SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : " nous vîmes, nous reconnûmes, nous adorâmes "

Le bruit d'une si importante découverte se répandit promptement dans Rome, et prépara l'explosion de l'enthousiasme qui éclata les jours suivants.

 

Sfondrate n'avait pas voulu procéder plus avant, ni consommer l'invention des martyrs, sans avoir invité le souverain pontife à venir lui-même faire la reconnaissance d'un si sacré dépôt. A l'exemple de Jean qui courut plus vite que Pierre et arriva avant lui au sépulcre, mais s'abstint d'y entrer le premier, déférant l'honneur au chef du collège apostolique (JOHAN., XX), Sfondrate, muni de la clef qui garantissait l'inviolabilité des reliques, et ayant donné les ordres convenables, partit en hâte pour Frascati, où Clément VIII était allé prendre le repos de la campagne. Baronius était en ce moment auprès du pontife.

 

Nous emprunterons quelque chose à la narration qu'il a donnée, dans ses Annales, du grand événement que nous racontons :

" Clément se trouvait retenu au lit par de violentes douleurs de goutte, et n'admettait personne à son audience ; mais lorsqu'il eut appris le motif de l'arrivée de Sfondrate, il voulut tout aussitôt voir le cardinal, et entendre de sa bouche le récit de l'événement. Le pontife écouta tout avec une joie extrême ; mais sa douleur fut grande de ne pouvoir, à cause de son infirmité, partir immédiatement pour rendre visite à une si grande martyre et lui présenter ses hommages. Or il advint que ce contretemps tourna à mon avantage ; car, tout indigne que j'en fusse, le pontife me donna commission d'aller reconnaître et vénérer le corps de sainte Cécile. Sans perdre de temps, Sfondrate repartit aussitôt pour Rome ; je l'accompagnai, et, le jour même, nous entrâmes dans la ville, et arrivâmes sur le soir, pleins d'allégresse, au Titre de Sainte-Cécile.

" Je vis l'arche de cyprès qui avait été renfermée dans le sarcophage de marbre. Elle contenait les membres sacrés de Cécile. Un couvercle fort mince et légèrement endommagé servait à la fermer. J'admirai comment, après huit cent soixante-dix-huit ans, un coffre de simple bois, enfoui sous terre, privé d'air, ayant à combattre l'humidité du marbre qui le contenait, avait pu se conserver ainsi dans son entier, sans aucune disjonction ni avarie, mais toujours solide et résistant, en sorte que chacun pouvait encore le toucher, le manier, lui donner en un mot les marques les plus vives de sa vénération, sans le léser en aucune manière. Son couvercle ductile était dans un tel état de conservation qu'on pouvait, sans aucun péril, l'ôter et le remettre, comme il arriva sans cesse, pendant plusieurs jours, pour satisfaire la dévotion de ceux qui désiraient voir et vénérer la sainte martyre dont il recouvrait le corps."

 

Nous avons démontré que l'on doit rapporter ce coffre de cyprès à une époque plus éloignée encore. Baronius reprend ainsi sa narration :

" Ayant donc considéré cette châsse avec une grande admiration, nous voulûmes voir enfin le corps sacré qu'elle renfermait. C'est alors que, selon la parole de David, comme nous avions entendu, ainsi nous avons vu, dans la cité du Seigneur des armées, dans la cité de notre Dieu. (Psalm. XLVII.) En effet, nous trouvâmes le vénérable corps de Cécile dans le même état où nous avions lu qu'il avait été trouvé et remis dans le tombeau par le pape Paschal. A ses pieds étaient encore les voiles imbibés de sang ; la robe dont parle le pontife était toujours reconnaissable à son tissu de soie et d'or, quoique endommagée par le temps.

" Immédiatement sur le corps de la sainte martyre, on remarquait d'autres tissus d'une légère étoffe de soie ; leur dépression aidait à suivre la pose et l'inflexion des membres. On voyait avec admiration que ce corps n'était pas étendu comme ceux des morts dans leurs tombeaux ; mais la très chaste vierge était couchée sur le côté droit, comme sur un lit, les genoux rapprochés avec modestie, offrant plutôt l'aspect d'une personne endormie, et inspirant à tous un tel respect, que, malgré l'attrait d'une pieuse curiosité, nul n'osa soulever les vêtements pour découvrir ce corps virginal. Chacun se sentait ému d'une ineffable vénération, comme si l'Epoux céleste, veillant sur le sommeil de son épouse, eût proféré cet ordre et cette menace : Ne réveillez pas ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille elle-même. (Cant., II, 7.)

" Nous vîmes, nous reconnûmes, nous adorâmes. Le lendemain, dès le matin, nous offrîmes à Dieu, sur l'autel de la Confession, le sacrifice de la Messe, pour la mémoire et l'honneur d'une si grande vierge et martyre et des autres saints ensevelis près d'elle. Nous repartîmes ensuite pour Frascati, afin de faire le rapport de ce que nous avions vu au souverain pontife qui nous avait envoyé. Clément écouta notre récit avec satisfaction, et s'occupa tout aussitôt de la translation de cet auguste corps dans sa Confession, fonction qu'il déclara vouloir accomplir lui-même, à l'exclusion de tout autre prélat, de quelque dignité éminente qu'il fût revêtu. Le jour fut fixé à la fête même de sainte Cécile." (BARONIUS, Annal. Eccles., ad annum 821.)

