Vers le milieu du mois de novembre 1862, on apprit dans Rome que, par une disposition de S. Em. le cardinal Patrizzi, vicaire de Sa Sainteté et président de la commission d'archéologie sacrée, la crypte de sainte Cécile serait ouverte, le 22 novembre, à la piété des fidèles.
Pie IX avait fait préparer de riches ornements à l'usage des prêtres qui désireraient profiter de l'occasion pour y célébrer le divin sacrifice. En ce jour, il y eut comme une ombre des antiques stations à ce lieu vénérable. Des dames françaises avaient eu le temps de faire confectionner un magnifique calice, et chacune avait voulu l'orner d'une pierre fine qui, par la première lettre de son nom, représentât la donatrice. Ainsi Mme la marquise Léontine de Rastignac avait donné un lapis-lazuli ; Mme la vicomtesse Sophie de Clermont-Tonnerre, un saphir ; Mlle Marie de Flaut, une malachite ; Mlle Ambroisine de Flaut, une améthyste ; Mlle Sabine de Vallin, un saphir ; à ces pierres précieuses M. Edmond de Vassart avait joint une émeraude.
Cependant les découvertes de la commission d'archéologie sacrée poursuivaient leur cours sur la voie Appienne, et, sur la gauche, les cryptes de Prétextat étaient interrogées à l'aide des renseignements fournis par les anciens Itinéraires. Nous avons raconté déjà comment M. de Rossi, en retrouvant la crypte de saint Januarius, fils aîné de sainte Félicité, avec l'inscription de Damase qui en déclarait l'identité, pénétrait au centre même du groupe de martyrs que signalent à cet endroit les documents topographiques. Une nouvelle page de l'histoire de Rome chrétienne primitive était donc encore retrouvée. Huit années s'écoulèrent dans de fécondes recherches, et en 1865, sur la voie Ardéatine, grâce au généreux concours dont nous avons parlé, le vestibule et le grand ambulacre de Domitille vinrent nous révéler l'entrée solennelle et patente du magnifique cimetière désigné aussi sous le nom de Nérée et Achillée. Le point de départ avait été le milieu du troisième siècle, qui avait rendu au cimetière de Lucine le tombeau de Cornélius ; bientôt on était remonté au règne de Marc-Aurèle et de Commode, par la crypte papale et le tombeau de Cécile ; celui de Januarius nous reportait au milieu du deuxième siècle, et les constructions chrétiennes de Flavia Domitilla nous établissaient à l'âge apostolique, au premier siècle de Rome souterraine.
Il serait utile et agréable à nos lecteurs de parcourir avec nous la série des découvertes dans Rome souterraine, qui ont suivi celles que nous venons de signaler et que l'on peut bien appeler capitales. Outre les deux premiers volumes de la Roma sotterranea cristiana, dont la suite est attendue par le public avec tant d'impatience, M. de Rossi, dans son Bulletin d'archéologie chrétienne, n'a cessé, pour ainsi dire, d'enregistrer de nouvelles conquêtes au profit de l'histoire de l'église mère. Les limites de notre sujet nous bornent trop pour nous permettre de suivre ses nombreuses et intéressantes excursions ; mais nous ne voulons cependant pas terminer ce volume sans revenir un moment sur une découverte qui se rapporte à notre sixième chapitre, et qui a eu pour résultat de confirmer l'antiquité de la tradition sur le lieu du martyre de saint Paul, et sur les trois fontaines que la piété y vénère.
