Quoi d'étonnant qu'il ait plu à Dieu que Tibur ne fût pas seul témoin de cette sublime reproduction de la mère des sept frères Machabées, et qu'il ait voulu laisser dans Rome même comme un second renouvellement de ce fait qui est la gloire des annales juives ?
Félicité menait dans Rome une vie obscure malgré son rang. Tout entière aux bonnes oeuvres et au soin de ses fils, elle semblait devoir échapper à ces infâmes dénonciateurs qui pouvaient toujours, quand bon leur semblait, traîner un chrétien au prétoire. Elle ne put éviter cependant les regards des prêtres païens, auxquels l'instinct avait révélé en elle une ennemie des dieux. Félicité étant veuve, et n'ayant pas conservé de relations avec le monde, se trouvait sans défense, et pouvait être impunément attaquée. Elle fut donc traduite devant le préfet de Rome que les Actes désignent seulement par son praenomen Publius. C'est au savant Borghesi que nous devons de pouvoir décliner la nomenclature entière de ce personnage. (Lettres, tome II.) Publius l'invita d'abord à rendre raison de l'accusation portée contre elle, et il essaya de gagner la courageuse femme par des paroles flatteuses qui témoignaient de sa considération pour une personne de haut rang. Il insistait en même temps sur le danger de la résistance. "Ni tes caresses, ni tes menaces n'ont prise sur moi, répondit Félicité. J'ai en moi l'Esprit-Saint, qui ne permettra pas que je sois vaincue par le diable. Je suis donc en assurance ; car, si je survis, c'est que tu ne m'auras pas abattue, et, si tu me fais mourir, je n'aurai que mieux triomphé de toi". Déconcerté de cette réponse inattendue, Publius éclata par cette invective : "Misérable femme ! s'il t'est si agréable de mourir, laisse du moins vivre tes enfants. — Si mes enfants ne sacrifient pas aux idoles, reprit Félicité, c'est alors qu'ils vivront véritablement ; mais s'ils commettaient un tel crime, la mort éternelle serait leur partage."
Le lendemain, Publius s'assit sur son tribunal au forum de Mars, et il fit amener devant lui Félicité et ses sept fils. "Aie pitié de tes enfants, dit-il à la mère ; ils sont dans la fleur de la plus brillante jeunesse". Félicité répondit : "La compassion que tu témoignes à leur égard n'est qu'impiété, et rien n'est plus cruel que tes conseils". Puis, s'adressant à ses fils : "Regardez le ciel, mes enfants, leur dit-elle ; tenez vos yeux en haut ; c'est là que le Christ vous attend avec ses saints. Combattez pour vos âmes, et montrez-vous fidèles dans l'amour du Christ". Publius s'écria : "C'est jusqu'en ma présence que tu oses les exhorter à mépriser les ordonnances de nos maîtres !" et il fit donner des soufflets à l'héroïque femme.
Il appela ensuite successivement les sept frères, et employa tour à tour les promesses et les menaces pour les entraîner. Leurs réponses furent dignes de leur mère, et Publius, déconcerté par cette constance unanime, adressa un rapport aux empereurs sur l'audience. Marc-Aurèle, désirant éviter un trop grand éclat, et ne pas laisser peser sur le préfet toute la responsabilité de cette sanglante tragédie, fit renvoyer les accusés devant plusieurs juges subalternes qui seraient chargés d'appliquer la peine. Le premier de ces juges condamna Januarius, l'aîné des sept, à être assommé avec des fouets garnis de plomb ; le second fit périr sous le bâton Félix et Philippe ; le troisième ordonna de précipiter Silvanus d'un lieu élevé ; le quatrième fit trancher la tête à Alexandre, à Vital et à Martial ; le cinquième enfin condamna Félicité à périr par le glaive. Ses enfants furent immolés le 10 juillet, et quant à elle-même elle attendit la couronne jusqu'au 23 novembre.
L'église romaine a inséré son nom au Canon de la messe, récompense digne de la foi et du courage d'une si grande martyre.
Son corps fut enseveli sur la voie Salaria, au cimetière appelé de Maxime. Cette particularité apporte peut-être quelque jour sur l'origine de sainte Félicité. On constate que, sous les Antonins, les Claudii, et particulièrement les Claudii Maximi, florissaient encore dans l'aristocratie romaine. Un Claudius Maximus paraît sur les fastes consulaires en 172. C'est à un Claudius que Marc-Aurèle marie celle de ses filles qui sera la mère d'Annia Faustina, femme du chrétien Pomponius Bassus du cimetière de Calliste, et chrétienne elle-même. Il n'est pas sans quelque vraisemblance de voir dans l'hypogée de la voie Salaria une propriété de la gens Claudia, affectée comme naturellement à la sépulture de notre martyre, qui, ainsi que nous allons le voir, a pu appartenir à cette famille.
