Sfondrate ne se borna pas à révéler la gloire de Cécile dans la célèbre basilique où elle repose; il voulut donner aux autres sanctuaires consacrés dans Rome à l'illustre vierge des marques de sa pieuse sollicitude.
Il commença par la petite église de Sainte-Cécile de Domo, au champ de Mars. Ce pieux monument, qui rappelle le lieu où la fille des Caecilii passa ses premières années, avait été placé sous la dépendance de la basilique de Saint-Laurent in Damaso ; plus tard, on l'avait rattaché à la basilique de Saint-Laurent in Lucina, à raison du voisinage. Mais le service divin s'y faisait avec négligence, et la piété de Sfondrate envers Cécile lui inspira d'y pourvoir d'une manière plus convenable. Il établit dans cette église deux religieux dominicains chargés de la desservir, et il subvint à leur entretien. Après la mort du cardinal, Paul V tint à honneur de sanctionner ses pieuses intentions par l'autorité apostolique, et il rendit un bref, en date du 23 janvier 1622, dans lequel, après avoir recommandé la piété de Sfondrate envers cette église qui s'élève sur un lieu sanctifié par l'habitation de Cécile, le pontife supprime d'abord le titre de Saint-Blaise, qui s'était postérieurement attaché à ce sanctuaire ; ensuite il le soustrait à la juridiction de la basilique de Saint-Laurent in Lucina, et le soumet à perpétuité au cardinal de Sainte-Cécile.
L'église de Sainte-Cécile dite a Monte Giordano, et qui appartenait aussi à la basilique de Saint-Laurent in Damaso, était contiguë à la nouvelle et vaste maison que l'on bâtit pour les Pères de l'Oratoire, sous le nom de Sainte-Marie in Vallicella. Afin d'honorer la grande martyre, sous les auspices de laquelle il allait vivre désormais, saint Philippe Néri voulut attendre, pour prendre possession de cette résidence, le 22 novembre 1583, fête de sainte Cécile. Dans la suite, le petit sanctuaire, qui excitait tant d'intérêt chez le serviteur de Dieu, vint à menacer ruine. Sfondrate se fit un devoir de le relever, et vint poser la première pierre de la nouvelle construction, le 21 juin 1603.
Plus tard, en 1621, après la mort de Sfondrate, les pères de l'Oratoire, ayant voulu donner un développement aux bâtiments de leur maison, se mirent en instance auprès de Grégoire XV pour obtenir qu'il leur fût permis de démolir cette église, dont la présence mettait obstacle au plan que leur architecte avait conçu. Le pontife accorda la demande, à la condition que l'autel principal de la célèbre chapelle, dite de l'Oratoire, que l'on devait construire sur cet emplacement, serait dédié à sainte Cécile conjointement à saint Philippe Néri, et que sur le tableau qui devait être placé sur cet autel en l'honneur des deux saints, l'illustre vierge occuperait la droite. Cette disposition fut exécutée fidèlement. Le tableau est de Vanni, et représente dans sa partie supérieure l'Assomption de Notre-Dame. Chaque année, le 22 novembre, on célèbre dans cette chapelle la fête de sainte Cécile, comme fête patronale, avec un grand concours de fidèles.
Après avoir occupé l'évêché de Crémone, Sfondrate fut pourvu du siège suburbicaire d'Albano. Dès lors, il ne pouvait plus, selon les règles communes, conserver le titre simplement presbytéral de Sainte-Cécile ; mais Sfondrate pouvait-il laisser à un autre la garde du dépôt que la vierge elle-même lui avait confié ? Il sollicita donc et obtint de Paul V, en retour de ses largesses envers la basilique transtibérine, la faveur de pouvoir conserver toute sa vie, en commende, son premier titre, avec l'évêché qu'il avait dû accepter.
Il mourut à Tivoli, à l'âge de cinquante-sept ans, le 14 février 1618. La nouvelle en parvint aux moniales de Sainte-Cécile dans la matinée du jour suivant. Rien ne pourrait peindre la désolation dans laquelle les plongea cette mort inattendue ; la chronique manuscrite de l'abbaye en a conservé l'impression touchante : "Plusieurs soeurs, y est-il dit, tombèrent sans connaissance, et ce jour-là on ne dîna pas : in quel giorno, non si pranzô."
Toujours fidèle à son amour pour Cécile, Sfondrate avait fait son testament en faveur de sa chère basilique. Depuis dix-huit ans, il avait renoncé à son propre nom, et ne souffrait plus d'être appelé que le Cardinal de Sainte-Cécile. On verra avec intérêt quelques traits du testament de ce prince de l'Eglise, dont le nom demeure à jamais uni à celui de Cécile dans les annales du christianisme :
" Premièrement, dit Paul-Emile Sfondrate, je recommande mon âme en toute soumission, humilité et affection entre les mains de Jésus-Christ, mon très bénin rédempteur, et en celle de sa très sainte et jamais assez louée Mère et Vierge Marie très pure et vraie avocate des pauvres pécheurs ; en celles des glorieux princes des apôtres Pierre et Paul, de ma glorieuse et très fidèle protectrice Cécile, très chérie, de sainte Agnès, ma particulière avocate, de sainte Marie-Magdeleine, sainte Thècle, saint Joseph, des saints Lucius, Urbain, Valérien, Tiburce et Maxime, et de tous mes autres saints de dévotion et protecteurs, afin que je sois rendu digne de la divine miséricorde et d'être en leur compagnie dans la vie éternelle.
