SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : une si grande martyre ne pouvait être immolée sans l'effusion de son sang

Ce furent les dernières paroles de Cécile devant l'homme qui représentait la puissance païenne.

 

 Elle voulut flétrir publiquement le grossier fétichisme qui, depuis si longtemps, asservissait le monde racheté du sang d'un Dieu. Libre à l'égard de tout ce qui passe, le martyre était sa seule ambition ; mais avant de présenter sa tête au glaive, elle voulut faire un dernier et solennel appel à la conscience de ceux qui l'entendaient. Ses paroles demeurèrent après elle, et éveillèrent dans plus d'un coeur des sentiments qui ne pouvaient trouver leur expansion que dans le christianisme. Elles devinrent un héritage pour les fidèles de Rome ; et, peu d'années après, l'argument qu'avait fait valoir Cécile contre l'injustice et la déraison de la loi qui régissait les procès des chrétiens, reparaissait dans l'Apologétique de Tertullien, relevé encore, mais non créé, par le génie et l'éloquence du célèbre Africain.

 

 Almachius et ceux qui le mettaient en mouvement n'avaient pas été sans prévoir l'issue d'une cause dont Rome tout entière devait retentir. Quelle peine imposer à une jeune dame romaine d'un tel caractère et d'un tel rang ? Il avait été résolu que Cécile ne périrait pas sous le glaive. On l'enfermerait dans la salle des bains de son palais, que les Romains appelaient le caldarium. On maintiendrait un feu violent et continu dans l'hypocauste, et la vierge, laissée sans air sous la voûte ardente, aspirerait la mort avec la vapeur embrasée, sans qu'il fût besoin de l'épée d'un licteur pour l'immoler. Ce supplice arbitraire qui n'avait pas, il est vrai, son fondement exprès dans la pénalité romaine, avait l'avantage de faire éviter l'éclat et le tumulte. La philosophie couronnée triomphait dans l'extermination d'une chrétienne, dont le rang, l'éloquence vive et le caractère sympathique étaient dans Rome une gêne pour le paganisme. Le patriciat d'ailleurs ne pourrait voir un déshonneur dans ce supplice employé déjà contre une impératrice. Octavie n'avait-elle pas été ainsi livrée aux ardeurs dévorantes du caldarium par ordre de son mari Néron ? On sait que cette manière privilégiée de sortir violemment de la vie fut plus tard imposée par Constantin à sa femme Fausta.

 

 Cécile fut donc reconduite à cette maison que le Ciel avait prédestinée à devenir le théâtre de toutes ses gloires. En la léguant à l'Eglise, il y avait peu de jours, la vierge ignorait qu'elle devait d'abord la consacrer par son sang. En la quittant tout à l'heure pour se rendre à l'audience d'Almachius, elle pensait n'avoir plus à en franchir le seuil. Son coeur tressaillait en saluant l'arène, quelle qu'elle fût, où elle allait avoir à soutenir la lutte contre l'ennemi de Dieu ; et voici qu'on l'entraînait vers cette demeure sacrée, où son zèle avait conquis au Christ Valérien et Tiburce ; où, venu du ciel, un ange avait ceint son front d'une fraîche et odorante couronne. Ce fut donc avec une sainte allégresse qu'elle se vit enfermée dans l'étroit réduit où elle devait laisser cette vie mortelle et commencer la vie qui ne finit pas.

 

 Mais une si grande martyre ne pouvait être immolée sans l'effusion de son sang, et le stratagème dont s'applaudissait la politique n'était pas appelé à réussir. Cécile, enfermée dans le caldarium, y passa le reste du jour et la nuit suivante,  sans que l'atmosphère enflammée qu'elle respirait eût seulement fait distiller de ses membres la plus légère moiteur. Une rosée céleste, semblable à celle qui rafraîchit les trois enfants dans la fournaise de Babylone, tempérait délicieusement les feux de cet ardent séjour, et l'on pouvait dire de la vierge ce que, plus tard, saint Léon le Grand a dit de l'intrépide archidiacre Laurent, "que le feu de l’ amour, qui le consumait au dedans ôtait sa force au feu matériel qui l'environnait au dehors".

 

En vain les ministres de la cruauté légale attisaient l'incendie par le bois dont ils alimentaient sans cesse le brasier ; en vain un souffle dévorant s'échappait sans relâche par les bouches de chaleur, et versait dans l'étroite enceinte les bouillantes vapeurs des chaudières ; Cécile demeurait invulnérable, et attendait avec calme qu'il plût à l'Epoux divin de lui ouvrir une autre route pour monter jusqu'à lui.

