SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : une tradition qui n'a rien d'historique

En terminant notre excursion à travers les oeuvres de la peinture consacrées à sainte Cécile par les artistes du quinzième siècle, nous devons remarquer ici, à propos des deux volets peints par Jean de Bruges, que c'est seulement de ce siècle que date l'usage de peindre la sainte avec un instrument de musique.

 

 Depuis, cet accessoire est devenu comme obligé dans toutes les représentations de sainte Cécile, qui n'ont pas pour objet d'exprimer quelque trait particulier de sa vie ; jusqu'alors, le symbole de la musique n'apparaît nulle part comme attribut spécial de la martyre. Une tradition qui n'a rien d'historique est sortie insensiblement de cette pratique devenue comme universelle, et il existe une suite d'auteurs se copiant tous les uns les autres, qui ont répété que sainte Cécile était une très forte musicienne, qui s'accompagnait des instruments dans le chant des louanges de Dieu. Assurément il serait téméraire d'affirmer qu'il n'en a pas été ainsi ; mais les Actes, document unique sur la vie de l'illustre matrone romaine, n'en parlent ni directement, ni indirectement. Doit-on pour cela voir un inconvénient dans un poétique préjugé issu de la liberté qu'ont eue de tout temps les artistes de suivre les élans de leur génie, conjointement avec les données de l'bistoire ? Ce n'est pas nous assurément qui aurons la barbarie d'improuver cette innocente nouveauté, qui, par le laps de temps, n'en est déjà plus une.

 

On voit évidemment que les peintres ont été entraînés à cette licence par les premières paroles de l'Office de sainte Cécile, extraites des Actes : Cantantibus  organis, Caecilia Domino decantabat. Il est vrai que les organa dont il est ici question n'étaient rien moins qu'un concert spirituel. On a vu ci-dessus par le récit qu'il s'agit des accords profanes qui retentissaient dans la salle du festin nuptial, au milieu des pompes du mariage de Valérien et de Cécile. Les Actes continuant le récit nous apprennent que Cécile se dérobait à tout ce fracas, en chantant silencieusement dans son coeur, in corde suo, un verset de David, par lequel elle demandait à Dieu d'être assistée de son secours dans la lutte qui allait bientôt s'ouvrir pour elle. Le chant de Cécile était donc d'une nature toute différente de celui qu'entendaient les convives, et sa mélodie bien supérieure à tous les concerts de la terre. C'est cette supériorité qui dans le principe a inspiré aux artistes l'heureuse idée de représenter Cécile avec les attributs de la reine de l'harmonie et l'Eglise a béni cette pensée.

 

Le plus séduisant de tous les arts, celui qui complète par son concours les hommages que la terre rend à Dieu, n'avait-il pas droit de recevoir pour patronne celle qui dès ici-bas sut dépasser les concerts de la terre, et réaliser dans son coeur l'union avec les concerts immatériels des esprits angéliques ? L'apôtre ne nous enseigne-t-il pas que le chrétien ne doit pas se borner à prier, mais encore qu'il doit chanter à Dieu dans son coeur : Cantantes et psallentes in cordibus vestris Domino (Ephes., V) ; et n'est-ce pas un indice de l'abaissement du sentiment chrétien, que le mutisme d'une âme, qui semble n'avoir plus besoin du chant pour compléter la prière, et lui donner sa forme supérieure ? Les saintes Ecritures, formule inspirée de notre prière à Dieu, ne sont que chant et poésie ; mais qu'il est petit le nombre de ceux qui aujourd'hui ont recours aux Psaumes, comme le fit à ce moment Cécile, pour louer le Seigneur et lui demander ce qu'ils désirent !