" Ensuite je veux que mon corps soit enseveli dans l'église de ma chère sainte Cécile, dans le tombeau que j'ai fait faire, sous la Confession, devant l'autel de la sainte."
Suivent les dispositions relatives aux services religieux que le cardinal fonde pour son âme, et aux aumônes qui doivent être faites le jour de sa sépulture. Il réclame les obsèques les plus simples, avec douze torches seulement, puis il ajoute :
" J'institue légataire universelle mon église de sainte Cécile, au Trastevere, où repose son très saint corps. L'emploi de ce legs se fera en cette manière : on devra pourvoir, avant tout, à l'entretien de quatre-vingt-dix lampes, jour et nuit, et avec l'huile la plus pure. Quatre chapelains prêtres, dont l'un aura le titre de gardien du corps de sainte Cécile, desserviront la basilique, avec obligation de présence journalière ; ils seront assistés de deux clercs. Il y aura de plus un employé laïque chargé de l'entretien et de la propreté des marbres et des bronzes de la confession, et aussi d'allumer et de pourvoir les lampes. Défense est faite, tant aux chapelains qu'aux autres, de se mettre au service de qui que ce soit, même d'un cardinal."
Sfondrate abandonne à sa basilique toutes les reliques qu'il a recueillies et rassemblées dans le trésor. On n'en pourra jamais distraire la moindre parcelle, et chaque abbesse, en prenant possession de son office, fera serment d'observer fidèlement cette disposition. Le trésor fermera de trois clefs, dont l'une sera aux mains de l'abbesse, l'autre en celles de la doyenne, et l'autre en celles de la maîtresse des novices.
Ce testament, éternel monument de la piété du cardinal, porte la date du 6 août 1615.
Le corps de Sfondrate fut apporté de Tivoli à l'église de Sainte-Cécile, et on le déposa près de la grille de communion, afin que les soeurs pussent encore contempler les restes mortels de celui qui avait été leur protecteur et leur père. On ne jugea pas à propos de se conformer aux prescriptions de l'humble cardinal relativement à ses obsèques. L'abbesse et les moniales de Sainte-Cécile voulurent qu'elles fussent célébrées avec toute la pompe et la solennité possibles.
La sépulture d'un si grand homme ne pouvait être ailleurs qu'aux pieds de la grande martyre qu'il avait tant aimée. Il avait fait préparer d'avance son tombeau dans la crypte même où elle repose, et graver sur une table de porphyre l'inscription qu'il avait composée lui-même comme un dernier hommage à Cécile :
PAVLVS TITVLI S. CAECILIAE S. R. E.
PRESB.
CARD. SFONDRATVS MISERRIMVS PECCATOR
ATQVE EFVSDEM VIRGINIS HVMILIS SERVVS
HIC AD EIVS PEDES HVMILITER REQVIESCIT
VIXIT ANNOS LVII. MENSES X. DIES XXV.
OBIIT ANNO MDCXVIII. MENSE FEBR. DIE XIV.
ORATE DEVM PRO EO.
" Paul Sfondrate, cardinal-prêtre de la sainte Eglise romaine, du titre de Sainte-Cécile, pauvre pécheur, et humble serviteur de cette très sainte vierge, repose ici humblement à ses pieds. Il vécut cinquante-sept ans, dix mois et vingt-cinq jours, et mourut le 14 février 1618. Priez Dieu pour lui."
Cette épitaphe si touchante et si simple, cachée à tous les yeux au fond d'une crypte, ne suffisait pas à raconter la gloire et les mérites de Sfondrate. Les exécuteurs testamentaires lui firent élever un riche cénotaphe, sous la nef latérale de droite, contre la sacristie, à l'endroit où s'ouvrait autrefois, sur la basilique, la chapelle des Ponziani. On y remarque le buste du cardinal, les mains jointes, et revêtu d'une mozette en marbre de couleur. A droite est la statue de sainte Cécile tenant à la main un petit orgue ; à gauche, celle de sainte Agnès avec l'agneau. A la partie supérieure du monument est un bas-relief sur lequel on voit Sfondrate présentant le corps de sainte Cécile au pape Clément VIII. Tous ces détails sont malheureusement d'une exécution trop médiocre. Le cénotaphe se complète par une inscription qui apprend à la postérité ce que fut pour l'Eglise et pour Cécile le cardinal Paul-Emile Sfondrate.
Cécile avait donc reparu aux regards des chrétiens de Rome et de l'Eglise tout entière, au moment où le seizième siècle s'allait fondre dans le dix-septième.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 382 à 389)