Ce témoignage vient confirmer encore la distinction des deux Urbain, le premier celui des Actes de sainte Cécile, enseveli au cimetière de Prétextat, ce qui ne s'expliquerait pas s'il avait été souverain pontife ; le second, reposant près de Sixte dans la crypte papale, où son inscription tumulaire a été retrouvée de nos jours, et où le solennel Titulus de Sixte III indiquait expressément sa place.
Les Itinéraires des pèlerins des septième et huitième siècles, que nous venons de citer, attestent qu'à l'époque où ils furent dressés, les catacombes gardaient encore les tombeaux des martyrs, et présentaient le même aspect qu'elles offraient lorsque saint Grégoire, à la fin du sixième siècle, y faisait prendre les huiles qu'il destinait à Théodelinde ; mais, dans la seconde partie du huitième siècle, on vit appliquer aux cimetières sacrés une mesure qui devait bientôt réduire Rome souterraine à ses souvenirs, en la dépouillant des trésors qui, dès le premier âge du christianisme, s'étaient accumulés dans son sein. Les corps des martyrs allaient quitter leurs sombres retraites, et venir chercher un asile dans la ville sainte.
En l'année 761, le saint pape Paul Ier ouvrit un nombre considérable de tombeaux dans les cryptes et il distribua les ossements des martyrs entre les titres, les diaconies, les monastères et les autres églises. Le Liber pontificalis désigne en particulier l'église du monastère de Saint-Sylvestre, au champ de Mars, fondée par le pontife lui-même, comme ayant été plus favorisée que toutes les autres. Dans un diplôme relatif à ce monastère, et cité par Boldetti, Paul rend compte des motifs qui l'avaient porté à troubler ainsi ces cendres vénérées :
" Par le laps des siècles, dit-il, divers cimetières des saints martyrs et confesseurs du Christ avaient été négligés et dépérissaient. Vint ensuite l'invasion impie des Lombards qui les ruinèrent de fond en comble. Ces barbares étaient allés jusqu'à fouiller les sépultures des martyrs, et, au milieu de ces dévastations, ils avaient osé dérober plusieurs corps saints. A partir de cette époque désastreuse, ces lieux n'avaient pas été traités avec le même honneur, et la négligence des fidèles à leur endroit avait remplacé la piété antique. On était allé, faut-il le dire, jusqu'à en laisser l'entrée libre aux animaux, jusqu'à y parquer des troupeaux." (BOLDETTI, Osservazioni, lib. I, cap. XXII.)
Une inscription placée sous le portique de l'église de Saint-Sylvestre in capite relate encore aujourd'hui les noms des martyrs dont les dépouilles sacrées furent placées, tant par les soins de Paul Ier que par ceux de Paschal Ier, l'un de ses successeurs, dans cette basilique. Ils sont établis sur une liste monumentale, dressée selon l'ordre du calendrier. Ce sont, pour les papes, Anteros, Melchiade, Lucius, Caïus, Zéphyrin et Denys. Le détail des autres nous entraînerait trop loin ; mais on voit déjà que la crypte papale avait cédé à la ville plusieurs de ses pontifes. Léon III, qui termina le huitième siècle, fit encore diverses constructions aux catacombes, principalement au cimetière de Calliste, dans le but de conserver des lieux si sacrés, et de maintenir un reste de la dévotion des Romains envers des sanctuaires que leurs pères avaient tant aimés.
Paschal Ier qui monta sur le siège apostolique en 817, reconnut bientôt que le moment était venu de transférer d'une manière définitive la généralité des corps des martyrs dans la ville. L'état de délabrement des cryptes excusait jusqu'à un certain point l'indifférence des fidèles, et bientôt les saintes reliques n'auraient plus été en sûreté dans leurs corridors abandonnés. Dès la seconde année de son pontificat, il se mit en devoir de préparer des sépultures plus convenables dans les églises, et commença le cours de solennelles translations qui ont marqué son règne d'un caractère particulier.
Nous pouvons nous faire une idée de l'importance des levées qui eurent lieu à cette époque dans les cimetières par Paschal, en lisant la vaste inscription contemporaine exposée dans la basilique de Sainte-Praxède. On y mentionne deux mille trois cents corps de martyrs, déposés par le pontife tant sous l'autel principal que dans un autre lieu de la basilique situé à droite en entrant, dans l'oratoire de Saint-Jean-Baptiste, et enfin dans une chapelle de sainte Agnès qui faisait partie des bâtiments du monastère.
Paschal énumère parmi les pontifes : Urbain, Etienne, Anteros, Melchiade, Fabien, Jules, Pontien, Sirice, Lucius, Sixte, Félix, Anastase et Célestin. On voit par cette liste qu'il reprit plusieurs corps des pontifes à Saint-Sylvestre in capite, et qu'il recueillit les autres dans divers cimetières où ils étaient ensevelis ; en sorte que la mesure qu'il avait prise s'étendit à Rome souterraine tout entière. Parmi les vierges qu'il énumère, il nomme Praxède et Pudentienne ; parmi les veuves, il cite Symphorose ; le nom de sainte Agnès ne se trouve pas ici, parce que cette illustre martyre resta dans sa basilique de la voie Nomentane construite sur son tombeau.
