SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : Urbain ne tarda pas à recevoir un message de Cécile qui l'instruisait de son prochain martyre

Almachius, qui sentait le besoin de réparer son honneur compromis en pleine audience par les rudes répliques de Tiburce et de Valérien, imagina d'abord de tendre un piège à Cécile, en cherchant à provoquer de sa part, sans publicité, un acte de complaisance envers l'idolâtrie, espérant s'en couvrir comme d'un succès.

 

 S'il réussissait, le fisc pouvait, il est vrai, se trouver frustré d'une partie de ses espérances ; mais on aurait du moins l'avantage d'éviter un jugement dont la fin peut-être serait tragique, et causerait de l'agitation dans le public. Il imagina donc de traiter avec Cécile de puissance à puissance, et, au lieu de la mander à son prétoire, l'idée lui vint d'envoyer au domicile de l'épouse de Valérien des officiers de justice, pour lui proposer de se prêter sans bruit sous leurs yeux à quelque pratique, si insignifiante qu'elle fût, de la religion de l'Empire. On en prendrait acte, et le danger de se commettre en public avec une chrétienne telle que Cécile serait éloigné.

 

 Les gens d'Almachius se transportèrent au palais des Valerii, et présentèrent à Cécile la proposition de ce magistrat. La vierge démêla aisément l'émotion que leur inspirait sa contenance pleine de douceur et de gravité. Le respect, la déférence, l'embarras d'avoir à remplir près d'elle une telle mission, paraissaient dans leurs paroles et jusque dans leur attitude.

 

 Elle leur répondit avec un calme céleste : " Concitoyens et frères, écoutez-moi. Vous êtes les officiers de votre magistrat, et au fond de vos coeurs vous avez horreur de sa conduite impie. Pour moi, il m'est glorieux et désirable de souffrir tous les tourments pour confesser le nom du Christ ; car je n'ai jamais eu la moindre attache à cette vie. Mais je vous plains, vous qui êtes encore dans la fleur de la jeunesse, du malheur que vous avez d'être ainsi aux ordres d'un juge rempli d'injustice". A ce discours, les appariteurs d'Almachius ne purent retenir leurs larmes, et ils se lamentaient de voir une jeune dame si noble, si belle et si sage, courir à la mort avec un tel empressement ; ils la suppliaient de ne pas permettre qu'une si brillante fortune, embellie de tant de charmes, devînt la proie du trépas.

 

 La  vierge  les  interrompit par  ces  paroles : " Mourir pour le Christ, ce n'est pas sacrifier sa jeunesse, mais la renouveler ; c'est donner un peu de boue pour acquérir de l'or, échanger une demeure étroite et vile contre un palais magnifique, offrir une chose périssable et recevoir en retour un bien immortel. Si aujourd'hui quelqu'un mettait à votre disposition un amas de pièces d'or, à la seule condition de lui donner en retour autant de pièces d'une vile monnaie de même poids, ne vous montreriez-vous pas empressés pour un échange aussi avantageux ? n'engageriez-vous pas vos parents, vos alliés, vos amis, à profiter comme vous de cette bonne fortune ? Ceux qui voudraient vous en détourner, en viendraient-ils jusqu'aux larmes, vous les réputeriez fous et malavisés. Cependant, tout votre empressement n'aurait abouti qu'à vous procurer un métal plus précieux, mais terrestre, en échange d'un autre métal plus grossier et à poids égal. Jésus-Christ, notre Dieu, ne se contente pas de donner ainsi poids pour poids ; mais ce qu'on lui offre, il le rend au centuple, et il ajoute encore la vie éternelle."

 

 Subjugués par ce discours, les assistants ne pouvaient plus contenir leur émotion. Dans le transport de son zèle d'apôtre, Cécile monte sur un marbre qui se trouvait près d'elle, et d'une voix inspirée, elle s'écrie : "Croyez-vous ce que je viens de vous dire ?" Tous répondent à la fois : "Oui, nous croyons que le Christ, Fils de Dieu, qui possède une telle servante, est le Dieu véritable. — Allez donc, reprit Cécile, et dites à ce malheureux Almachius que je demande un délai, que je le prie de retarder quelque peu mon martyre. Durant cet intervalle, vous reviendrez ici, et j'y aurai fait venir quelqu'un qui vous rendra participants de la vie éternelle."

