Mais il nous faut reprendre les annales de la vierge romaine, et gagner bientôt le dix-neuvième siècle, qui devait offrir à Cécile un triomphe aussi nouveau qu'inattendu.
Le souvenir et, l'on peut dire, l'action de cette illustre propagatrice de la vraie foi sur la terre, se révéla mystérieusement le 22 novembre 1633, lorsqu'en ce jour béni, la première colonie catholique s'embarquait d'Angleterre pour l'Amérique du Nord, cherchant de nouveaux cieux, et fuyant l'atroce persécution que le protestantisme anglais faisait peser sur la fidèle Irlande. Saintement fier du nom qu'il portait, lord Caecilius Baltimore voulut mettre à la voile le jour de la fête de sa glorieuse patronne. De rudes épreuves attendaient les fils de saint Patrice, sur cette terre où ils étaient venus chercher la liberté. Longtemps ils y eurent à lutter contre la tyrannie des protestants établis avant eux sur ce sol ; mais en déployant cette énergie de la foi qui leur avait fait vaincre en Europe Henri VIII, Elisabeth et Jacques Ier, ils arrivèrent enfin à fonder sous le patronage de la Mère de Dieu la colonie catholique du Maryland. Dès les premières années de notre siècle, Pie VII érigeait sur ce sol péniblement défriché, dans la ville même qui porte le nom de lord Baltimore, le premier siège épiscopal qu'ait vu l'Amérique septentrionale. Depuis, Baltimore est devenu un siège archiépiscopal avec de nombreux évêchés suffragants ; plus tard ont été fondées d'autres métropoles sur cet immense continent ; mais on ne doit pas oublier que le nom de Cécile est écrit en tête des fastes de celte nouvelle église.
En 1648, un hommage nouveau fut décerné dans Rome à sainte Cécile, et cette fois le Capitole en fut le théâtre. On y fit décorer la chapelle du palais des conservateurs du peuple romain, et la fille des Metelli, comme citoyenne et matrone romaine, obtint les honneurs d'un tableau et d'une inscription dans ce sanctuaire. Trois autres saints personnages seulement, tous citoyens romains, figurent dans cette chapelle du Capitole : saint Eustache, saint Alexis et la bienheureuse Louise Albertoni. La grande vierge est représentée assise, les mains sur un clavecin, comme patronne de la musique. Cette peinture est de Romanelli; au-dessous on lit l'inscription suivante :
S. CAECILIAE
VIRGINI ET MARTYRI
S. P. Q. R
MDCXLVIII
L'idée de rétablir ainsi le nom et la mémoire de Cécile aux lieux mêmes où son aïeule Caïa Caecilia fut, durant de longs siècles, honorée d'une statue, est profondément touchante, et unit les deux Rome dans la personne de notre héroïne. Cette rentrée d'une Cécile au Capitole, et de la Cécile chrétienne, montre à la fois et la victoire sans retour du christianisme et l'éternité de Rome.
Quant à la basilique Transtibérine, dont Sfondrate avait conservé en grande partie le caractère tel qu'elle l'avait reçu de Paschal au neuvième siècle, elle fut tristement modernisée dans la première moitié du dix-huitième siècle par son titulaire le cardinal François Acquaviva. L'église de Sainte-Cécile de Domo, qui menaçait ruine, fut rebâtie en 1729 par Benoit XIII, sous d'humbles proportions, et avec altération de son nom antique. Le pape voulut y adjoindre de nouveau la mémoire de saint Blaise, sur les instances de la corporation des ouvriers en laine qui avait accepté la charge de la desservir.
Au point de vue littéraire, Mazochi dans son commentaire du Calendrier de Naples, et le jésuite Lesley dans ses notes sur le Missel mozarabe, préparaient l'élucidation chronologique des Actes de sainte Cécile, sur lesquels les découvertes du siècle suivant devaient jeter une si grande lumière. Un autre jésuite, le P. Mazzolari, préservait des injures de l'air, en la faisant transporter dans la basilique, la gracieuse fresque qui représente l'apparition de sainte Cécile à Paschal, menacée de périr comme les autres qui déjà étaient presque effacées sous le portique. Mazzolari ne borna pas à cette heureuse précaution les témoignages de sa piété pour la vierge romaine. Il fit graver sur une vaste table de marbre blanc, et placer en regard de l'ancienne fresque, le diplôme même de Paschal dans lequel le saint pape rend compte de la merveilleuse apparition dont il fut favorisé par sainte Cécile. Le dernier événement relatif à la basilique se rapporte à la spoliation dont son trésor fut l'objet en 1796, lorsque Pie VI, après le traité de Tolentino, se vit contraint de dépouiller les églises de Rome pour faire face aux énormes contributions qu'il avait été obligé d'accepter. L'extrême nécessité où se trouvait l'église romaine enleva au trésor de la basilique les trois précieuses châsses, dans lesquelles Sfondrate avait renfermé les chefs des saints Valérien, Tiburce et Maxime. C'est alors que ces saintes reliques furent placées dans les cylindres en cuivre qui les contiennent encore aujourd'hui. Le reste de l'argenterie qui fut livrée au commissaire pontifical par l'abbesse de Sainte-Cécile, se composait de calices, chandeliers et autres objets d'autel, la plupart des nombreux reliquaires donnés par Sfondrate étant simplement en bronze doré.