Le monument érigé par le cardinal Aldobrandini, en 1099, sur ce lieu sacré, et dans lequel il avait songé seulement à encadrer les trois fontaines, chacune dans un autel, ne portait point avec lui la preuve de l'antiquité de cette tradition. Tout était moderne dans cette construction. Des travaux récents, exécutés en 1868, ont mis à découvert d'anciennes substructions attestant la vénération des premiers siècles du christianisme pour ce sanctuaire et pour les trois sources auxquelles, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut, saint Jean Chrysostome semble avoir fait allusion. Le coup d'œil de M. de Rossi sur ces précieux débris n'a pas tardé à en faire sortir un nouvel incident archéologique qui ne peut que favoriser la piété des fidèles, tout en restituant une page nouvelle aux annales de Rome chrétienne. Les marbres mis au jour dans les fouilles ont appris que le saint pape Sergius Ier avait, en 689, restauré le monument des Trois-Fontaines en l'honneur de saint Paul, et une construction plus ancienne, se rapportant au cinquième siècle, est venue montrer qu'au temps des Léon et des Gélase, on reconnaissait en ce lieu et en ces fontaines un souvenir de l'âge apostolique. Mais nous ne pouvons poursuivre cette digression; il nous faut reprendre le récit des hommages que notre dix-neuvième siècle a offerts à la grande martyre romaine.
Les importants événements de la voie Appienne coïncidaient avec un développement nouveau de la piété catholique envers Cécile ; et il est juste de dire que notre âge aura fait beaucoup pour sa gloire. L'art, en nos jours, s'est plus d'une fois essayé au sujet de cette noble figure ; mais le sens chrétien est trop faible chez nous encore, pour que l'on eût droit d'attendre quelqu'une de ces manifestations qui font voir que les saints sont compris et appréciés comme dans les âges de foi. Cependant, après le marbre de David (d'Angers) et le tableau de Paul Delaroche, si dépourvus l'un et l'autre de tout caractère chrétien, il nous a été donné de voir enfin le rôle et la dignité de Cécile exprimés noblement sur une grande œuvre de peinture religieuse. Nous voulons parler de la solennelle procession des saints et saintes vers le Christ, que le pinceau de Flandrin a su disposer comme une frise animée, et avec une si noble harmonie, dans l'église de Saint-Vincent-de-Paul, à Paris. On a vu que le premier monument des arts qui nous soit resté en l'honneur de sainte Cécile, dans la basilique de Saint-Apollinaire de Ravenne, la fait figurer dans une procession de vierges ; c'est aussi au milieu d'un groupe de vierges que Flandrin l'a peinte, dominant ses soeurs par l'élévation idéale de sa taille, et représentant l'harmonie des concerts célestes.
Depuis le renouvellement du culte de Cécile, la poésie s'est levée aussi pour célébrer ses grandeurs. L'estime publique et une sincère admiration ont accueilli l'oeuvre dramatique si remarquable que M. le comte Anatole de Ségur lui a consacrée. Son poème tragique intitulé Sainte Cécile, publié en 1868, est entre les mains de tout le monde. La beauté des vers et la conduite du dialogue y sentent la grande école, et cette œuvre fera honneur au siècle qui l'a produite. Nous eussions aimé que le poète, dans l'entretien de Cécile avec Valérien au soir des noces, eût évité de faire dire à l'héroïne qu'elle ne peut accepter les conditions conjugales, parce qu'elle est chrétienne ; c'est sur les engagements spéciaux qui l'enchaînaient au Christ comme à son époux qu'elle devait insister. Le remplacement de quelques vers enlèverait la trace d'un moment d'oubli durant lequel le poète a été entraîné par son sujet. Nous ne pouvions louer sans cette restriction une œuvre si parfaite d'ailleurs, mais dans laquelle il importe d'autant plus que la vraie doctrine du christianisme soit exprimée. Les heureux développements que depuis ont obtenus les annales céciliennes, fourniront peut-être au poète l'occasion d'enrichir encore son œuvre, et nous oserions presque l'y convier.
