Valérien rendait grâces à Dieu de l'avoir uni à une épouse dont toute la vie était pour lui comme un éclatant flambeau qui lui révélait toutes les vertus, et Cécile, témoin des saintes oeuvres de son époux, bénissait le ciel d'avoir créé pour eux deux ce lien chaste et sacré qui les établissait dès ce monde dans les conditions de la vie céleste.
Au début de l'année 178, le charme d'une telle union ne s'offrait pas aux deux époux avec le calme qui, dans d'autres siècles, a entouré l'existence de leurs imitateurs.
Nous avons vu, dès l'année précédente, les dispositions du Palatin à l'égard des chrétiens de Lyon. Les Actes de saint Symphorien d'Autun, qui sont comptés parmi les sincères, contiennent un rescrit impérial de la même époque, qui traduit parfaitement les dispositions et le caractère du chef de l'Empire à l'égard de l'Eglise. "Nous avons reconnu, y est-il dit, que les préceptes légaux sont violés de notre temps par les chrétiens. Punissez-les de supplices divers, quand ils ont été arrêtés, à moins qu'ils ne sacrifient à nos dieux, afin que la sévérité vienne à l'appui de la justice, et que cette rigueur qui consiste à couper court au crime arrive promptement à son terme". Cette recrudescence de la persécution qui paraissait se montrer avec un certain regret hypocrite, avait pour ministre, ainsi que nous l'avons dit plusieurs fois, l'irritation populaire qui fournissait au besoin un prétexte à la violation des engagements quelconques, pris à l'occasion du miracle de la légion Fulminante. On fut sourd aux réclamations d'Athénagore et, jusque dans Rome, les sévices recommencèrent avec parti pris. Marc-Aurèle tenait à terminer sa carrière comme il l'avait commencée, et naturellement il ne devait pas rencontrer d'obstacles chez son jeune fils Commode.
La liste des préfets de Rome présente malheureusement beaucoup de lacunes au temps où nous sommes arrivés. Les Actes de sainte Cécile nous donnent un Turcius Almachius, qui aurait géré cette haute magistrature à l'époque du martyre de l'illustre Romaine. Comme la plupart des monuments de cette nature, ces Actes qui s'encadrent si parfaitement dans l'histoire et sont confirmés jusque dans les détails les plus minutieux par les faits archéologiques, reçurent, de la part de leur compilateur, quelques légères interpolations qu'il est aussi aisé de corriger que de reconnaître. Dom Ruinart, dans ses Acta sincera, en a relevé grand nombre du même genre, qui ne diminuent point la valeur et l'autorité des documents qu'un copiste malhabile a cru quelquefois perfectionner, en ajoutant de son fonds certaines particularités, soit sur la chronologie, soit sur les offices dont furent revêtus les personnages qu'il met en scène d'après les monuments certains et originaux.
Constatons d'abord que Turcius Almachius n'a pu être préfet de Rome. Le savant Borghesi a prouvé que cette charge, l'une des plus importantes du régime impérial, n'était jamais conférée qu'à des personnages de la plus haute distinction, et honorés, au moins une fois déjà, de la dignité consulaire. Dion Cassius (lib. LXXVIII, 14) rapporte qu'une des mesures qui révoltèrent le plus la noblesse romaine contre le gouvernement éphémère de Macrin (217), fut qu'il avait confié la préfecture urbaine à un personnage qui n'avait pas encore été consul, comme s'il eût voulu, dit l'historien, "souiller ainsi le sénat". Personne n'ignore que le nom de Turcius Almachius est complètement absent des fastes consulaires durant les trois premiers siècles. Le Turcius des Actes de sainte Cécile n'a donc pu être qu'un magistrat inférieur, préteur peut-être, ou mieux encore délégué du préfet de Rome aux causes religieuses. Il est même possible que cette délégation soit venue à Turcius du propre mouvement de Marc-Aurèle qui, au rapport de Capitolinus (in M. Anton., X), confiait volontiers la décision de certaines affaires à d'anciens préteurs. Le même historien nous apprend que ces favoris du prince ne se recommandaient pas toujours par l'illustration de leur origine. Ainsi un certain Vetrasinus, ancien gladiateur, se voyant éconduit de la préture sous le prétexte que l'opinion publique était à ménager, osa répondre, sans être démenti par Marc-Aurèle, qu'il retrouvait parmi les préteurs bon nombre de ses anciens camarades de l'arène. A l'appui de ce que nous disons, certains traits de l'interrogatoire de Cécile témoignent dans le juge d'une vulgarité qui ne se fût pas rencontrée chez un préfet de Rome, et dans les réponses de Cécile elle-même un accent qui dénote en celle qui parle le sentiment de la supériorité du rang.