Le dix-huitième siècle, qui avait vu abolir dans les liturgies françaises et dans un si grand nombre de recueils hagiographiques jusqu'à la mémoire des gestes de Cécile, laissait donc planer, en se terminant, comme un sombre nuage sur le sanctuaire même où reposait la martyre ; le siècle suivant nous montrera que la gloire de l'héroïne chrétienne du deuxième siècle n'était pas épuisée.
L'un des plus nobles attributs de la sainteté est de communiquer même ici-bas, aux personnages dans lesquels elle a brillé, une sorte d'immortalité qui défie par sa splendeur tout ce que la renommée a pu jamais faire en l'honneur des simples héros de l'humanité. Dès le milieu du deuxième siècle, nous avons vu s'ouvrir la vie de Cécile, et, après dix-sept siècles, nous ne l'avons pas épuisée encore. De génération en génération, Cécile est admirée, elle est aimée; disons plus, elle est agissante, elle est influente par l'entraînement du caractère que Dieu lui avait donné ; dans tous les siècles, ses vertus en ont enfanté d'autres chez les hommes, en même temps que son pouvoir céleste s'est fait sentir pour les protéger.
Par une rare exception, la providence de Dieu a voulu que la vierge romaine, au lieu de demeurer ensevelie dans le mystère de la tombe où la plupart des élus attendent la résurrection glorieuse, prolongeât, pour ainsi dire, sa vie jusqu'à nos temps, par la double apparition de sa dépouille mortelle, dont l'attitude retrace avec tant d'éloquence le repos tranquille de la martyre après ses glorieux combats.
On aurait pensé que la série des manifestations du tombeau était enfin terminée, et que désormais il n'y aurait plus pour elle de nouveau triomphe dans les régions de la mort, jusqu'à l'heure où la trompette de l'ange la convoquera avec nous au grand réveil. Il en a été autrement.
Il ne s'agissait plus de présenter de nouveau Cécile à la vénération des chrétiens ; nul ne songeait à troubler désormais le sommeil de la martyre, entourée des hommages de la piété dans sa basilique, et rappelée aux regards d'une façon si saisissante dans l'immortelle statue de Maderno, près de laquelle elle attend cette résurrection dont elle aimait à chercher le symbole dans la vie renouvelée du phénix ; mais elle avait cependant encore un témoignage à rendre.
Elle devait, en ce siècle de rationalisme, nous conduire sur les lieux mêmes où se livrèrent les grands combats de la foi chrétienne contre le paganisme tout-puissant, nous faire assister à la lutte glorieuse de l'Evangile avec les moeurs et la politique de l'Empire romain. Nous devions apprendre d'elle comment l'ancienne aristocratie romaine, mise en réserve depuis l'ascension des Césars, avait été prédestinée à de plus nobles conquêtes, apportant avec elle, dans l'acceptation qu'elle fit du christianisme, les lumières de la plus haute civilisation, avec cette simplicité et cette grandeur qui avait été son cachet dans les jours où le monde entier recevait d'elle la loi.
Retrouver les traces de cette vie première de la religion nouvelle que Pierre avait apportée de Jérusalem à Rome, et déposée d'abord à Césarée dans l'âme d'un Cornélius ; constater cette stratégie toute de patience et de dévouement, dans laquelle on vit la faiblesse triompher de la violence et de toutes les séductions du rang et de la fortune, pour établir le règne du Crucifié de Judée ; reconnaître en un mot Rome chrétienne primitive, vivre de sa vie, et apprécier le principe divin qui lui donna par la croix la victoire sur Rome païenne : tel est le résultat auquel nous a conduits en ces années la découverte du tombeau vide de Cécile.