Quelques années auparavant, en 1863, avait paru à Munster l'oeuvre poétique de J. Weissbrodt, prêtre catholique, sous ce titre : Caecilia, tragédie historique. Ce nouveau produit de l'enthousiasme qu'inspire le caractère de Cécile annonce une étude sérieuse du sujet, et découvre chez son auteur une riche source de poésie. En 1870, l'Angleterre a vu paraître la quatrième édition du drame composé par le P. Albany James Christie, jésuite, inspiré par ce même mouvement qui attire aujourd'hui tant d'âmes vers Cécile et par le sublime rôle qu'elle remplit dans l'histoire. Cette union de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre, produisant chacune leur oeuvre poétique en quelques années, n'est-elle pas un des indices du renouvellement de cette grande mémoire, et n'annonce-t-elle pas que les nuages amoncelés par la fausse critique du dix-septième et du dix-huitième siècle n'ont pu tenir en présence de la lumière qui s'est faite ?
Nous craindrions d'être incomplet sur les oeuvres de ces dernières années en l'honneur de la fille des Metelli, si nous omettions de parler du noble et gracieux édifice que la France a vu s'élever naguère sur les bords de la Sarthe, à quelque distance de Solesmes, au diocèse du Mans. Un monastère et une église desservis par des filles de saint Benoît, et construits dans le caractère du treizième siècle, ont surgi au milieu des tempêtes de l'heure présente. Déjà les armées prussiennes envahissaient la France, comme le fléau de Dieu, et la croix n'avait pas été montée encore au sommet de la flèche aérienne qui proclame si haut la mémoire de Cécile. Le 12 octobre 1871, Mgr Charles Fillion, évêque du Mans, a dédié solennellement ce nouveau sanctuaire, à l'ombre duquel les émules de Cécile, totalement séparées du monde, se vouent au service du souverain Seigneur dont elle fut l'épouse. L'église du nouveau monastère, dont les voûtes ne répètent jamais que l'antique et suave mélodie grégorienne, attire puissamment le coeur et les regards du pèlerin. On sent que Cécile a véritablement choisi ce lieu pour une de ses demeures.
Des inscriptions qui font corps avec l'édifice et lui donnent comme une voix éloquente retracent ce que fut Cécile, et reportent la pensée vers la basilique romaine qui fut son séjour et qui devint si vite son trophée.
Sous l'élégant narthex, au-dessus de la porte du vestibule, on lit ces paroles du livre de l'Ecclésiastique, employées par l'Eglise à la Messe de sainte Cécile :
DOMINE DEVS MEVS
EXALTASTI SVPER TERRAM
HABITATIONEM MEAM
Seigneur mon Dieu, vous avez glorifié ma demeure sur la terre.
L'inscription suivante a été placée au-dessus de la porte même de l'église :
TRIDVANAS A DOMINO
POPOSCI INDVCIAS
VT DOMVM MEAM ECCLESIAM CONSECRAREM
J'ai demandé au Seigneur un délai de trois jours, afin de consacrer ma maison en église.
Au-dessus de cette même porte, à. l'intérieur, se lit en lettres d'or sur un fond d'azur la prière de saint Urbain, célébrant la puissance de la grâce divine dans l'âme de Cécile, au moment où Valérien, sa noble conquête, vient implorer le baptême aux catacombes :
DOMINE IESV CHRISTE
SEMINATOR CASTI CONSILII
SVSCIPE SEMINVM FRVCTVS
QVOS IN CAECILIA SEMINASTI
Seigneur Jésus-Christ, auteur des chastes résolutions, recueillez les fruits de la divine semence que vous avez déposée au coeur de Cécile.
A mesure qu'on avance dans la nef de l'église, on voit se dérouler à droite et à gauche un vaste rinceau pourpré, sur lequel brillent, au milieu des fleurs, de riches lettres qui retracent la célèbre antienne cécilienne empruntée aux Actes. D'un côté on lit :
CANTANTIBVS ORGANIS CAECILIA DOMINO
DECANTABAT DICENS
Au milieu du bruyant concert, Cécile chantait au Seigneur et disait
De l'autre côté, le texte continue et s'achève :
FIAT COR MEVM IMMACVLATVM VT NON CONFVNDAR
Que mon coeur reste pur et ma vie sans tache.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 434 à 441)