Que mon coeur reste pur et ma vie sans tache.
L'ornementation de l'église tout entière est fondée sur l'union de la rose et du lis, qui rappellent la couronne que l'ange déposa sur le front de Cécile et sur celui de Valérien. Ces deux fleurs des catacombes s'alternent sur les chapiteaux, et donnent le caractère du monument tout entier.
Sous l'autel, l'oeil du pèlerin contemple avec émotion Cécile dans la pose de son mystérieux sommeil de vierge et de martyre. C'est l'unique épreuve de moulage qui ait été prise sur le marbre d'Etienne Maderno. Connue dans Rome de plus d'un amateur durant plus de cinquante ans, disputée et marchandée mille fois dans un magasin de copies de l'antique, où elle attendait son heure, la munificence d'un prince de l'Eglise et le culte fervent d'un ami envers sainte Cécile l'ont amenée jusque sous cet autel, pour être l'âme du monument tout entier, et compléter l'hommage que notre région septentrionale a osé offrir à la radieuse héroïne, qui unit aux couronnes de Rome antique la triple palme de la virginité, de l'apostolat et du martyre.
Nous avons conduit jusqu'à l'heure présente les récits qui retracent la vie posthume de Cécile, et le lecteur a pu voir en elle avec quel éclat la gloire dont les saints sont environnés dans le ciel se reflète quelquefois jusque sur la terre. Pour raconter cette vie en son entier, nous avons dû remonter jusqu'aux siècles de la république romaine, rechercher les origines prédestinées de Cécile et faire intime connaissance avec la noble race de laquelle Dieu voulut tirer cette vaillante coopératrice de ses desseins. Son passage à elle sur cette terre a été rapide ; mais ses traces n'ont pu s'effacer. Une Providence spéciale a veillé pour raviver sans cesse son souvenir, et maintenir en quelque sorte sa présence toujours sensible au sein de l'Eglise pour laquelle elle a vécu.
Qui ne comprendrait que ce rôle mystérieux a un but ? Outre les jouissances qu'une telle vie sans cesse rappelée procure à la piété, et la semence de vertus qu'elle jette dans les âmes, n'est-il pas évident que le ciel veut remettre sous nos yeux, par ces retours successifs de la vierge romaine, la vaste et sublime économie selon laquelle Dieu a réglé ici-bas l'application de ses desseins de miséricorde sur le monde ? Nous avons dit au début de ce livre, et nous répétons en le terminant : "Les annales de Rome sont la clef des temps."
Pour saisir dans son ensemble la pensée divine, il faut remonter au peuple juif et saluer d'abord Jérusalem qui fut l'héritage du Seigneur, ainsi que l'appellent David et les prophètes, et arrêter ensuite ses regards sur la ville aux sept collines, préparée de longue main pour recueillir la succession de la fille de Sion, devenue infidèle. Transformé par le baptême de Césarée, l'élément romain devient désormais l'auxiliaire de Dieu et de son Christ. En dépit des rêveurs qui se font un jeu de l'histoire, Pierre est le véritable conquérant de Rome, et Rome a vaincu par lui le paganisme et toutes les erreurs. Par lui la chrétienté est devenue une famille, de lui est sorti le monde civilisé.
Mais comme moyen de ce grand œuvre, Dieu avait choisi l'élément romain. Ne l'avons-nous pas retrouvé, ce génie à la fois conquérant et conservateur, chez Clément, le disciple de Pierre, dont les gestes et les écrits sont venus jusqu'à nous ? Cette gravité, cette décision, cette force pleine de calme, où les avait-il puisées, après la grâce divine, ce rejeton des Claudii, sinon dans les traditions de Rome antique ? Ses successeurs lui ressemblent, quelle que soit leur origine. Aussi, quelle unité de vues dans le gouvernement ! quelle attention à concilier la vigilance avec la conquête ! quelle discrétion et quelle patience dans l'action ! Qu'on se rappelle cette longue et épineuse affaire de la Pâque ; ce travail incessant pour maîtriser les sectes hérétiques que l'Orient vomit sans cesse sur Rome, et maintenir intacte dans sa foi la population chrétienne ; cette consistance que n'ébranlent pas même de cruelles défections, comme celles d'un Tatien ou d'un Tertullien ; cette science d'organisation qui maintient en relation de charité toutes les classes et toutes les races, qui, dès l'origine, songe à partager les régions de Rome, à créer des notaires, à concilier avec une existence longtemps ignorée le développement colossal d'une Rome souterraine qui luttera bientôt d'étendue avec la Rome publique. N'est-ce pas là le génie de l'antique sénat, appliqué et transmis par la dynastie de ces intègres pontifes, qui n'ont pas seulement occupé l'un après l'autre le poste de Pierre, mais ont hérité de sa vigilance et de son amour paternel pour la race humaine tout entière ?
Quant à Cécile, les faits nous l'ont assez révélée. Elle est romaine, et du plus pur sang. Des preuves incontestables ne nous contraindraient pas à remonter son existence jusqu'au temps des Antonins, que l'on éprouverait déjà de la difficulté à harmoniser la nuance de son caractère et de son accent avec celle de la société d'Alexandre Sévère, qui prit Rome au sortir d'Elagabale et fut impuissant à la relever. La sainte, la martyre, demeurerait toujours ; mais nous n'aurions déjà plus ce parfum primitif que nous avons senti chez Pomponia Graecina et que l'on respire encore chez Cécile. L'antique Rome s'en allait par lambeaux, à mesure que la nouvelle montait, et le moment solennel qui avait transformé l'une dans l'autre était passé.
Depuis longtemps déjà l'alliance avait eu lieu à Césarée entre Pierre et Cornélius. C'est pour cette raison que Rome, la vraie Rome, qui rappelle à Satan une telle défaite, est si profondément haïe de lui. Par Rome il avait cru triompher de l'humanité et demeurer indéfiniment le prince du monde. C'est Rome qui l'a vaincu. Tous les peuples avaient subi le joug des Cornelii, des Caecilii, des Valerii ; désormais ces noms sont inscrits sur le monument éternel de la défaite de l'enfer. Quand l'heure fut venue où les destinées de Rome devaient s'accomplir, nous le savons maintenant, ce furent les fils des Cornelii, des Caecilii, des Valerii, qui poussèrent cette exclamation que les peuples ont répétée tour à tour, et qui sera le dernier mot de la terre au jour où le triomphateur redescendra : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat.
FIN
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 442 à 446)