Valérien et Tiburce ne tardèrent pas à être dénoncés à Almachius, et pour leurs largesses envers des personnes viles, et pour l'infraction qu'ils osaient faire à la défense d'inhumer les corps des martyrs. Ils furent donc accusés l'un et l'autre, et conduits devant le tribunal.
Almachius n'avait pas l'intention de sévir contre ces deux jeunes patriciens qu'il avait fait mander à sa barre ; il voulait les intimider, et obtenir une satisfaction pour la violation publique qu'ils avaient osé faire de ses ordres. "Comment ! leur dit-il, vous qui, par votre naissance, avez droit au titre de clarissimes, pouvez-vous avoir dégénéré de votre sang, jusqu'à vous associer à la plus superstitieuse des sectes ? J'apprends que vous dissipez votre fortune en profusions sur des gens de condition infime, et que vous vous abaissez jusqu'à ensevelir avec toute sorte de recherches des misérables qui ont été punis pour leurs crimes. En faut-il conclure qu'ils étaient vos complices, et que c'est là le motif qui vous porte à leur donner ainsi une sépulture d'honneur ?"
Le plus jeune des deux frères prit la parole. "Plût au ciel, s'écria Tiburce, qu'ils daignassent nous admettre au nombre de leurs serviteurs, ceux que tu appelles nos complices ! Ils ont eu le bonheur de mépriser ce qui paraît être quelque chose et cependant n'est rien. En mourant, ils ont obtenu ce qui ne paraît pas encore, et qui néanmoins est la seule réalité. Puissions-nous imiter leur vie sainte, et marcher un jour sur leurs traces !"
Almachius, déconcerté par la fermeté de cette réponse, chercha un incident pour rompre le discours du jeune homme. Il crut l'avoir trouvé, en relevant la ressemblance frappante qui existait entre les deux frères. "Dis-moi, Tiburce, quel est le plus âgé de vous deux ?" Telle fut la question du juge. Tiburce répondit : "Ni mon frère n'est plus âgé que moi, ni moi plus jeune que lui ; le Dieu unique, saint et éternel, nous a rendus tous deux égaux par la grâce."
" — Eh bien ! dit Almachius, dis-moi ce que c'est, ce qui parait être quelque chose et n'est rien. — Tout ce qui est en ce monde, repartit vivement Tiburce, tout ce qui entraîne les âmes dans la mort éternelle, à laquelle aboutissent les félicités du temps. — Maintenant, dis-moi, reprit Almachius, qu'est-ce que ce qui ne paraît pas encore et est néanmoins la seule réalité ? — C'est, dit Tiburce, la vie future pour les justes, et le supplice à venir pour les injustes. L'un et l'autre approchent, et par une triste dissimulation nous détournons les yeux de notre coeur, afin de ne pas voir cet inévitable avenir. Les yeux de notre corps s'arrêtent aux objets du temps, et, mentant à notre propre conscience, nous osons employer pour flétrir ce qui est bien les termes qui ne conviennent qu'au mal, et décorer le mal lui-même de ceux qui servent à désigner le bien."
Almachius interrompit le jeune homme : " Je suis sûr, dit-il, que tu ne parles pas selon ton esprit. — Tu dis vrai, reprit Tiburce; je ne parle pas selon l'esprit que j'avais lorsque j'étais du siècle, mais selon l'esprit de celui que j'ai reçu au plus intime de mon âme, le Seigneur Jésus-Christ. — Mais sais-tu même ce que tu dis, repartit Almachius, contrarié d'entendre sortir de la bouche du jeune homme ce nom sacré qui attestait la profession du christianisme dans celui qui le proférait avec tant d'amour. — Et toi, dit Tiburce, sais-tu ce que tu demandes ? — Jeune homme, répondit Almachius, il y a chez toi de l'exaltation."
Tiburce répondit : " J'ai appris, je sais, je crois que tout ce que j'ai dit est réel. — Mais je ne le comprends pas, repartit le magistrat, et je ne saurais entrer dans cet ordre d'idées. — C'est, dit le jeune homme, empruntant les paroles de l'Apôtre, c'est que l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu : mais l'homme spirituel juge toutes choses, et n'est jugé lui-même par personne."
Almachius sourit avec dépit, dissimulant l'injure qu'il venait de recevoir, et, ne voulant pas laisser le jeune homme se compromettre davantage, il le fit écarter, et ordonna de faire avancer Valérien.
" — Valérien, lui dit-il, la tête de ton frère n'est pas saine ; toi tu sauras me donner une réponse sensée. — Il n'est qu'un seul médecin, répondit Valérien : c'est lui qui a daigné prendre soin de la tête de mon frère et de la mienne, en nous communiquant sa propre sagesse ; c'est le Christ, Fils du Dieu vivant. — Allons, dit Almachius, parle-moi raisonnablement. — Ton oreille est faussée, répondit Valérien ; tu ne saurais entendre notre langage."
