Poussé par une force inconnue, le jeune Romain, naguère si bouillant, quitte sans effort la vierge dont les accents si doux ont changé son coeur.
Il se met en marche, et aux premières lueurs du jour il arrive près d'Urbain, ayant trouvé toutes choses comme Cécile lui avait annoncé. Il raconte au saint évêque l'entretien de la chambre nuptiale, qui seul peut expliquer la présence de Valérien dans ces lieux. Le vieillard est ravi de joie ; il tombe à genoux, et, levant ses bras vers le ciel, il s'écrie, les veux pleins de larmes : "Seigneur Jésus-Christ, auteur des chastes résolutions, recevez le fruit de la divine semence que vous avez déposée au coeur de Cécile. Bon pasteur, Cécile, votre servante, comme une éloquente brebis, a rempli la mission que vous lui aviez confiée. Cet époux, qu'elle avait reçu semblable à un lion impétueux, elle en a fait, en un instant, le plus doux des agneaux. Si Valérien ne croyait pas déjà, il ne serait pas venu jusqu'ici. Ouvrez, Seigneur, la porte de son coeur à vos paroles, afin qu'il reconnaisse que vous êtes son Créateur, et qu'il renonce au démon, à ses pompes et à ses idoles."
Valérien avec le Pape Urbain - Oratoire de Sainte Cécile, Église Saint-Jacques le Majeur à Bologne
Fresque de la vie de Sainte Cécile : scène 2 par Lorenzo Costa le Vieux
Urbain pria longtemps, et Valérien était ému dans toutes les puissances de son âme. Tout à coup apparaît, aux regards du jeune homme et du saint évêque, un vieillard vénérable couvert de vêtements blancs comme la neige, et tenant à la main un livre écrit en lettres d'or. C'était le grand Paul, l'apôtre des gentils. A cette vue imposante, Valérien, saisi de terreur, tombe comme mort, la face contre terre. L'auguste vieillard le relève avec bonté, et lui dit : "Lis les paroles de ce livre et crois ; tu mériteras d'être purifié et de contempler l'ange dont la très fidèle vierge Cécile t'a promis la vue."
Valérien lève les yeux et commence à lire sans prononcer de paroles. Le passage était ainsi conçu : Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu, Père de toutes choses, qui est au-dessus de tous et en nous tous. (EPHES., IV.) Quand il eut achevé de lire, le vieillard lui dit : " Crois-tu qu'il en est ainsi ?" Valérien s'écria avec force : "Rien de plus vrai sous le ciel ; rien qui doive être cru plus fermement."
Valérien est baptisé - Oratoire de Sainte Cécile, Église Saint-Jacques le Majeur à Bologne
Fresque de la vie de Sainte Cécile : scène 3 par Francesco Francia
Comme il achevait ces paroles, le vieillard disparut, et laissa Valérien seul avec Urbain. Le saint évêque s'empressa de donner au jeune homme le symbole de la foi ; il le régénéra dans l'eau baptismale, et après que le néophyte eut participé aux mystères augustes des chrétiens, il lui dit de retourner vers son épouse.
Il n'avait donc fallu que quelques heures pour transformer Valérien en un disciple complet du Christ. Sollicitée par Cécile, une grâce était descendue du ciel sur le jeune Romain, et sa conversion subite venait accroître le nombre de celles que la bonté de Dieu opérait d'une manière immédiate en ces jours. Souvent des visions merveilleuses venaient triompher de toute résistance, et abattre le païen aux pieds du Christ ; Tertullien en rend témoignage dans son Apologétique. (Cap. XXIII.) Nous apprenons d'Eusèbe que saint Basilide fut gagné à la foi dans une apparition de la vierge Potamienne, qui lui plaça une couronne sur la tête, et lui prédit qu'il la suivrait dans le martyre. Le savant Arnobe, au rapport de saint Jérôme, fut appelé au christianisme par une grâce du même genre, dont on trouve aussi de nombreux exemples dans les Actes les plus authentiques des martyrs.
Origène se joint à Tertullien pour proclamer le fait de ces prodigieuses vocations à la foi. "Je ne doute pas, dit ce grand philosophe chrétien, que Celse ne me tourne en dérision ; mais cela ne m'empêchera pas de dire que beaucoup de personnes ont embrassé la foi chrétienne comme malgré elles, leur coeur s'étant trouvé tout à coup tellement changé par quelque esprit qui leur apparaissait, tantôt le jour, tantôt la nuit, qu'au lieu de l'aversion qu'elles avaient eue jusqu'alors pour notre doctrine, elles l'ont aimée jusqu'à mourir pour elle. Il est beaucoup de ces sortes de changements dont nous sommes témoins, et que nous avons vus nous-mêmes." (Contra Cels., lib. I, cap. XLVI.)