 

Nous suspendons ici le récit du grand annaliste ; mais qu'il nous soit permis d'arrêter un moment le lecteur, pour considérer avec lui un des plus touchants caractères de l'Eglise catholique, si divinement exprimé dans les scènes que nous venons de raconter, et dans celles qui nous restent à décrire. Un homme d'Etat a dit de nos jours : "Le catholicisme est la plus grande école de respect qui soit sur la terre" ; nous ajouterons que la religion, telle que l'enseigne et la pratique l'Eglise romaine, est la source intarissable de la plus haute et de la plus noble sensibilité qu'il soit donné à l'homme d'éprouver en ce monde. C'est cette inépuisable tendresse qui produit chaque jour tant d'actes de dévouement dans son sein, qui enfante sans efforts tant de généreux sacrifices, et entretient cet enthousiasme ardent et pur que les sectes séparées ne connurent jamais.

 

Or, veut-on savoir où l'Eglise catholique en puise le secret ? Sans doute, dans la doctrine et les exemples de l'Homme-Dieu ; mais cet Homme-Dieu, depuis qu'il est remonté à la droite du Père,   se plaît à  reproduire dans les saints les traits admirables sous lesquels il s'est montré à nous. De là, dans l'Eglise, cet amour, ce souvenir incessant des héros qu'elle a produits, et par eux, en elle, ce développement toujours ancien et toujours nouveau du principe de charité. Ils vivent avec Dieu dans l'éternité bienheureuse; mais elle vit avec eux dans cette vallée de larmes, et de même qu'elle ne cesse de ressentir leur protection, de même aussi elle ne cesse de les aimer, de se délecter dans leur souvenir, de rechercher leurs traces, comme la voie lumineuse qui la conduit au Christ lui-même. Les personnes vraiment chères que la mort nous a ravies ne sont jamais totalement absentes de nous ; car, ainsi que le dit le livre sacré, "l'amour est fort comme la mort" (Cant., VIII) ; quelle ne sera donc pas la confiance de l'Eglise qui sait que les saints, objet de son amour durant leur vie mortelle, sont plus vivants pour elle, plus occupés de ses destinées, plus tendres à son égard, maintenant qu'ils sont établis à la source même de l'amour éternel, qu'ils ne furent aux jours où ils vivaient en ce monde, séjour de toutes les imperfections ?

 

Voyez Clément VIII, vieillard austère, qui naguère différa deux ans entiers la réconciliation du Béarnais triomphant dans Paris, et implorant à genoux par ses ambassadeurs l'absolution de son hérésie ; ce pontife, héritier de l'énergie de ses plus mâles prédécesseurs, et qui porta sans fléchir le poids de la catholicité dans ce siècle où Rome avait vu se détacher d'elle un si grand nombre de ses provinces d'Europe ; voyez-le ému jusqu'au fond de sa grande âme, à la nouvelle que l'on vient de découvrir les restes d'une jeune femme chrétienne de l'âge des persécutions. Aussitôt que ses forces le lui permettront, il se rendra en personne pour vénérer ces ossements séculaires, il les arrosera de ses larmes de joie et d'attendrissement; il estimera l'un des grands événements de son pontificat, la translation que ses mains auront faite du cercueil de Cécile dans une châsse splendide, pour laquelle il épuisera le trésor papal.

 

Un tel spectacle est incompréhensible, sans doute, pour quiconque n'est pas initié à la foi catholique ; mais est-il rien cependant qui fasse mieux saisir la suprême moralité de l'Eglise, toujours éprise pour la vertu de ce fervent enthousiasme envers ceux qui l'ont pratiquée, sans que les siècles attiédissent en rien cette noble ardeur, sans que la durée d'un tel sentiment fasse autre chose que de le rendre plus touchant et plus vif ? A six siècles d'intervalle, Paschal ressentit pour la vierge Cécile la respectueuse tendresse dont l'avait entourée Urbain, et, huit siècles après, la fille de Caecilii retrouvait au coeur de Clément, sans aucun refroidissement, la pieuse affection que lui vouèrent Urbain et Paschal.

 

A ce moment pourtant, l'orgueilleuse réforme triomphait, les souvenirs les plus chers à tant de générations fidèles étaient foulés aux pieds, les ossements des saints protecteurs étaient jetés à la voirie ; car ils rappelaient l'exemple de ces sublimes vertus qui n'allaient plus à un siècle émancipé des superstitions du papisme. Cependant celle qu'on appelait la Prostituée de Babylone et que maudissaient tant de nations, Rome s'ébranlait à la nouvelle de la découverte du corps d'une jeune patricienne immolée pour la foi sous les Césars, comme si un trésor destiné a enrichir tous ses habitants se fût tout à coup révélé.

 

Quelle idée, quel sentiment représentait donc cette Romaine ensevelie depuis tant de siècles ? Une pureté digne des anges, un dévouement inviolable à Dieu auquel elle s'était consacrée, un zèle ardent pour le salut des âmes et pour le soulagement des pauvres, une indomptable fermeté à confesser cette foi qui relève ainsi la nature humaine, un courage qui brava deux fois la mort ; enfin ce charme inexprimable que de si sublimes vertus répandirent sur la grande martyre de Rome.

 

Tels étaient aux jours de son immolation, tels furent au neuvième siècle, tels furent à la fin du seizième, tels seront, jusqu'à la fin des temps, les titres de Cécile à l'amour des enfants de l'Eglise.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 346 à 352)

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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