Un jour de l'année 821, Paschal était allé faire ses prières dans la basilique de Sainte-Cécile. Il fut frappé de l'état de délabrement dans lequel était tombé cet illustre sanctuaire. Ces murs vénérables, restaurés par saint Grégoire plus de deux siècles auparavant, avaient grandement souffert, et il était à craindre que, si l'on n'apportait un secours prompt et efficace, l'antique église avec ses grands souvenirs ne fût bientôt plus qu'un monceau de ruines. Paschal forma sur-le-champ la résolution de relever, depuis les fondements, une basilique si chère à la piété romaine, et de la rebâtir avec une magnificence plus grande encore que celle qui avait paru dans sa première construction.
Dès avant le pontificat de Paschal, on avait cherché le corps de sainte Cécile dans toutes les cryptes de la voie Appienne, et toujours inutilement. Les corps des papes avaient été levés de leur crypte solennelle ; comment expliquer qu'on eût laissé, sans l'apercevoir, la tombe de Cécile dans le cubiculum attenant à l'hypogée pontifical ? Il faut reconnaître ici que, depuis les dévastations des Lombards, on perdait de plus en plus la trace de ces lieux autrefois si vénérés. Le dernier des Itinéraires, qui est de la fin du huitième siècle, ne parle déjà plus du tombeau de sainte Cécile, à propos de la crypte des papes, comme l'avaient fait les trois autres ; preuve évidente que le sarcophage de la martyre ne frappait plus les regards. Comment donc Paschal a-t-il pu le découvrir dans la même salle, où les pèlerins antérieurs l'avaient vénéré ?
Tout s'expliquera aisément, quand on se souviendra qu'au milieu de leurs déprédations dans les cimetières, les Lombards avaient enlevé les reliques de plusieurs martyrs. Leur désir était surtout de ravir le corps de sainte Cécile, et ils le cherchèrent avec persévérance. Un tel zèle dans ces barbares devenus chrétiens rappelle celui dont fit preuve leur roi Luitprand, lorsqu'il eut la dévotion de racheter à prix d'or, des mains des Sarrasins, le corps de saint Augustin, qu'il fit transporter de Sardaigne à Pavie. Dans la prévision d'un enlèvement, il suffisait aux gardiens des catacombes d'établir une cloison qui fermât l'arc à fleur de terre sous lequel reposait le sarcophage. Dès lors, on pouvait entrer dans le cubiculum, le parcourir, et ne plus rien apercevoir que les tombes horizontales creusées et superposées aux parois de la salle. Un coup d'oeil sur le plan de cette salle (Roma sotterr., t. II, tav. V), fera comprendre comment cette précaution avait dû réussir.
Cette manière de sauver les tombeaux des martyrs dans les catacombes, a d'ailleurs été employée plus d'une fois. Nous citerons en particulier au cimetière de Prétextat, dans une vaste salle, un arcosolium entièrement dissimulé par une cloison. C'était le tombeau principal de ce cubiculum, et personne ne l'apercevait. Les ouvriers n'eurent pas plus tôt démoli, par les soins de M. de Rossi, ce mur dont on avait fini par soupçonner l'existence, que l'on vit apparaître un arcosolium biscôme, revêtu de plaques de marbre. La table qui le fermait était munie de deux anneaux de bronze, pour la faire glisser en avant ou la soulever. Deux corps étaient couchés dans le sépulcre, l'un vêtu d'un tissu d'or et l'autre de pourpre. Une découverte du même genre a eu lieu dans l'ambulacre du cimetière de Domitille. De telles précautions, prises à temps, ont dû être employées pour sauver de la rapacité ou des profanations des Lombards d'autres sépultures de martyrs ; il n'en faut pas davantage pour expliquer comment le tombeau de Cécile avait disparu aux regards, sans cependant avoir étéviolé. La rareté toujours plus grande des visites en ces lieux dont l'abandon avait déjà commencé, aidait encore à accréditer la fausse tradition de l'enlèvement du sacré dépôt.
Paschal ne se découragea pas cependant, et, jaloux d'inaugurer la basilique restaurée, en plaçant l'illustre patronne sous son autel, il ordonna de recommencer les fouilles. Il descendit en personne dans les cryptes, mais aucune des tombes qu'il fit ouvrir ne rendit le corps de la vierge. Trop crédule envers la rumeur populaire, il renonça à pousser plus avant ses recherches.
L'heure cependant était arrivée où Cécile allait reparaître et rentrer dans Rome.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 279 à 286)