Durant cette exécution, qui avait lieu en dehors du prétoire, les passions s'agitaient au dedans. Quelle serait la fin de cette cause, que l'inhabile magistrat avait menée avec tant d'imprudence ?
Au lieu de deux jeunes gens qu'il n'avait voulu qu'intimider, il avait en face deux chrétiens, dignes, par leur mâle courage, d'être comparés aux plus héroïques martyrs qu'il venait d'envoyer à la mort. Laisserait-il se retirer, après un châtiment passager, ces hommes qui avaient insulté les divinités de l'Empire, bravé les lois, et défié un représentant de la puissance publique jusque sur son siège; ou sévirait-il contre eux jusqu'à la peine capitale ? Un conseil perfide, qui faisait appel à sa cupidité, fixa les incertitudes d'Almachius. Tarquinius, son assesseur, lui dit en particulier : "Finis-en avec eux : l'occasion est bonne. Si tu mets du retard, ils continueront de distribuer leurs richesses aux pauvres jusqu'à ce qu'elles soient épuisées, et, quand ils auront été enfin punis de la peine capitale, tu ne trouveras plus rien."
Almachius comprit ce langage. Ses intérêts pouvaient être mêlés jusqu'à un certain point avec ceux du fisc ; il résolut donc de ne pas laisser échapper la proie. Les deux frères furent de nouveau amenés devant lui, Valérien, le corps ensanglanté par les verges, et Tiburce, saintement jaloux que son frère lui eût été préféré dans l'honneur de souffrir pour le Christ. La sentence fut immédiatement rendue ; elle était commune aux deux jeunes patriciens, et portait qu'ils seraient conduits au pagus Triopius, situé sur la voie Appienne, entre la troisième et la quatrième borne milliaire. Au bord de la route, s'élevait le temple de Jupiter, qui servait comme d'entrée au pagus. Valérien et Tiburce seraient invités à brûler de l'encens devant l'idole, et, s'ils refusaient de le faire, ils auraient la tête tranchée.
C'en était fait : les deux frères, entraînés par la soldatesque, se mettaient en marche pour le lieu de leur martyre. Ils allaient s'éloigner de Rome, sans qu'il eût été donné à Valérien de revoir un instant son épouse, à Tiburce de prendre congé de sa soeur ; tant était rapide le mouvement qui les emportait l'un et l'autre vers la patrie des anges. Cécile n'avait pas été présente à l'interrogatoire des deux confesseurs ; mais l'ardeur de ses prières les avait assistés devant le juge, et ils s'étaient montrés dignes d'elle et de leur baptême. Dieu, cependant, qui voulait que la vierge survécût à leur départ pour le ciel, ménageait, à ce moment même, une entrevue pleine de consolation pour les trois amis.
Maxime, greffier d'Almachius, avait été désigné pour accompagner les martyrs au lieu de l'épreuve. C'était à lui de rendre compte au juge de l'issue du drame. Il devait ramener libres Tiburce et Valérien, s'ils sacrifiaient aux dieux, ou certifier leur exécution, s'ils persistaient dans la profession du christianisme. A la vue de ces deux jeunes hommes qui marchaient d'un pas si léger vers le supplice, et s'entretenaient ensemble avec une joie tranquille et une ineffable tendresse, Maxime ne put retenir ses larmes, et leur adressant la parole : "Ô noble et brillante fleur de la jeunesse romaine ! s'écria-t-il ; ô frères unis par un amour si tendre ! vous vous obstinez donc dans le mépris des dieux, et, au moment de perdre toutes choses, vous courez à la mort comme à un festin !"
Tiburce lui répondit : "Si nous n'étions pas assurés que la vie qui doit succéder à celle-ci durera toujours, penses-tu donc que nous montrerions tant d'allégresse à celte heure ? — Et quelle peut être cette autre vie ? dit Maxime. — Comme le corps est recouvert par les vêtements, reprit Tiburce, ainsi l'âme est revêtue du corps ; et de même que l'on dépouille le corps de ses vêtements, ainsi en sera-t-il de l'âme à l'égard du corps. Le corps, dont l'origine grossière est la terre, sera rendu à la terre ; il sera réduit en poussière pour ressusciter, comme le phénix, à la lumière qui doit se lever. Quant à l'âme, si elle est pure, elle sera transportée dans les délices du paradis, pour y attendre, au sein des plus enivrantes félicités, la résurrection du corps."
