silence. On y dit seulement quelques mots sur la découverte de son corps par Sfondrate, mais selon la relation mutilée et infidèle de Baillet. Il va sans dire que toutes les antiennes et tous les répons de l'office grégorien de sainte Cécile, introduits en France par Pépin et Charlemagne, furent honteusement effacés, et leurs gracieuses cantilènes interdits pour jamais dans nos églises. Du moins, on l'espérait ainsi.
Le scandale causé par l'audace de Tillemont el de Baillet à l'égard des Actes des saints, et propagé par les recueils hagiographiques qui en furent la suite, donna l'idée à un chanoine de Saint-Honoré, à Paris, nommé Godescard, de traduire en français un corps de Vie des saints composé par Alban Butler, catholique anglais dont l'esprit lui sembla moins frondeur que celui des jansénistes français. Dans ce livre qui n'es pas dépourvu d'érudition, l'auteur prit à tâche de répéter, comme jugement sur les Actes de sainte Cécile, la conclusion que Tillemont avait tirée à la suite de ses arguments ineptes, que nous avons ailleurs discutés l'un après l'autre dans le plus grand détail. (Histoire de sainte Cécile, 2° édit. 1853.) Mais ce qui démontre par-dessus tout l'inconcevable légèreté avec laquelle la notice de Godescard a été rédigée, c'est de voir ensuit l'auteur formuler cette assertion : "Nous apprenons des Actes de sainte Cécile, qu'en chantant les louanges du Seigneur elle joignait souvent la musique instrumentale à la musique vocale". Il demeure donc démontré que le respectable chanoine, avant de composer l'article de sainte Cécile et de prononcer sur la valeur des Actes, ne s'était pas même donné la peine de les lire, puisqu'ils ne contiennent pas un seul mot duquel on puisse déduire ce qu'il avance.
Le rétrécissement que subit à cette époque la piété française, et dont un si grand nombre de livres religieux du dix-huitième siècle portent la trace, a laissé son empreinte dans les jugements et les appréciations de Godescard ; nous donnerons ici un échantillon. C'est à propos du saint martyr Polyeucte, dont les Actes ont fourni à Corneille la matière d'un des premiers chefs-d'oeuvre littéraires que le christianisme ait inspirés. Voici comment s'exprime le nouvel hagiographe : "Corneille a fait du martyre de saint Polyeucte le sujet d'une de ses tragédies ; et l'on peut dire que c'est un chef-d'oeuvre dans le genre dramatique. Mais cela n'a pas empêché les personnes pieuses d'être choquées de la liberté que le poète s'est donnée de faire monter les saints sur le théâtre, d'altérer la vérité de l'histoire, de corrompre les vertus chrétiennes, et de mêler la tendresse de l'amour humain à l'héroïsme de l'amour divin." (Godescard, Vie des Pères et des Martyrs, 13 février.)
Voilà jusqu'où avait conduit les catholiques de France l'épuration de la liturgie et de la vie des saints : à un système où il devenait illicite de mettre en scène les Actes des saints, sans qu'on se doutât que la catholique Espagne avait son Calderon et son Lope de Véga. Il valait mieux, apparemment, chercher à émouvoir les hommes par les scènes plus que profanes dont notre théâtre est souillé. Le goût littéraire de l'hagiographe parisien se révoltait des efforts qu'avait eu à faire Corneille pour monter sa pièce, en créant quelques personnages outre ceux que mentionnent les Actes de saint Polyeucte qui ne sont pas d'une grande étendue. Il eût dû se rappeler aussi que Racine n'avait pas trouvé non plus le drame d'Athalie tout complet dans le quatrième livre des Rois ; mais cette absence de toute idée littéraire dans le vénérable chanoine n'est rien auprès de la déclaration de principes qu'il ajoute. Corneille a voulu rendre la lutte sublime qui se déclare dans l'âme de Polyeucte entre l'affection conjugale et la fidélité à Dieu. Il a montré le martyr triomphant d'un sentiment sacré, mais inférieur, pour suivre le devoir auquel tout doit être sacrifié, et Godescard appelle ceci "corrompre les vertus chrétiennes". Il fait un crime à Polyeucte d'avoir uni l'amour pour son épouse, prescrit par la loi de Dieu, à cet autre amour supérieur qui doit triompher du premier, lorsque Dieu l'exige. Il voit du scandale à mettre sous les yeux une si noble victoire, et il ne s'aperçoit pas qu'il renverse à la fois toute l'économie du christianisme. Telle tendait à devenir la France chrétienne au dix-huitième siècle, en proie à une spiritualité fausse, héritée en partie de Port-Royal, et en partie d'une autre école du dix-septième siècle ; et l'on voyait ainsi un homme grave qui avait employé de longues veilles à compiler sa volumineuse Vie des saints, mais qui jamais ne s'était demandé comment il se faisait que la France, où. tout était si bien réglé en fait de principes de spiritualité, ne produisait plus de saints au dix-huitième siècle. En retour, Voltaire et son école avançaient à pas de géant dans la guerre contre le christianisme, et franchement ceux qui l'entendaient à la manière de Godescard étaient peu armés pour le défendre. Mais il nous faut revenir à sainte Cécile.