 

 Ce prodige renversa l'espoir qu'on avait conçu de ne pas en venir jusqu'à verser le sang d'une si illustre dame ; mais il n'était plus possible de s'arrêter dans la voie funeste où l'on s'était engagé. Un licteur fut envoyé avec ordre de trancher la tête de Cécile, dans ce lieu même où elle se jouait avec la mort. La vierge le vit entrer pleine de joie comme celui qui venait lui apporter la couronne nuptiale. Elle s'offrit au martyre sanglant, avec l'empressement que l'on pouvait   attendre   de   celle   qui,   jusqu'alors,   avait triomphé de tout ce qui effraye et de tout ce qui séduit la nature humaine.

 

 Le licteur brandit son glaive avec vigueur ; mais son bras mal assuré n'a pu, après trois coups, abattre encore la tête de Cécile. Il laisse étendue à terre et baignée dans son sang la vierge sur laquelle la mort semble craindre d'exercer son empire, et il se retire avec terreur. Une loi défendait au bourreau qui, après trois coups, n'avait pas achevé sa victime, de la frapper davantage.

 

 Les portes de la salle du bain étaient demeurées ouvertes, après le départ du licteur ; la foule des chrétiens qui attendaient au dehors la consommation du sacrifice, s'y précipite avec respect. Un spectacle sublime et lamentable s'offre à leurs regards : Cécile, aux prises avec le trépas et souriant à ces pauvres qu'elle aimait, à ces néophytes auxquels sa parole avait ouvert le chemin de la véritable vie. On s'empresse de recueillir sur des linges le sang virginal qui s'échappe de ses blessures mortelles ; tous lui prodiguent les marques de leur vénération et de leur amour. D'un instant à l'autre, ils s'attendent à voir s'exhaler cette âme si pure, brisant les faibles et derniers liens qui la retiennent encore. La couronne est suspendue au-dessus de la tête de Cécile ; elle n'a plus qu'à étendre la main pour la saisir, et cependant elle tarde. Les fidèles ignoraient encore le délai qu'elle avait sollicité et obtenu.

 

Durant trois jours entiers, ils l'entourèrent gisante sur les dalles du caldarium inondées de son sang. Partagés entre l'espoir et la crainte, ils adoraient en silence les mystérieuses volontés du Seigneur sur son héroïque servante. De temps en temps la voix affaiblie de Cécile se faisait entendre ; elle les exhortait à demeurer fermes dans le Christ. D'autres fois, la martyre faisait approcher d'elle les pauvres ; elle leur prodiguait les marques les plus touchantes de son affection, et veillait à ce qu'on leur distribuât ses dernières aumônes. Les agents de l'autorité ne se présentèrent pas ; ils savaient que la victime respirait encore ; et d'ailleurs cette maison ensanglantée devait paraître aussi redoutable aux païens, qu'elle semblait auguste aux fidèles qui la vénéraient comme la glorieuse arène où Cécile avait conquis la palme.

 

Il y eut un moment où le flot du peuple fidèle s'écoula. La vierge mourante allait enfin recevoir la visite d'Urbain qui, depuis quelques jours, comme nous l'avons dit, abritait son exil dans la maison de Cécile. Jusqu'à cette heure désirée, la prudence n'avait pas permis au vieillard d'approcher de la martyre qui l'attendait avec ardeur pour monter au ciel. Cécile voulait faire une remise solennelle, entre les mains d'Urbain, de celte maison devenue sacrée à tant de titres. Avant de partir pour le prétoire, elle en avait assuré la propriété légale au fidèle Gordien ; elle désirait la consigner elle-même à l'église romaine en la personne du vicaire d'Eleuthère. Urbain pénétra dans la salle du bain, et ses regards attendris s'arrêtèrent sur Cécile étendue comme l'agneau du sacrifice sur l'autel inondé de son sang.

 

La vierge tourna vers lui son oeil mourant, où se peignaient encore la douceur et la fermeté de son âme : "Père, lui dit-elle, j'ai demandé au Seigneur ce délai de trois jours, afin de remettre entre vos mains et ces pauvres que je nourrissais, et cette maison pour être consacrée en église à jamais."

 

Après ces paroles, la vierge se recueillit en elle-même, et ne songea plus qu'à la félicité de l'Epouse qui va être admise auprès de l'Epoux. Elle remercia le Christ de ce qu'il avait daigné l'associer à la gloire de ses athlètes, et réunir sur sa tête les roses du martyre aux lis de la virginité.

 

Les cieux s'ouvraient déjà au-dessus d'elle, et une dernière défaillance annonça les approches du trépas. Elle était couchée sur le côté droit, les genoux réunis avec modestie. Au moment suprême, ses bras s'affaissèrent l'un sur l'autre ; et, comme si elle eût voulu garder le secret du dernier soupir qu'elle envoyait au divin objet de son unique amour, elle tourna contre terre sa tête sillonnée par le glaive, et son âme se détacha doucement de son corps.

 

Santa Cecilia

 

 

On était au 16 des calendes d'octobre (16 septembre).

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 186 à 192)

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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