Le nomen Turcius se trouve encore assez aisément au quatrième siècle, et une fois même vers la fin du troisième ; mais on s'accorde assez généralement à regarder le cognomen Almachius comme étranger par sa conformation même au génie de la langue latine. Sirmond et Mazochi en ont été frappés. M. de Rossi produit l'inscription d'un certain Amachius dont peut-être le nom altéré aurait produit celui qu'on lit dans les Actes. Nous devons signaler ici, sur l'un des monuments de la tribu Succusana, le nom d'un L. Lartius Aoemachus. Ce nom traduit du grec ('Αεί μάχη', qui combat sans relâche), forme une appellation qui, passée au moule romain, n'a du moins rien d'étrange. Amachius (qui ne combat pas) est peut-être une corruption en même temps qu'un contresens d'Aoemachus. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que ce cognomen, devenu avec le temps Almachius, ne sente un peu le gladiateur. Dans notre récit nous maintiendrons, ces réserves faites, l'appellation vulgaire.
Ce personnage fut donc choisi, vers l'année 178, pour présider aux violences qui s'exercèrent contre les chrétiens dans Rome, et donnèrent lieu aux réclamation d'Athénagore. Ces violences sont exprimées d'une façon très énergique dans les Actes de sainte Cécile. Elles avaient de préférence pour objet des chrétiens d'une condition inférieure. M. de Rossi établit qu'une hécatombe entre autres eut lieu sur la voie Appienne. C'était non loin des cryptes de Prétextat, de celles de Lucine et du cimetière que l'on creusait à ce moment même aux frais des Caecilii chrétiens, dans la région fameuse en martyrs sur laquelle Urbain exerçait sa sollicitude. Après chaque exécution, venait pour les chrétiens le soin de la sépulture des victimes de la foi. Almachius, disent les Actes, non content de déchirer par toutes sortes de tortures les membres des chrétiens, voulait que leurs corps demeurassent sans sépulture.
Valérien et Tiburce, animés par Cécile, se dévouèrent à recueillir les saintes dépouilles des soldats du Christ, et à les entourer d'honneurs. Souvent il leur fallait racheter à prix d'or ces corps immolés par la fureur païenne, et rien n'était épargné pour rendre la sépulture complète. On réunissait avec amour les membres séparés par le glaive, on recherchait jusqu'aux instruments du supplice, afin de conserver à la postérité chrétienne le témoignage complet de la victoire. Le sang de ces glorieuses victimes était gardé avec un soin particulier. On le recueillait avec des éponges, que l'on pressait ensuite sur des fioles ou des ampoules. Aucun péril n'arrêtait la sollicitude fraternelle des deux jeunes patriciens envers ces morts vénérés, pauvres, la plupart, selon la chair, mais déjà rois dans les palais du ciel. Jaloux de témoigner leur respect envers de si glorieuses dépouilles, ils n'épargnaient pas même les parfums les plus précieux, en même temps qu'ils subvenaient par d'abondantes aumônes, et par toutes les oeuvres de la miséricorde, aux familles chrétiennes que la perte de leurs chefs ou de leurs principaux membres avait laissées dépourvues des ressources nécessaires à la vie.
Les corps des nombreuses victimes de la cruauté d'Almachius furent recueillis furtivement dans les divers cimetières déjà ouverts sur la plupart des voies qui sortaient de la ville ; mais il paraît certain que celui qui se construisait à ce moment par les soins des Caecilii, sur la voie Appienne, en reçut un certain nombre dans ses galeries à peine ébauchées. Le feu ayant été le supplice d'une partie de ces chrétiens, leur sépulture devait exiger moins de place. Tous les anciens Martyrologes ont conservé la mémoire de plusieurs centaines de martyrs qui auraient ainsi reposé dans ces cryptes nouvelles, qui sont appelées ad sanctam Caeciliam. Avec quel tendre respect Cécile accueillait les restes inanimés de ces valeureux athlètes, avec quelle ardeur elle enviait le sort de ceux qui avaient déjà rendu au Christ le témoignage du sang, avec quelle sainte fierté elle contemplait le courage de son époux et de son frère, initiés seulement depuis quelques jours à la foi chrétienne, et déjà si dévoués aux oeuvres laborieuses qu'elle imposait alors aux plus généreux de ses disciples !
Valérien et Tiburce ne tardèrent pas à être dénoncés à Almachius, et pour leurs largesses envers des personnes viles, et pour l'infraction qu'ils osaient faire à la défense d'inhumer les corps des martyrs. Ils furent donc accusés l'un et l'autre, et conduits devant le tribunal.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 144 à 149)