Tels étaient aux jours de son immolation, tels furent au neuvième siècle, tels furent à la fin du seizième, tels seront, jusqu'à la fin des temps, les titres de Cécile à l'amour des enfants de l'Eglise.
Les générations passées l'avaient aimée parce qu'elle leur frayait, par l'attrait de ses exemples, la voie qui mène à un monde meilleur ; et voici qu'aux derniers jours d'un siècle à jamais fatal par les tristes défections dont il fut le théâtre, la grande martyre apparaissait tout à coup comme pour raviver l'étincelle du feu sacré.
Comment la catholicité n'eût-elle pas répondu à l'appel de Cécile ? Quoi d'étonnant que le Père du peuple fidèle, de ce peuple si cruellement décimé par l'hérésie, tressaille d'allégresse et salue par les élans de son coeur l'heureuse et noble fille de l'Eglise romaine, toujours sa gloire et son appui ? Quoi d'étonnant que le pieux et docte Baronius dépose pour un moment cette plume immortelle qui avait raconté les mérites de Cécile, pour accourir à ce tombeau d'où elle semble se lever et dire au monde que l'Eglise du seizième siècle est encore l'Eglise de l'âge primitif, parce qu'elle est toujours l'Eglise de Jésus-Christ ? Quoi d'étonnant que l'opulent et généreux Sfondrate consacre désormais son zèle et ses richesses à orner le triomphe de Cécile, quand on songe que ces saintes profusions ont pour objet de glorifier et d'encourager dans les coeurs catholiques les vertus qui forment l'éternelle auréole de la vierge martyre !
Cette pompe, ces largesses, ces honneurs, ces transports d'un peuple tout entier, depuis le vieillard qui ceint la tiare jusqu'au plus humble des fidèles, ne rendraient pas à l'Eglise romaine cette moitié de l'Allemagne envahie par la révolte, ni l'Angleterre, ni la Suède, ni le Danemark, ni les cantons suisses, nations aliénées de leur mère commune par des siècles ; mais ils attesteraient, que, au sein même de cette crise affreuse, la sainteté, la pureté de la vie, l'héroïsme du dévouement étaient à Rome l'objet d'un culte aussi fervent que jamais, et le temps viendrait où ces peuples fatigués d'incertitude et d'incroyance se tourneraient vers la patrie universelle où l'idéal de la vertu ne saurait jamais s'éteindre, puisqu'on l'y place sur les autels.
Sfondrate, à son retour de Frascati, fit faire de nouvelles fouilles, dans le but de retrouver le tombeau des saints Urbain et Lucius. On ne tarda pas à le découvrir. Paschal l'avait placé sous le sarcophage qui contenait l'arche de cyprès où reposait Cécile. Les deux corps étaient étendus côte à côte, mais en sens contraire. La tête du premier était dans la direction de la droite de l'autel, tandis que celle du second se dirigeait à la gauche. Chacun d'eux était dans son linceul particulier. Ces précieuses reliques furent réservées pour accroître encore par leur présence la splendeur de la fête que Clément avait fixée au 22 novembre.
Mais, avant cette solennelle journée, la piété de Sfondrate songea à prendre les dispositions convenables pour associer la postérité catholique aux joies qu'il avait ressenties en contemplant l'épouse du Christ dans son repos mystérieux. Un jeune et habile sculpteur, Etienne Maderno, fut chargé d'éterniser par son gracieux ciseau l'attitude de Cécile dans le tombeau.
Le dessin fut levé avec une religieuse exactitude, et le brillant artiste de vingt-quatre ans, inspiré par un tel sujet, dota la statuaire chrétienne de ce chef-d'oeuvre de grâce et de modestie, qui est l'une des principales gloires de la basilique transtibérine. Cécile vient d'adresser à Urbain ses dernières paroles, les trois jours d'attente sont écoulés ; il est temps qu'elle s'élance vers le bien infini qu'elle a conquis. Par un suprême effort, elle s'isole de ceux qui l'entourent, en détournant sa tête. Son âme s'échappe et s'envole vers le Christ, laissant planer sur ce corps virginal une grâce et une pudicité que l'inspiration chrétienne de Maderno a sentie et que son ciseau a su exprimer. Il voulut rendre jusqu'à la pose des mains, qui attestait d'une manière si expressive la foi de Cécile mourante. Les trois premiers doigts de la main droite étaient étendus; ceux de la main gauche fermés, sauf l'index. Unité de la substance divine, trinité des personnes : telle est la foi de l'Eglise, tel était aussi le sens du geste symbolique qui témoignait, après tant de siècles, la croyance pour laquelle Cécile avait versé son sang.
Cette oeuvre merveilleuse fut achevée dès l'an 1600, afin d'être placée sans retard à la Confession de la martyre.
Malgré le désir qu'on pouvait légitimement éprouver de ravir à cette tombe merveilleuse quelque portion de son riche dépôt, la dévotion de Sfondrate était trop délicate, pour qu'il eût même la pensée de distraire la moindre partie d'un corps que la Providence divine avait conservé dans toute son intégrité durant un si grand nombre de siècles. Il voulut le réserver tout entier pour le jour où l'âme de Cécile, au son de la trompette angélique, doit venir reprendre possession de ces membres glorieux auxquels la virginité sembla avoir déjà conféré les arrhes de l'immortalité.