 

Les officiers d'Almachius, déjà chrétiens dans le coeur, lui portèrent la nouvelle du refus qu'avait fait Cécile d'accéder à sa proposition et en même temps la demande qu'elle faisait d'un délai de comparution. Almachius s'abstint de donner l'ordre immédiat d'amener la vierge devant son tribunal.

 

Urbain ne tarda pas à recevoir un message de Cécile qui l'instruisait de son prochain martyre, et des nouvelles conquêtes qui se préparaient pour la foi du Christ. Non seulement les appariteurs d'Almachius, mais un grand nombre d'autres personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition, principalement de la région transtibérine, avaient ressenti l'ébranlement de la grâce divine, et aspiraient au baptême.

 

Urbain vint en personne recueillir une si riche moisson, et bénir une dernière fois la vierge héroïque qui, dans peu de jours, devait tendre du haut des cieux sa palme au saint vieillard, dont la présence fut pour elle, à un tel moment, une sensible consolation. Le baptême fut célébré avec splendeur et plus de quatre cents personnes reçurent la grâce de la régénération. Telle était la riche offrande que Cécile présentait au Christ, si peu d'heures avant d'aller au martyre. Un dernier soin la préoccupait, celui d'assurer à l'église romaine la possession de sa maison. Elle n'avait d'autre moyen pour cela, que d'en céder la propriété à une personne de confiance qui l'appliquerait à la destination fixée par la vierge. Elle arrêta son choix sur un des nouveaux baptisés, nommé Gordien, qui était décoré du titre de Clarissime. Ce fut avec ce patricien que Cécile, libre encore, passa le contrat qui garantissait à l'Eglise, sous la garde d'un nom nouveau, la jouissance du don que lui avait préparé la vierge. Un arrêt de confiscation des biens de Cécile après son martyre ne pouvait plus, dès lors, atteindre ce palais, que sa présence et celle de Valérien avaient sanctifié.

 

Urbain, malgré les périls, fixa sa demeure sous le toit de Cécile ; mais à peine y était-il établi, que la vierge reçut l'ordre formel de comparaître. On était à la veille des ides de septembre (12 septembre). Cécile, heureuse d'être arrivée au moment de confesser sa foi, s'était parée comme une noble patricienne. Le lieu où Almachius tenait son audience était situé au champ de Mars, à peu de distance de la maison des Caecilii, près de l'amphithéâtre de Statilius Taurus, dont les décombres ont formé l'éminence que l'on appelle Monte Giordano. Une église y fut bâtie pour rappeler le lieu où Cécile avait confessé la foi. Sur les anciens diplômes cités par Fonseca (de Basilica S. Laurentii in Damaso), on voit qu'elle était appelée, au moyen âge, Sainte-Cécile de Lupo Pacho, et aussi de Turre Campi.

 

C'est là que, la première et unique fois, notre héroïne vit en face l'homme dont les mains étaient teintes du sang de son époux et de son frère ; qu'elle se trouva au milieu d'un prétoire, où l'on apercevait de toutes parts les images impures des faux dieux ; mais jamais l'épouse du Christ, qui tenait le monde sous ses pieds, n'avait paru plus imposante par la dignité et la simplicité de son maintien. Ravie en celui qui possédait tout son coeur, et qui l'appelait enfin aux noces de l'éternité, ses regards s'abaissaient sur la terre avec un dédain sublime. Elle allait ouvrir la bouche pour répondre ; mais sa parole n'allait être qu'une protestation contre cette force brutale qui tentait d'arrêter les âmes dans leur essor vers le bien infini.

 

Sa mission d'apôtre était accomplie ; les martyrs qu'elle avait formés l'avaient précédée au ciel ; d'autres devaient bientôt l'y suivre ; il ne lui restait plus qu'à rendre le dernier témoignage dont le prix était la palme.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 174 à 178)

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article