Cécile avait vaincu, et le premier trophée de sa victoire était le coeur de Valérien offert pour jamais au Sauveur des hommes. Durant l'absence de son époux, elle n'avait pas quitté la chambre nuptiale toute retentissante encore du célèbre entretien de la nuit, tout embaumée des célestes parfums de la virginité. Elle avait prié sans relâche pour la consommation du grand oeuvre que sa parole avait commencé, et elle attendait avec confiance le retour de cet époux qui lui serait plus cher que jamais.
Valérien, couvert encore de la tunique blanche des néophytes qu'il venait à peine de revêtir, est arrivé à la porte de la chambre. Il entre et ses regards respectueux rencontrent Cécile prosternée dans la prière et près d'elle l'ange du Seigneur, au visage éclatant de mille feux, aux ailes brillantes des plus riches couleurs. L'esprit bienheureux tenait dans ses mains deux couronnes entrelacées de roses et de lis. Il en pose une sur la tête de Cécile, l'autre sur celle de Valérien, et, faisant entendre les accents du ciel, il dit aux deux époux : "Méritez de conserver ces couronnes par la pureté de vos coeurs et par la sainteté de vos corps ; c'est du jardin du ciel que je vous les apporte. Ces fleurs ne se faneront jamais, leur parfum sera toujours aussi suave ; mais personne ne les pourra voir qu'il n'ait mérité comme vous, par sa pureté, les complaisances du ciel. Maintenant, ô Valérien, parce que tu as acquiescé au désir pudique de Cécile, le Christ, Fils de Dieu, m'a envoyé vers toi pour recevoir toute demande que tu aurais à lui adresser."
Couronnement de Cécile et Valérien - Oratoire de Sainte Cécile, Église Saint-Jacques le Majeur à Bologne
Fresque de la vie de Sainte Cécile : scène 4 par Francesco Francia
Le jeune homme, saisi de reconnaissance, se prosterne aux pieds du divin messager, et ose ainsi exprimer son désir : "Rien en cette vie ne m'est plus doux que l'affection de mon frère ; il serait cruel à moi, qui suis maintenant affranchi du péril, de laisser ce frère bien-aimé en danger de se perdre. Je réduirai donc toutes mes demandes à une seule : je supplie le Christ de délivrer mon frère Tiburce, comme il m'a délivré moi-même, et de nous rendre tous deux parfaits dans la confession de son nom". Alors l'ange, retournant vers Valérien un visage rayonnant de cette joie dont tressaillent au ciel les esprits bienheureux, lorsque le pécheur revient à Dieu, lui répond : "Parce que tu as demandé une grâce que le Christ est encore plus empressé de t'accorder que tu ne l'es toi-même de la désirer, de même qu'il a gagné ton coeur par Cécile, sa servante, ainsi toi-même tu gagneras le coeur de ton frère, et tous deux vous arriverez à la palme du martyre."
L'ange remonta aux cieux, et laissa les deux époux dans la plénitude de leur bonheur. Cécile glorifiait le maître des coeurs qui avait déployé avec tant d'éclat les richesses de sa miséricorde ; elle tressaillait à la vue des roses mêlées aux lis sur la couronne de Valérien comme sur la sienne, pour annoncer que lui aussi aurait part aux honneurs du martyre. Tiburce partagerait la palme avec son frère ; mais la prédiction fortunée ne s'était pas étendue jusqu'à elle. La vierge devait donc survivre aux deux frères, et les assister dans le combat ; jusque-là, le ciel n'avait point manifesté plus avant ses décrets. Les deux époux s'épanchèrent dans un entretien que l'amour du Christ rendait semblable à un festin délicieux, et ils s'encouragèrent à mériter toujours la couronne dont l'ange avait ceint leurs fronts. Le néophyte, rempli du feu divin qu'avaient allumé dans son coeur les mystères auxquels Urbain l'avait fait participer, savourait à longs traits cette vie nouvelle révélée tout à coup à son âme. Cécile, initiée dès son enfance à la doctrine du salut, parlait avec l'expérience et l'autorité d'une chrétienne éprouvée.
Leur conversation sainte durait encore, lorsque Tiburce, impatient de revoir son frère, entra et vint suspendre ce colloque digne des anges.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 118 à 122)