Croirait-on que cet esprit de vertige alla jusqu'à vouloir ravir à l'innocente vierge l'hommage délicat que la chrétienté lui a décerné en la proclamant patronne de la musique ? Ce fut l'abbé Lebeuf, le lourd compositeur de tout le plain-chant de la nouvelle liturgie parisienne, qui se présenta pour enlever à Cécile le diadème de l'harmonie. Dans un mémoire inséré au Mercure de France (janvier 1732), il s'imposa la tâche très facile de démontrer que rien ne prouve dans les monuments relatifs à sainte Cécile que cette illustre martyre ait fait usage des instruments de musique. Nous n'insisterons pas sur le ton de supériorité avec lequel le symphoniste parisien critique et censure ce qui s'est fait avant lui ; heureusement le bon sens chrétien a maintenu ce que l'abbé Lebeuf eût voulu anéantir, et, malgré sa prétention de "renvoyer sainte Cécile aux monastères de filles avec les Agnès, les Luce et les Agathe", la vierge romaine n'en est pas moins demeurée en possession d'une de ses plus nobles prérogatives. Son étrange ennemi n'a pas été plus heureux, lorsqu'il a voulu assagir l'époque première du patronage qu'il poursuit avec une si violente ardeur. Selon lui, sainte Cécile n'eût été en jouissance de cet honneur "que depuis cent ou six-vingts ans", ce qui donnerait le commencement du dix-septième siècle. Mais on comprend aisément que Lebeuf ait pu dérouler son existence, être appelant de la bulle Unigenitus, et garnir de grosses notes le nouveau Graduel et le nouveau Missel de Paris, sans s'être jamais douté que Raphaël peignait en 1513 la sainte Cécile de Bologne.
Un autre excès dans lequel est tombé en ces dernières années un homme fort respectable, M. l'abbé Thiesson, chanoine de Troyes, a été de prétendre dans une histoire de sainte Cécile, trop évidemment calquée sur la nôtre, que la vierge romaine, quoique les Actes n'en disent pas un mot, a été une instrumentiste des plus distinguées. La naïveté qui règne d'un bout à l'autre de ce volume, l'intention que fait paraître l'auteur de se donner pour un dilettante de premier ordre, son peu d'habitude d'écrire, ses recherches qui ne vont jamais au delà de ce qu'on a dit avant lui, ne sont pas de nature à faire avancer les questions. On apprend seulement dans son livre que sainte Cécile "était une charmante jeune personne".
Les tristes détails dans lesquels nous avons été contraint d'entrer sur les outrages que sainte Cécile a eu à subir durant plus d'un siècle de la part d'une fausse hagiographie, nous font un devoir de consacrer ici quelques lignes à montrer en retour à nos lecteurs l'illustre vierge recevant les plus fervents hommages de la part des saints qui, depuis elle, ont brillé dans l'Eglise, ou les honorant eux-mêmes des traits délicats de sa prédilection.
Au septième siècle, l'apôtre des Frisons, saint Willibrod, était appelé à Rome pour y recevoir la consécration épiscopale des mains du pape saint Sergius, et c'était dans la basilique de Cécile que s'accomplissait cette auguste fonction à l'égard du fondateur de tant d'églises chez les infidèles.
Au huitième, la grande abbesse d'Almenéches, sainte Opportune, montait au ciel à la suite d'une vision dans laquelle Cécile s'était fait voir à elle.
Au onzième, saint Pierre Damien signalait les récentes apparitions de la grande martyre dans sa basilique.
Au douzième, le bienheureux Frédéric, qui fut abbé de Mariengart, dans l'ordre de Prémontré, recevait les conseils de la vierge romaine sur les oeuvres saintes qu'il devait entreprendre.
Au treizième, saint Dominique voyait descendre la Mère de Dieu dans le dortoir où reposaient ses disciples, et Cécile accompagnait la reine du ciel dans cette maternelle visite. Marie apparaissait-elle au bienheureux Réginald pour lui révéler sa vocation à l'ordre des frères prêcheurs, Cécile assistait encore la reine des anges. Le ciel envoyait-il à saint Pierre de Vérone quelques-uns de ses plus glorieux hôtes pour le consoler dans de cruelles épreuves, le futur martyr voyait arriver près de lui, dans le splendide éclat de sa félicité, Cécile accompagnée d'Agnès et de Catherine. Le souvenir de la vierge romaine était familier à sainte Catherine de Sienne, et la maintenait dans les luttes du grand combat spirituel. La bienheureuse Oringa, vierge florentine, déjouait sans effort toutes les embûches tendues à sa vertu, et l'enfer, interrogé par un séducteur lassé de tant de vaines poursuites, répondait que la servante de Dieu était sous la garde du même ange qui protégea la virginité de Cécile.
La prophétesse romaine du quinzième siècle, sainte Françoise, avait choisi dans Rome pour le lieu de sa prédilection la basilique de Sainte-Cécile, située non loin du palais Ponziani qu'elle habitait. C'est là que, souvent ravie au-dessus des sens, elle entendait et voyait les secrets célestes ; c'est là qu'elle voulut ensevelir les deux aimables enfants que le ciel lui redemanda si promptement.
Au seizième siècle, nous voyons sainte Catherine de Ricci, dominicaine, recevoir de sainte Cécile les marques les plus touchantes de familiarité, et la bienheureuse Hélène Duglioli, dotant la peinture chrétienne d'un de ses principaux chefs-d'oeuvre, en déterminant Raphaël à peindre la sainte Cécile de Bologne. Nous venons de voir saint Philippe Néri, ne voulant prendre possession de la Vallicella que sous les auspices de la vierge romaine.
Au dix-septième siècle, la vénérable Agnès de Jésus, prieure des dominicaines de Langeac, fut souvent honorée de la visite de Cécile, et les entretiens que la vierge glorifiée eut avec la vierge militante respirent encore la tendresse et la vigueur que présente dans tout son caractère la fille des Caecilii, telle que la dépeignent ses Actes.
C'est ainsi qu'une hagiographie mystérieuse venait compléter celle que produit l'étude des monuments, et développer à sa manière les études céciliennes, en attendant que le jour de la justice fût arrivé.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 400 à 408)