Le magistrat se contint, et, refusant toujours d'accepter la confession spontanée du christianisme que les deux frères aspiraient à faire devant son tribunal, il essaya l'apologie du sensualisme païen, auquel les Césars avaient été redevables de la soumission passive que leur prêtait l'Empire. "C'est vous-mêmes, dit-il, qui êtes dans l'erreur, et plus que personne. Vous laissez les choses nécessaires et utiles pour suivre des folies. Vous dédaignez les plaisirs, vous repoussez le bonheur, vous méprisez tout ce qui fait le charme de la vie ; en un mot vous n'avez d'attrait que pour ce qui est contraire au bien-être et opposé aux plaisirs."
Valérien répondit avec calme :
" J'ai vu, au temps de l'hiver, des hommes traverser la campagne au milieu des jeux et des ris, et se livrant à tous les plaisirs. En même temps, j'apercevais dans les champs plusieurs villageois qui remuaient la terre avec ardeur, plantaient la vigne et écussonnaient des roses sur les églantiers ; d'autres greffaient des arbres fruitiers, ou écartaient avec le fer des arbustes qui pouvaient nuire à leurs plantations ; tous enfin se livraient avec vigueur aux travaux de la culture.
" Les hommes de plaisir, ayant considéré ces villageois, se mirent à tourner en dérision leurs travaux pénibles, et ils disaient : Misérables que vous êtes, laissez ces labeurs superflus ; venez vous réjouir avec nous, venez partager nos jeux et nos délices. Pourquoi se fatiguer ainsi à de rudes travaux ? Pourquoi user le temps de votre vie à des occupations si tristes ? Ils accompagnaient ces paroles d'éclats de rire, de battements de mains et d'insultantes provocations.
" À la saison des pluies et de la froidure succédèrent les jours sereins, et voilà que les campagnes, cultivées par tant d'efforts, s'étaient couvertes de feuillages touffus, les buissons étalaient leurs roses fleuries, la grappe descendait en festons le long du sarment, et aux arbres pendaient de toutes parts des fruits délicieux et agréables à l'oeil. Ces villageois, dont les fatigues avaient paru insensées, étaient dans l'allégresse ; mais les frivoles habitants de la ville, qui s'étaient vantés d'être les plus sages, se trouvèrent dans une affreuse disette, et regrettant, mais trop tard, leur molle oisiveté, ils se lamentèrent bientôt, et se disaient entre eux : Ce sont là pourtant ceux que nous poursuivions de nos railleries. Les travaux auxquels ils se livraient nous semblaient une honte ; leur genre de vie nous faisait horreur, tant il nous paraissait misérable. Leurs personnes nous semblaient viles, et leur société sans honneur. Le fait cependant a prouvé qu'ils étaient sages, en même temps qu'il démontre combien nous fûmes malheureux, vains et insensés. Nous autres, nous n'avons pas songé à travailler ; loin de venir à leur aide, du sein de nos délices nous les avons bafoués, et les voilà maintenant environnés de fleurs et brillants de l'éclat du succès."
C'est ainsi que le jeune patricien, dont le caractère grave et doux formait un si aimable contraste avec le naturel impétueux de son frère, imitait le langage de Salomon, et flétrissait les vanités du monde au sein même de la plus vaine et de la plus voluptueuse des cités. Almachius avait écouté jusqu'au bout le discours de Valérien ; reprenant à son tour la parole, il lui dit : "Tu as parlé avec éloquence, je le reconnais ; mais je ne vois pas que tu aies répondu à mon interrogation. — Laisse-moi achever, reprit Valérien. Tu nous as traités de fous et d'insensés, sous le prétexte que nous répandons nos richesses dans le sein des pauvres, que nous donnons l'hospitalité aux étrangers, que nous secourons les veuves et les orphelins, enfin que nous recueillons les corps des martyrs, et leur faisons d'honorables sépultures. Selon toi, notre folie consiste en ce que nous refusons de nous plonger dans les voluptés, en ce que nous dédaignons de nous prévaloir aux yeux du vulgaire des avantages de notre naissance. Un temps viendra, où nous recueillerons le fruit de nos privations. Nous nous réjouirons alors ; mais ils pleureront, ceux qui tressaillent maintenant dans leurs plaisirs. Le temps présent nous est donné pour semer ; or ceux qui, en cette vie, sèment dans la joie, moissonneront dans l'autre le deuil et les gémissements, tandis que ceux qui aujourd'hui sèment des larmes passagères recueilleront dans l'avenir une allégresse sans fin.
