C'est ainsi qu'une hagiographie mystérieuse venait compléter celle que produit l'étude des monuments, et développer à sa manière les études céciliennes, en attendant que le jour de la justice fût arrivé.
La nécessité où nous sommes d'abréger, nous empêche d'analyser ici ce qu'a fait la poésie en l'honneur de Cécile. L'école de
Port-Royal, dont l'influence a été si grande pour amener la scission de l'élément littéraire et de l'élément chrétien, était venue à bout de ses fins, et l'axiome de son législateur Boileau
faisait loi sur tout le Parnasse français. Depuis la seconde moitié du dix-septième siècle, le christianisme fut mis hors de la poésie. Qui ne connaît le jugement de Fénelon sur l'art du moyen
âge ? Qui peut ignorer les actes de vandalisme accomplis dans nos cathédrales à cette même période, au nom du goût classique ? La refonte totale de la liturgie ne s'accomplit-elle pas aussi, sans
que les auteurs et les admirateurs de cette œuvre barbare se soient doutés le moins du monde qu'ils sacrifiaient le répertoire de la poésie et de la mélodie chrétiennes, formé par quinze siècles
entiers ? Quant à Tillemont et Baillet, auxquels il faut, hélas ! adjoindre le pacifique Godescard, empoisonné sans s'en apercevoir par l'esprit de son temps, se doutaient-ils que leurs attaques
contre sainte Cécile se dirigeaient sur la poésie chrétienne, et savaient-ils même qu'il y eût une poésie chrétienne ? On n'en avait pas jugé ainsi dans le passé, et à la suite de ces nobles et
gracieuses préfaces des Sacramentaires léonien, gélasien, gallican, mozarabe, des strophes inspirées de la liturgie grecque, où les grandeurs de la vierge romaine sont exposées avec tant de
charme, le génie chrétien dans les siècles mêmes du moyen âge s'exerça, plus ou moins heureusement, à les célébrer à son tour. Jusqu'au dix-septième siècle, Cécile aura ses chantres
dévoués.
Dès le septième, l'église gothique d'Espagne débutait par une hymne pleine de vie et d'onction. Au huitième, saint Adhelme de Scherburn, en Angleterre, dans son gracieux poème de Laude Virginitatis, après avoir chanté les grandeurs de la Mère de Dieu, ouvrait par Cécile le chœur des vierges qui la suivent. Au dixième, l'un des premiers historiens de la nation française, Flodoard, chanoine de Reims, consacrait sa rude poésie à chanter la découverte du corps de Cécile par Paschal. Le pieux Aelrède, abbé cistercien de Rievall, en Angleterre, préludait par ses strophes cadencées à la longue série des Séquences que contiennent les missels des différentes églises de l'Europe, en l'honneur de Cécile, aux quatorzième et quinzième siècles.
Le seizième siècle vit commencer la série des compositions plus étendues. Il débuta par l'œuvre du célèbre poète latin Spagnuolo, dit le Mantouan, qui consacra à Cécile sa septième Parthénie, dédiée à Isabelle, duchesse de Mantoue. Ange Sangrini, abbé du Mont-Cassin, chanta à son tour avec autant de grâce que d'abondance, dans l'œuvre qu'il intitula Epithalame, les grandeurs de l'illustre martyre. Un autre bénédictin italien, Théophile Folengo, composa un poème tragique de sainte Cécile, que son célèbre confrère Maur Chiaula mit en musique. Dès l'année 1600, au lendemain de la découverte du corps de la martyre par Sfondrate, un pieux dominicain, Sébastien Castelletti, donnait à Rome un poème en cinq livres qu'il intitulait : Della triunfatrice Caecilia, virgine e martire, et méritait pour cette oeuvre, de la part du Tasse, un sonnet rempli d'éloges. Le même sujet tentait, en 1606, le professeur de la maîtrise de Notre-Dame de Paris, Nicolas Soret, et il publiait La Céciliade, ou le Martyre sanglant de sainte Cécile, patronne des musiciens, avec la musique.
L'Italie revenait à la charge en 1637, par une composition dramatique et musicale, intitulée : La Santa Cecilia, destinée à embellir les fêtes du mariage de Ladislas IV, roi de Pologne, et de Cécile Renée d'Autriche ; la musique était de Virgilio Paccitelli. En 1644, une romaine, Marguerite Costa, célébrait en quatre chants les combats et les victoires de l'héroïne chrétienne, et inscrivait en tête de ce livre : Cecilia martire, poema sacro. Parmi ces oeuvres poétiques, celle de Nicolas Soret ne se recommande pas par un talent capable d'immortaliser son auteur ; mais on peut dire que Castelletti et Marguerite Costa, dans leur enthousiasme pour Cécile, ont produit un grand nombre d'octaves dignes du sujet. Nous ne rappelons d'ailleurs ces monuments de la piété envers la vierge romaine que comme un indice de la flamme poétique qu'entretenaient dans les cœurs, avant l'invasion du naturalisme, son nom et sa mémoire. Il n'est pas jusqu'à l'Angleterre protestante qui, par une heureuse inconséquence, ayant conservé la fête de sainte Cécile, ne la célèbre chaque année avec enthousiasme. Autrefois, le roi avait son poète d'office, qui devait fournir tous les ans, le 22 novembre, une ode à la louange de la grande martyre. Les Anglais estiment particulièrement celle que composa Dryden. Congrève, Addison, Pope, ont payé ce tribut national à la reine de l'harmonie. Quand on visite à Londres le palais de Westminster, on est ému de rencontrer dans la salle consacrée à la mémoire des poètes anglais une fresque représentant sainte Cécile, avec la pose et les attributs qu'on pourrait lui donner dans une église catholique ; c'est l'hommage que l'Angleterre a voulu rendre à Dryden.