Ce discours inattendu fit une vive impression sur Maxime. C'était la première fois qu'il entendait un langage opposé au matérialisme, dans lequel l'ignorance païenne avait plongé sa vie tout entière. Il fit un mouvement vers cette lumière nouvelle qui se révélait à lui : "Si j'avais la certitude de cette vie future dont tu me parles, répondit-il à Tiburce, je sens que moi aussi je serais disposé à mépriser la vie présente". Alors Valérien, plein d'une sainte ardeur que lui communiquait l'Esprit divin, s'adressa ainsi à Maxime : Puisqu'il ne te faut plus que la preuve de la vérité que nous t'avons annoncée, reçois la promesse que je te fais en ce moment. A l'heure où le Seigneur va nous faire la grâce de déposer le vêtement de notre corps pour la confession de son nom, il daignera t'ouvrir les yeux, afin que tu voies la gloire dans laquelle nous entrerons. Une seule condition est mise à cette faveur, c'est que tu te repentes de tes erreurs passées. — J'accepte, dit Maxime, et je me dévoue aux foudres du ciel, si, dès l'heure même, je ne confesse pas le Dieu unique qui fait succéder une autre vie à celle-ci. C'est maintenant à vous de tenir votre promesse, et de m'en faire voir l'effet."
Par cette réponse, Maxime offrait déjà son nom à la milice chrétienne ; mais les deux frères ne voulaient pas quitter la terre avant qu'il eût obtenu, sous leurs yeux, le bienfait de la régénération. Ils lui dirent donc : "Persuade aux gens qui doivent nous immoler de nous conduire à ta maison ; ils nous y garderont à vue ; ce n'est que le retard d'un jour. Nous ferons venir celui qui doit te purifier, et, dès cette nuit, tu verras déjà ce que nous t'avons promis". Maxime ne balança pas un instant. Tous les calculs de la vie présente, ses craintes et ses espérances, n'étaient déjà plus rien à ses yeux. Il conduisit à sa maison les martyrs avec l'escorte qui les accompagnait, et tout aussitôt Tiburce et Valérien commencèrent à lui expliquer la doctrine chrétienne. La famille du greffier, les soldats eux-mêmes, assistaient à la prédication des deux apôtres, et tous, divinement éclairés par leur langage si vrai et si solennel, voulurent croire en Jésus-Christ.
Cécile avait été avertie de ce qui se passait par un message de Valérien. Ses ferventes prières avaient sans doute contribué à obtenir du ciel une si grande effusion de grâces ; mais il s'agissait de consommer l'oeuvre divine dans ces hommes si rapidement conquis à la foi chrétienne. Cécile disposa toutes choses avec cette vigueur et cette sagesse qu'elle savait mettre en tout, et, quand la nuit fut arrivée, elle entra dans la maison de Maxime, suivie de plusieurs prêtres qu'elle amenait avec elle.
Le langage des anges pourrait seul rendre la douceur de l'entrevue que la bonté de Dieu avait préparée pour les deux époux, sur la route de la patrie céleste. Les roses prophétiques de la couronne de Valérien allaient bientôt s'épanouir au soleil de l'éternité ; celles qui ornaient le front de Cécile devaient, quelques jours encore, exhaler leur parfum sur la terre. Il dut leur être doux de repasser ensemble la suite des desseins de Dieu sur eux, et les voies que la grâce leur avait fait parcourir, depuis l'entretien mystérieux de la chambre nuptiale, jusqu'à ce moment où Valérien n'avait plus qu'à saisir la palme qui s'offrait à lui. Tiburce, le favori des anges, la seconde conquête de Cécile, ne pouvait manquer de mêler à ces colloques suprêmes toute l'effusion de son âme tendre et dévouée.
Mais les deux frères, mais la vierge, ne perdaient pas de vue cette moisson fortunée qui avait surgi tout a coup sur le chemin du martyre ; le moment pressait de la recueillir pour les greniers du Père céleste. Sous les yeux de Cécile, de son époux et de son frère, au milieu des vives actions de grâces qu'ils rendaient au Seigneur, Maxime et sa famille, tous les soldats, professèrent solennellement la foi chrétienne, et les prêtres répandirent sur leurs têtes l'eau qui purifie et renouvelle les âmes. Cette maison du greffier d'Almachius était devenue un temple, et tous ceux qui l'habitaient, durant ces heures dérobées au ciel, n'avaient entre eux qu'un coeur et qu'une âme.
Cependant la nuit avait achevé son cours, et l'aurore paraissait au ciel. C'était le jour du martyre pour Valérien et pour Tiburce, le 18 des calendes de mai (14 avril). Un silence solennel mit fin aux transports que la foi faisait naître dans ces coeurs unanimes. La voix de Cécile le rompit tout à coup, donnant par ces paroles du grand Paul le signal du départ : "Allons, s'écria-t-elle, soldats du Christ, rejetez les oeuvres de ténèbres, et revêtez-vous des armes de la lumière. Vous avez dignement combattu, vous avez achevé votre course, vous avez gardé la foi. Marchez à la couronne de vie ; le juste juge vous la donnera, à vous et à tous ceux qui se réjouissent de son avènement."
La troupe héroïque se mit en marche aux accents inspirés de la vierge, dont la puissance surhumaine dominait encore cette scène sublime.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 160 à 165)