Tant que l'oubli des hommes et les ténèbres pressèrent de leur poids ce tombeau, on ne put apprécier qu'imparfaitement et à travers de nombreuses méprises le siège continu et glorieux que la Rome nouvelle fit subir à l'ancienne, en la cernant sur toutes ses voies durant trois siècles. La découverte de l'hypogée où reposa Cécile devait, en renouvelant à la fois la chronologie et la topographie de Rome souterraine, nous restituer tout un passé que, sans un tel secours, nous n'eussions jamais connu que d'une manière vague et imparfaite.
L'abandon des catacombes durant tant de siècles, la perte ou l'oubli des Itinéraires qui auraient pu éclairer les pas des quelques hommes doctes et courageux qui depuis Rosio avaient eu encore la hardiesse de descendre dans ces sombres galeries, la négligence à classer les inscriptions et les peintures qu'on rencontrait, reculaient toujours plus le moment où le point de départ du christianisme dans Rome se révélerait. A peine savait-on que le centre de cette ville souterraine, qui d'abord avait été au champ Vatican, s'était ensuite transporté sur la voie Appienne.
Les recherches de détail accomplies en grand nombre n'avaient rien révélé sur l'ensemble, et ainsi que nous l'avons dit plus haut, le cimetière si célèbre de Calliste était lui-même devenu un problème, à ce point qu'un homme de la force de Bosio était réduit à l'aller chercher jusque sur la voie Ardéatine. Avec une telle situation, à quoi n'étaient pas exposés les monuments et les pierres tumulaires dans des fouilles partielles accomplies sans aucun plan ? Et qui eût songé à recueillir les témoignages qu'ils ne demandaient qu'à rendre sur les premiers pas et les premières allures du christianisme dans Rome ?
Mais Dieu avait résolu de rendre de nos jours à son Eglise cet imposant témoignage de l'unité qu'elle a conservée dès le commencement dans ses doctrines et dans sa constitution. Il fallait réduire au silence par les faits cette école audacieuse pour qui l'histoire n'est qu'un thème d'inventions, et la critique un simple jeu, un assaut de l'imagination contre le bon sens. Les catacombes romaines mieux connues suffisaient à cela ; mais il leur fallait un révélateur qui leur rendît la place qu'elles ont occupée dans l'établissement du christianisme à Rome.
Le premier de nos contemporains qui sortit de la routine à l'endroit de ces monuments incompris, fut le P. Marchi, jésuite du Collège romain. Sans apercevoir peut-être toute la portée de ses études, dont le résultat ne devait se révéler que successivement, il entreprit sur le sujet des catacombes qu'il visitait et étudiait plus assidûment que nul n'avait fait depuis Boldetti et Marangoni, un grand ouvrage qu'il intitula : Les monuments de l'art chrétien primitif. Le premier volume, qui a pour titre : Architecture de la Rome souterraine chrétienne, est le seul qui ait été publié. Le P. Marchi y assigna les différences qui distinguent les arénaires des catacombes, et fit voir que celles-ci sont l'oeuvre exclusive du travail chrétien, préludant ainsi aux savantes démonstrations dont M. Michel de Rossi a enrichi le grand ouvrage de son frère. Le cimetière de Sainte-Agnès sur la voie Nomentane avait été le centre principal et presque unique des études du P. Marchi. Dans son premier volume, il avait eu pour but de classer les divers monuments de l'architecture cémétériale, se proposant de traiter plus tard la peinture et la sculpture. Les tempêtes politiques que Rome eut à subir en 1848 et 1849 interrompirent cette publication, dont les résultats remplis d'intérêt n'abordaient pas encore le champ de l'histoire.
Le P. Marchi entrevit cependant le parti que l'on pourrait tirer d'une étude des catacombes, entreprise au point de vue des annales chrétiennes ; mais il sentit qu'à son disciple de prédilection, qu'il avait deviné et formé dès l'enfance, M. le Commandeur de Rossi, était réservé l'honneur de faire entrer les catacombes de Rome dans le mouvement général de la science historique. Quant à lui, moins empressé d'étudier jusqu'aux ruines informes, il avait cherché surtout des types pour son travail descriptif. Il vit avec plaisir son disciple entrer dans une voie nouvelle et chercher dans les anciens monuments topographiques que lui-même avait su apprécier, mais qui ne l'auraient pas conduit à son but, la chronologie de Rome souterraine.
Le savant vieillard vécut assez encore pour jouir des premiers résultats de cette marche nouvelle.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 416 à 425)