 

L'auteur contemporain de la vie de sainte Catherine de Sienne nous apprend combien cette admirable sainte avait présente dans son souvenir la situation de Cécile en ce moment solennel, et comment, pour obtenir le secours céleste, elle recourait avec transport à cette même strophe du roi-prophète que Cécile avait chantée dans son coeur. Il n'y a donc rien à retrancher dans l'acclamation de la terre vers Cécile, lorsqu'elle la célèbre comme la musicienne par excellence ; il suffit seulement de ne pas aller chercher la raison de cette attribution dans un fait qui n'a pas de fondement historique, et de saisir la relation délicate entre les deux musiques dont Cécile est devenue le lien merveilleux. Ce caractère manquait encore à l'ensemble de ses grandeurs, et la Providence divine a voulu qu'un jour il lui fût attribué pour durer jusqu'à la fin des siècles. Aujourd'hui encore, malgré la froideur universelle et l'abaissement de l'art, la fête de sainte Cécile ne passe point inaperçue, partout où la musique est l'objet d'un intérêt plus ou moins sérieux.

 

Dans ces concerts annuels qui ramènent au pied des autels tant d'hommes entraînés le reste de l'année par les préoccupations mondaines, les chefs-d'oeuvre peuvent être rares, l'exécution défectueuse,  les motifs ou insignifiants,  ou trop souvent empruntés à des sources profanes ; mais il sera toujours beau de voir le plus séduisant des arts amené, chaque année, à confesser que le sentiment supérieur de l'harmonie émane de la pureté du coeur et des sens, si divinement symbolisée dans Cécile.  C'est alors que, dans plus d'une âme, l'attrait céleste cherche à pénétrer, qu'il sollicite l'homme d'aspirer à des concerts plus harmonieux et plus durables que ceux de ce monde de douleurs, où le péché brisa les cordes de la lyre, qui ne se sont jamais rejointes que par instants fugitifs, et qui ne résonnent d'un son plein et parfait que lorsque l'homme les emploie à célébrer, son Créateur, de concert avec les esprits angéliques.

 

Mais il est temps de rentrer dans Rome et d'y glaner encore quelques traits de l'histoire de notre héroïne, qui se rapportent au quinzième siècle. Nous voyons, dans les dernières années de ce siècle, le cardinal Laurent Cibo, neveu d'Innocent VIII, titulaire de la basilique, comme l'avait été son oncle, y entreprendre d'importantes restaurations. Entre autres, il fit réparer à neuf la chapelle du Bain, où l'on voit encore aujourd'hui ses armes ; mais il respecta l'autel et le pavé de cet auguste sanctuaire, qui ont conservé jusqu'aujourd'hui le caractère du moyen-âge.

 

Nous ne pouvons terminer ce chapitre sans jeter un coup d'ceil attristé sur les catacombes romaines, qui depuis des siècles ne comptaient plus, pour ainsi dire, parmi les sanctuaires de la ville sainte. L'enlèvement des corps des martyrs au neuvième siècle et leur translation dans les basiliques de la ville, avaient peu à peu éteint le pieux intérêt dont Rome souterraine fut si longtemps l'objet. En perdant les martyrs, elle avait perdu ses trésors. Ses nombreuses cryptes n'auraient pu se maintenir qu'au prix de réparations continuelles, et nous avons vu qu'un des motifs qui portèrent les papes du huitième et du neuvième siècle à en retirer les saintes reliques, fut en particulier l'état de délabrement dans lequel ces immenses souterrains étaient tombés. Les ruines s'accumulèrent d'année en année, et, de toutes parts, des éboulements vinrent intercepter les voies. Une sorte de terreur semblait planer sous ces voûtes que les pèlerins ne visitaient plus.

 

A peine demeura-t-il quelque quartier très restreint qu'un reste de dévotion fréquentait encore, au voisinage d'un petit nombre de basiliques situées hors les murs. Les troubles politiques dont Rome ne cessa d'être le théâtre depuis le dixième siècle jusqu'à la fin du moyen âge, y rendaient d'ailleurs l'existence des papes trop précaire, pour qu'il leur fût possible d'entreprendre de grands travaux. La nomenclature des cimetières s'était cependant conservée ; mais avec le temps, des confusions inévitables s'y introduisirent.