La vierge parut vouloir elle-même récompenser la pieuse réserve dont Sfondrate avait usé envers elle. Pour conserver du moins un souvenir vivant du touchant spectacle qui l'avait frappé à l'ouverture du tombeau, le cardinal avait cru pouvoir enlever une partie des voiles ensanglantés qui reposaient aux pieds de Cécile, dans le but de leur assurer la vénération qu'ils méritaient comme monuments de son martyre. Il distribua à la plupart des cardinaux résidant à Rome des portions de ces linges sacrés, dans l'intention de retenir pour lui la dernière. Or il arriva que sur le morceau échu à Sfondrate lui-même adhérait encore un éclat d'ossement détaché du crâne de Cécile, et collé à ce linge qui avait servi à essuyer les plaies de la vierge expirante. La grande scène de la salle du bain se retraçait tout entière à la pensée, quand on considérait ce précieux gage envoyé par Cécile à son zélé serviteur. On se représentait cette tête auguste fracassée par les trois coups de la large épée du licteur ; la main tremblante de quelque amie de Cécile sondant avec les linges de si profondes blessures, et, si légère que fût la pression, enlevant des éclats d'os brisés, avec le sang même dont elle voulait dégager la plaie. Sfondrate garda toute sa vie comme un joyau inestimable ce touchant souvenir de la martyre, qui le lui avait légué au moment où le sépulcre allait se refermer encore une fois sur elle.
Avant ce moment suprême, il voulut aussi, comme dernière consolation, retenir quelque chose des vêtements de Cécile. Sans toucher à la tunique de soie qui recouvrait immédiatement le corps, il détacha un morceau de la robe tissue d'or. Ce fut sans doute dans cette circonstance qu'il osa, avec un respect profond, interroger Cécile elle-même sur les secrets de sa pénitence, et il attesta avoir senti sur la poitrine de la martyre, à travers ses vêtements, les noeuds du cilice qui, comme une forte armure, avait protégé les combats de la vierge, et partageait maintenant ses honneurs.
Nous avons dit que le chef de saint Tiburce avait été réservé par Paschal et placé dans une châsse spéciale, lors de la première invention, en 821. Sfondrate crut devoir imiter cet exemple, et avant de fermer le tombeau où reposaient les trois martyrs, il enleva la tête de l'époux de Cécile, pour la réunir à celle de son frère. Il fit de même pour le chef de Maxime, afin que le trésor de la basilique offrît du moins à la vénération ries fidèles la partie principale des trois corps qu'avaient sanctifiés l'époux, le frère et le disciple de Cécile.
Le cercueil de la vierge avait été, comme nous l'avons dit, déposé dans une salle située à l'extrémité supérieure de la nef gauche de l'église, d'où l'on pouvait l'apercevoir à travers une fenêtre grillée qui ouvrait sur la basilique. L'estrade et l'arche de cyprès furent revêtues de tentures de soie rehaussées de broderies d'or ; de riches candélabres, de nombreuses lampes, des fleurs d'or et d'argent, ajoutaient un nouveau degré de magnificence à cette décoration. On s'abstint de brûler des parfums près du saint corps, parce que, selon le rapport du témoin irrécusable auquel nous empruntons tous ces détails, une délicieuse odeur de rose et de lis émanait sans cesse du cercueil de la vierge, et embaumait le sanctuaire où il était déposé.
Dans les jours qui s'écoulèrent jusqu'à la translation, le concours des fidèles fut prodigieux. On se vit obligé de réclamer le secours des Suisses de la garde pontificale pour maintenir l'ordre, au milieu de ce débordement de la population romaine sur la région transtibérine. Plus d'une fois, Sfondrate, qui semblait avoir fixé sa demeure dans la maison de Cécile, faillit être écrasé par la foule.
Les princesses romaines et les jeunes patriciennes se distinguèrent par leur assiduité à venir rendre leurs hommages à celle qui avait vaincu toutes les séductions du monde ; mais rien ne pourrait rendre l'allégresse des religieuses du monastère de Sainte-Cécile, gardiennes d'un si cher dépôt, et qui ne savaient comment témoigner à la puissante patronne leur reconnaissance d'avoir été choisies pour être les heureux témoins de sa dernière manifestation. Les voeux, les chants, les larmes de tendresse, tous les empressements d'une cour assidue, rien ne pouvait satisfaire le besoin d'exprimer à Cécile le bonheur que leur causait sa présence au milieu d'elles.
La plupart des cardinaux vinrent apporter le tribut de leurs hommages à l'épouse du Christ, et Clément VIII, ayant enfin recouvré la santé, accourut de Frascati pour se prosterner à ses pieds. Nous laisserons Baronius raconter l'entrevue du pontife avec la fille des Metelli :
" Clément se rendit, accompagné des cardinaux, à l'église de Sainte-Cécile, pour visiter et vénérer les dépouilles sacrées de la vierge martyre. La planche mobile de la châsse de cyprès ayant été levée, le pontife vit et vénéra ce corps digne du respect des anges mêmes, et lui offrit un hommage plus précieux que l'or et les pierreries, des prières accompagnées de larmes qui marquaient l'offrande même de son coeur.
" Il célébra ensuite, en l'honneur de la martyre, le sacrifice non sanglant du corps de Jésus-Christ, se réservant d'accomplir des actes plus solennels de religion en la fête de sainte Cécile qui approchait."
Tel fut ce jour-là l'hommage offert à la vierge par un si grand pontife.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 353 à 359)