Il était réservé à M. de Rossi de résoudre plusieurs problèmes quant à l'emplacement du tombeau de sainte Félicité et du cimetière de Maxime. On savait par le calendrier romain du quatrième siècle publié par Boucher, et par le martyrologe de Fiorentini, que non seulement le tombeau de la sainte martyre était un centre historique au cimetière de Maxime, sur la voie Salaria, mais que Silvanus, l'un de ses fils, avait sa sépulture au lieu appelé Ad sanctam Felicitatem. Au mois d'avril 1856, le savant archéologue découvrit dans les ruines d'un oratoire de la voie Salaria correspondant avec la première catacombe de cette région, presque sous les murs de Rome, un marbre sur lequel deux chrétiens exprimaient qu'ils s'étaient procuré un bisomus dont ils désignaient l'emplacement par ces mots : Ad sanctam Felicitatem, confirmant ainsi l'appellation antique. Cette première découverte en entraînait d'autres, et peu à peu les sépultures de cinq autres des fils de sainte Félicité ont pu être déterminées, en même temps que la série des cimetières qui précèdent celui de Priscille sur la voie Salaria. A la suite du premier qui porte le nom de Maxime, et qui a été choisi de préférence pour y déposer le corps de la noble matrone, on trouve le cimetière de Thrason, lequel étant dépassé, on rencontre celui qui est désigné sous le nom des Jordani; c'est là que furent ensevelis trois des frères : Martial, Vital et Alexandre. Le cimetière de Priscille ne vient qu'après : c'est celui où furent déposés les corps de Félix et de Philippe. Une peinture de ce dernier cimetière nous retrace le glorieux septénaire. Les martyrs sont à genoux en groupe. Près d'eux on voit les poissons, les pains et les sept corbeilles, dont nous donnerons bientôt la signification.
Le précieux renseignement que le calendrier romain de 354 nous donne sur la sépulture des sept fils de sainte Félicité se complète par l'indication du tombeau de Januarius, qui fut l'aîné. Seul, il n'est pas sur la voie Salaria ; c'est sur la voie Appienne, au cimetière de Prétextât, qu'il a été enseveli. Quelle raison pourrait-on en assigner ? Le jeune martyr aurait-il été exécuté au pagus de la voie Appienne dont nous parlerons bientôt, et qui avoisinait le cimetière de Prétextât ? Il est bon d'observer, à l'appui de nos conjectures sur l'origine de sainte Félicité, que le nom de Januarius se trouve au moins vingt fois dans Gruter, comme ayant été porté par des membres de la gens Claudia. Les noms des autres frères se rencontrent aussi, quoique moins fréquemment, sur les inscriptions de cette même famille ; il était naturel que l'on donnât à l'aîné le nom le plus usité. Nous avons dit plus haut que le surnom féminin de Félicitas se reproduit plus d'une fois dans les fastes de la gens Claudia.
Ces divers rapprochements, qui se confirment les uns les autres, ne sont pas sans apporter quelque lumière sur l'origine de sainte Félicité.
L'un des événements de notre temps qui ont le plus servi à encourager les investigations dans les labyrinthes de Rome souterraine a été l'insigne découverte du tombeau de saint Januarius au cimetière de Prétextât. On fut alors à même de reconnaître avec quelle distinction la précieuse dépouille du martyr avait été accueillie dans cette importante catacombe. En 1857, M. de Rossi pénétra dans une crypte assez voisine de l'église Saint-Urbain alla Caffarella. Il n'y avait pas d'arcosolium dans cette crypte. Elle n'était pas creusée dans le tuf, mais bâtie sous le sol, en maçonnerie solide, comme l'église souterraine de Saint-Hermès. Sur trois côtés s'ouvraient des niches destinées à recevoir des sarcophages. On aperçoit encore la trace du revêtement en marbre qui avait décoré la crypte. Ce petit édifice souterrain avait une façade construite en briques jaunes, et accompagnée de pilastres en briques rouges, avec des corniches en terre cuite. Le style, confronté avec celui d'autres monuments du deuxième siècle, atteste avec la dernière évidence l'époque des Antonins.
La voûte est décorée d'une fresque dont l'exécution se rapporte au même temps : nous en citerons plus loin quelques détails. La figure du bon Pasteur occupait le centre de l'arc faisant face à la porte d'entrée ; mais elle est coupée en deux par un loculus pratiqué plus tard pour recevoir un corps. M. de Rossi découvrit sur l'enduit qui avait servi à cimenter la fermeture de ce loculus une inscription dont les lettres suivantes sont encore lisibles : ... Mi refrigeri Januarius, Agatopus, Felicissim... martyres... On était donc averti que le chrétien dont la sépulture indiscrète avait été placée dans un tel lieu y était venu chercher la protection du martyr Januarius dont il implorait le secours, avec celui d'Agatopus et de Félicissirne. Cet Agatopus invoqué ici, en même temps que Januarius, est le diacre Agapitus qui, ainsi que son collègue Felicissimus, fut martyrisé, dans ce cimetière même, avec le pape saint Sixte II, en 257. Or nous savons par des monuments incontestables que les martyrs désignés ici avaient reposé au cimetière de Prétextât. Januarius étant nommé le premier, on était en droit de penser que cet important monument était sa propre tombe. Il ne fut plus possible d'en douter, lorsque M. de Rossi, ayant recueilli les fragments de marbre épars sur le sol, put, en les réunissant, former cette inscription :
BEATISSIMO MARTYRI
IANVARIO
DAMASVS EPISCOPVS
FECIT
L'apparition de cette tombe triomphale était à la fois une joie pour les coeurs chrétiens, auxquels elle rappelait si éloquemment le fils aîné de la matrone Félicité, et le plus puissant encouragement à l'étude de Rome souterraine, qui révélait ainsi l'un de ses principaux centres ; mais il nous faut revenir au deuxième siècle, et reprendre le cours de notre récit.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 326 à 332)