" — Ainsi, répliqua Almachius, nous et nos invincibles princes, nous aurons pour partage un deuil éternel, tandis que vous, vous posséderez à jamais la vraie félicité ? — Et qui êtes-vous donc, vous et vos princes ? s'écria Valérien. Vous n'êtes que des hommes, nés au jour marqué, pour mourir quand l'heure est venue. Encore aurez-vous à rendre à Dieu un compte rigoureux de la souveraine puissance qu'il a placée entre vos mains."
L'interrogatoire avait dépassé le but que le juge s'était proposé. En voulant seconder les mauvaises dispositions de l'Etat contre les chrétiens, et produire un effet sur les membres de la haute société romaine qui appartenaient à la religion proscrite, il avait dépassé le but et amené une complication inattendue. Deux patriciens avaient comparu devant lui, et bientôt, par l'imprudence du magistrat, des paroles offensantes pour la dignité impériale étaient sorties de leur bouche. La profession du christianisme était flagrante dans les deux frères ; elle avait retenti jusque dans le sanctuaire des lois. Almachius songea à sortir de cette situation difficile, en faisant à Tiburce et à Valérien une proposition qui, s'ils l'acceptaient, allait tout aussitôt les mettre hors de cause. Il leur dit donc : "Assez de ces discours inutiles ; plus de ces longueurs qui font perdre le temps. Offrez des libations aux dieux, et vous vous retirerez sans avoir subi aucune peine."
Il ne s'agissait ni de brûler de l'encens aux idoles, ni de prendre part à un sacrifice ; une simple libation, à peine aperçue des assistants, dégageait les deux frères de toutes poursuites, et mettait à couvert la responsabilité du magistrat et l'honneur des lois de l'Empire. Valérien et Tiburce répondirent à la fois : "Tous les jours nous offrons nos sacrifices à Dieu, mais non pas aux dieux. — Quel est, demanda Almachius, le dieu auquel vous rendez ainsi vos hommages ?" Les deux frères répondirent : "Y en a-t-il donc un autre, que tu nous fais une pareille question à propos de Dieu ? En est-il donc plus d'un ? — Ce dieu unique dont vous parlez, répliqua Almachius, dites-moi du moins son nom. — Le nom de Dieu, dit Valérien, tu ne saurais le découvrir, quand bien même tu aurais des ailes, et si haut que tu pusses voler. — Ainsi, répondit le magistrat, Jupiter, ce n'est pas le nom d'un dieu ? — Tu te trompes, Almachius, dit Valérien ; Jupiter, c'est le nom d'un corrupteur, d'un libertin. Vos propres écrivains nous le donnent pour un homicide, un personnage rempli de tous les vices, et tu l'appelles un dieu ! Je m'étonne de cette hardiesse ; car le nom de Dieu ne saurait convenir qu'à l'être qui n'a rien de commun avec le péché, et qui possède toutes les vertus. — Ainsi, reprit Almachius, le monde entier est dans l'erreur ; ton frère et toi, vous êtes les seuls à connaître le véritable Dieu ?"
A ces paroles, une noble et sainte fierté s'émut au coeur de Valérien, et, proclamant les immenses progrès de la foi chrétienne, il osa répondre : "Ne te fais pas illusion, Almachius ; les chrétiens, ceux qui ont embrassé cette doctrine sainte, ne peuvent déjà plus se compter dans l'Empire. C'est vous qui formerez bientôt la minorité ; vous êtes ces planches disjointes qui flottent sur la mer après un naufrage, et qui n'ont plus d'autre destination que d'être jetées au feu."
Almachius, irrité de la généreuse audace de Valérien, commanda qu'il fût battu de verges ; il hésitait encore à prononcer contre lui la peine de mort que requéraient les lois de l'Empire. Les licteurs dépouillèrent aussitôt le jeune homme, et sa joie de souffrir pour le nom de Jésus-Christ éclata par ces courageuses paroles : "Voici donc arrivée l'heure que j'attendais avec tant d'ardeur ; voici le jour qui m'est plus agréable que toutes les fêtes du monde !" Pendant qu'on frappait cruellement l'époux de Cécile, la voix d'un héraut faisait retentir ces paroles : "Gardez-vous de blasphémer les dieux et les déesses !" En même temps, et à travers le bruit des coups de verges, on entendait la voix énergique de Valérien, qui s'adressait à la multitude : "Citoyens de Rome, s'écriait-il, que le spectacle de ces tourments ne vous empêche pas de confesser la vérité. Soyez fermes dans votre foi ; croyez au Seigneur qui seul est saint. Détruisez les dieux de bois et de pierre auxquels Almachius brûle son encens ; réduisez-les en poudre, et sachez que ceux qui les adorent seront punis par des supplices éternels."
Durant cette exécution, qui avait lieu en dehors du prétoire, les passions s'agitaient au dedans. Quelle serait la fin de cette cause, que l'inhabile magistrat avait menée avec tant d'imprudence ?
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 150 à 159)