Il nous faut maintenant rentrer dans Rome, et nous reposer près du tombeau de Cécile que nous y avons laissée au lendemain de son splendide triomphe. La dévotion envers elle, ranimée par l'heureux succès des recherches de Sfondrate, se maintenait dans la population romaine, et était partagée par les étrangers. Pierre Polet, né à Noyon, écuyer apostolique, entreprit en 1611, d'élever dans l'église de Saint-Louis des Français un monument à sainte Cécile. Il sut y déployer une générosité princière, et témoigna de sa dévotion envers la martyre par le choix de l'artiste et par l'importance de lœuvre qu'il lui donna à exécuter. Ce fut Dominique Zampieri, dit le Dominiquin, qu'il appela pour décorer avec son pinceau une chapelle tout entière de notre église nationale. Cet artiste, chez lequel se retrouve si souvent l'inspiration chrétienne, se montra particulièrement affectionné à sainte Cécile. Outre les fresques dont nous allons parler, on ne compte pas moins de six de ses tableaux dont, elle est le sujet unique, et qui se conservent dans les collections publiques ou particulières.
Sainte Cécile devant Almachius, par Dominique Zampieri dit le Dominiquin, Chapelle Sainte Cécile de de Saint-Louis des Français
Les peintures à Saint-Louis des Français embrassent la vie entière de la vierge : l'ange du Seigneur couronnant les deux époux ; Cécile distribuant aux pauvres ses richesses, après le martyre de Valérien ; les fureurs d'Almachius sur son tribunal, et l'attitude noble et imposante de Cécile qui refuse l'encens aux idoles ; enfin et surtout l'entrevue d'Urbain et de la martyre expirante : cette salle du bain inondée d'un sang généreux que de pieuses femmes s'empressent de recueillir, ces pauvres assistant aux derniers moments de leur fidèle protectrice, l'émotion des traits du saint évêque à la vue d'un si sublime sacrifice ; Cécile défaillante, et rappelant un reste de vie pour disposer de celte maison qu'elle va quitter en peu d'instants pour le ciel; tout cet ensemble, complété par un plafond sur lequel le Dominiquin a peint sainte Cécile enlevée au ciel par les anges, fait de cette chapelle un monument splendide à la gloire de la vierge romaine.
Pierre Polet fit peindre par Guido Reni, et placer au retable de l'autel, une copie remarquable de la sainte Cécile de Bologne. Ainsi rien ne manqua a la magnificence de cette œuvre due à la générosité d'un particulier, et dans laquelle on aime à voir un hommage de la France à sainte Cécile, et comme le complément de l’insigne et triomphante cathédrale d'Alby.
Après le Dominiquin, dont le pinceau fut toujours empressé de traiter les sujets de sainteté que depuis nul autre artiste n'a mieux saisis et mieux rendus, vient la suite nombreuse des peintres qui, dans le cours du dix-septième siècle, consacrèrent leurs efforts à représenter sainte Cécile. La plupart en ont fait simplement une musicienne ; mais en s'éloignant toujours plus de la manière dont Raphaël avait conçu ce sujet. Quelques-uns, Murillo, par exemple, ont encore cherché à représenter la scène de la mort de Cécile ; mais on peut dire que la plupart de ces toiles, y compris celles que produisit en moindre nombre le dix-huitième siècle, ne sont plus généralement qu'une série descendante d' œuvres sans caractère, annonçant que le sujet s'épuisait à mesure que les générations d'artistes se succédaient, et que le souffle du seizième siècle cessait de se faire sentir.
On aime cependant à voir l'idéal de notre héroïne cherché, sinon toujours atteint, par des artistes tels que Guido Reni, Paul Véronèse, Garofalo, Procaccini, Guerchin, Tempesta, Salimbeni, et même Carlo Dolci ; mais on ne peut s'empêcher de protester avec indignation contre l'audace avec laquelle si souvent, au dix-septième et au dix-huitième siècles, l'ordre fut donné aux artistes de représenter, avec les attributs de Cécile, tant de femmes dont le portrait eût pu parfaitement se passer de ces accessoires usurpés. Ce genre d'hommage, rempli d'inconvenance, a été réclamé de toutes les écoles, et les musées espagnols n'en sont pas plus exempts que ceux des autres pays. Pour la France, on peut placer en tête de ces oeuvres qui peignent, mieux que tout le reste, l'abaissement du respect envers les convenances religieuses, la sainte Cécile de Mignard, qui lègue à la postérité l'effigie d'une femme célèbre, mais ne fera jamais remonter la pensée jusqu'à l'héroïne chrétienne du deuxième siècle. En face de ces portraits frauduleux, on se rappelle le fameux livre d'Heures de Bussy-Rabutin, dans lequel certaines dames arrivées à une facile célébrité figuraient en miniature, ayant chacune au-dessous le nom d'une sainte du calendrier.
Mais il nous faut reprendre les annales de la vierge romaine, et gagner bientôt le dix-neuvième siècle, qui devait offrir à Cécile un triomphe aussi nouveau qu'inattendu.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 409 à 415)