 

Nulle part cet inconvénient ne fut plus sensible que sur la voie Appienne, si riche de souvenirs chrétiens, et sur les deux côtés de laquelle s'étendaient les plus célèbres hypogées. On en vint jusqu'à perdre la notion du lieu où était situé le cimetière de Calliste. Quelques galeries cémétériales étaient demeurées accessibles autour de la basilique de Saint-Sébastien, non loin du célèbre puits où avaient été cachés les corps des saints apôtres. On voulut y voir l'oeuvre de Calliste, et peu à peu, à l'aide du Liber pontificalis mal compris, une crédulité inventive alla jusqu'à assigner dans ces corridors vulgaires la place et les noms de chacun des papes qu'on savait avoir reposé sur la voie Appienne. Les Bollandistes ont publié, à ce sujet, un curieux document qui nous apprend comment ces arrangements étaient encore entendus dans le cours du seizième siècle. (Acta SS., t. III Aprilis.)

 

Naturellement, il avait bien fallu découvrir une alvéole pour l'assigner à Cécile, que l'on savait, par les Actes, avoir été ensevelie près des pontifes. Cette assignation était déjà faite en 1409. Guillaume de Bois-Ratier, archevêque de Bourges, se trouvant à Rome en cette même année, descendit dans les cryptes de Saint-Sébastien, et, trouvant sans honneurs cette tombe qu'on lui disait avoir gardé durant six siècles le corps de la grande martyre, il fit décorer à ses frais ce sépulcre abandonné. Le temps a détruit le monument que la piété de Guillaume y avait élevé à Cécile ; mais l'inscription qu'il y plaça est demeurée jusqu'à nos jours. On y lit ces paroles :

 

HIC   QVONDAM   RECONDITVM

FVIT   CORPVS   BEATAE   CAECILIAE

VIRGINIS   ET   MARTYRIS

HOC   OPVS   FECIT   FIERI   REVERENDISSIMVS

PATER   DOMINVS   GVILLELMVS   ARCIEPS
BITVRICENSIS   ANNO   DOMINI   MCCCC   NONO

 

Cette inscription devait contribuer à égarer de plus en plus l'opinion sur la véritable topographie de Rome souterraine. Qui jamais eût songé, avant ces années de notre siècle, où l'archéologie chrétienne rend chaque jour de si éminents services aux antiquités ecclésiastiques, à dresser la topographie des divers cimetières, à rechercher sur chaque voie les centres historiques, en un mot à refaire Rome souterraine ? Qui songeait à consulter les fioles de Monza comme une carte routière des catacombes, même après que le savant Marini eut publié le diplôme de l'abbé Jean dans ses Papiri diplomatici (1805) ? Les Itinéraires des pèlerins qui se succèdent à partir du septième siècle, gisaient incompris dans de savants recueils ; mais qui pensait à leur consacrer un intérêt quelconque ? Sur la voie Appienne, les éboulements avaient rendu inaccessible le centre même de Rome souterraine, la crypte papale et le cubiculum de Cécile.

 

Si parfois les excavateurs à la recherche des corps saints ont traversé ces lieux, leur passage fut sans nulle conséquence, et bientôt les terres qu'il fallait déplacer pour passer d'une galerie explorée à une autre qui ne l'était pas, venaient fermer toute communication avec les vénérables sanctuaires dont nous jouissons aujourd'hui. Pour n'avoir pas su employer les secours dont nous venons de parler, les plus savants voyageurs dans Rome souterraine, malgré leur science réelle, ne purent jamais se démêler sur la voie Appienne. Bosio en est venu jusqu'à confondre le magnifique cimetière de la voie Ardéatine avec celui de Calliste, et des hommes tels que Boldetti et Marangoni n'ont pu sortir des difficultés inextricables que leur présentait une question dont ils n'avaient pas tous les termes. Sans une topographie appuyée sur les faits, la vie de sainte Cécile ne pouvait être exactement racontée, et nous tenons à exprimer ici à M. de Rossi la reconnaissance personnelle que lui a vouée l'humble historiographe de l'illustre romaine.

 

Le seizième siècle qui, dans ses dernières années, devait offrir un si glorieux triomphe à Cécile par la nouvelle translation de sa dépouille mortelle, se montra, dès le début, empressé de continuer par les arts le concert d'hommages que lui avait offert le siècle précédent.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 314 à 323)

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article