Tel fut ce jour-là l'hommage offert à la vierge par un si grand pontife.
Mais ce qui recommande par-dessus tout la modestie de Clément, c'est qu'il ne voulut pas, malgré les invitations qui lui furent, faites, soulever les tissus qui couvraient le corps de la vierge, ni le considérer à découvert, dans l'état où la mort et tant de siècles l'avaient réduit ; le sang épanché dans ce tombeau rappelait trop cette chaste rougeur, gardienne de la modestie virginale. Il pensa qu'il lui suffisait d'avoir reconnu les membres de Cécile, à travers les voiles qui les environnaient, et d'avoir lu les caractères gravés près du sépulcre et conservés par la protection divine ; en un mot, d'avoir trouvé toutes choses conformes à ce qui est écrit sur le diplôme de Paschal.
Le pontife ne pouvait se laisser passer en munificence par un cardinal, et il s'apprêtait à offrir à Cécile, dans la solennité de sa translation, un présent, digne d'elle et du siège apostolique. A peine avait-il reçu à Frascati le rapport de Sfondrate et de Baronius, qui étaient accourus lui rendre compte de l'heureuse découverte du tombeau de Cécile, qu'il comprit aussitôt que c'était à lui-même de signaler, en cette occasion, sa religion envers la vierge dont l'église romaine se glorifie d'être l'humble cliente. Il exprima d'abord l'intention de faire exécuter en or la châsse qui devait renfermer le corps de la martyre ; les deux cardinaux l'en dissuadèrent en lui représentant qu'un si riche objet pourrait tenter la cupidité. Clément s'arrêta donc à une châsse en argent, en forme de tombeau, d'une dimension suffisante pour recevoir l'arche de cyprès.
L'orfèvre chargé du travail fut en mesure de présenter son oeuvre au pontife avant le jour fixé pour la translation. Il avait employé 251 livres d'argent, et le prix qui lui fut compté pour le travail et la matière s'éleva à 4.380 écus d'or. Une étoffe de soie couleur de pourpre tapissait l'intérieur de la châsse, et des étoiles d'or semées sur les parois extérieures en faisaient comme un nouveau ciel, selon la poétique expression de Baronius, qui compare l'artiste dont la main avait exécuté ce beau travail à Béséléel, divinement inspiré dans la fabrication de l'arche d'alliance et du chandelier d'or.
Le dessin était du reste fort simple : quatre têtes de chérubins dorées occupaient les angles des parties supérieures et inférieures de la châsse. Les armes de Clément VIII, avec la tiare et les clefs, le tout richement doré, étaient relevées en bosse sur les flancs de ce vaste coffre d'argent hermétiquement fermé de toutes parts.
Le couvercle mobile qui complétait l'ensemble portait gravée cette inscription :
CORPVS S. CAECILIAE VIRGINIS ET MARTYRIS
A CLEMENTE VIII. PONT. MAX. INCLVSVM
ANNO M. D. IC. PONTIF. VIII
A la vue de ce magnifique objet d'orfèvrerie, la pensée se reportait sur le sarcophage de Caecilia Metella, si élégant, si grandiose, mais vide, et laissé sans honneurs sous le portique d'un palais. L'opulente épouse de Crassus avait traversé le monde au milieu de toutes les joies qu'il offre à ceux qu'il favorise ; le monument que lui éleva son époux ornera durant de longs siècles encore l'antique voie Appienne ; mais le souvenir de Caecilia Metella ne fera jamais battre le coeur : nul ne s'est jamais inquiété du sort des ossements qui reposèrent dans son sépulcre, objet d'une froide et stérile curiosité ; tandis que la Cécile chrétienne, cherchée avec tant d'amour sous les voûtes funèbres des catacombes, saluée avec tant d'enthousiasme chaque fois que sa chaste et sainte dépouille reparaît aux yeux des fidèles, marche pour ainsi dire de triomphe en triomphe.
Telle est, encore une fois, la gloire incommunicable des saints. Mais, ici, les symboles du sépulcre parlent aussi leur langage, et nous montrent le contraste des deux Cécile. Le sarcophage de la première demeure exposé aux injures de l'air ; son ornementation ne dit rien à l'âme : deux têtes de cheval sortant du milieu des cannelures ondulées qui en sillonnent la masse ; à la partie supérieure, une frise sévère et gracieuse, surmontée d'un rinceau de feuillages où se jouent quelques animaux, rien qui exprime une espérance immortelle, ni même un sentiment; c'est le paganisme dans toute son élégante froideur.
Voyez, au contraire, le tombeau de la Cécile chrétienne. Si la tempête qui sévit encore sur l'Eglise pour un siècle et demi, oblige Urbain à déposer furtivement sous une humble arcature de la crypte à peine ébauchée des Caecilii le corps de la martyre, au neuvième siècle, Paschal lui prépare un sarcophage de marbre ; et il enfouit le précieux dépôt dans une crypte sous l'autel de la basilique ; il élève d'opulents trophées, afin d'avertir les peuples que, par delà cette somptueuse barrière, Cécile repose dans la paix.
Huit siècles après, Clément VIII ne veut plus que l'arche de cyprès soit reçue dans un tombeau de marbre ; l'or seul lui semble digne de protéger un si cher dépôt ; et si la prudence le fait renoncer à ce projet, il veut du moins que la fille chrétienne des Caecilii dorme son sommeil dans un sépulcre d'argent. Pour décorer ce lit de repos de la martyre du Christ, il ne fait point appel à de vains ornements ; tout est grave, tout imprime le respect, tout parle de l'immortalité.
Les anges dont Cécile est la soeur par la virginité ; les étoiles d'or qui se détachent des flancs du sarcophage étincelant et emportent la pensée au ciel ; la tiare et les clefs qui attestent l'humble et tendre respect du premier des mortels envers la vierge et la martyre : tels sont les emblèmes vivants qui décorent le dernier tombeau de Cécile et l'élèvent au-dessus du beau sarcophage de Caecilia Metella. Que l'artiste et l'archéologue admirent ce dernier comme l'un des plus remarquables monuments de l'art funéraire des anciens Romains, nous nous joindrons à eux ; mais nous dirons que le chrétien éprouve d'autres émotions à la pensée du lit de repos que la piété du pontife prépara aux membres inanimés de l'héroïne de Rome chrétienne.
Les dimensions de cette magnifique châsse ayant été prises sur le cercueil de cyprès qu'elle allait recevoir, le sarcophage préparé par Paschal se trouvait désormais trop étroit pour contenir l'un et l'autre. L'inépuisable générosité de Sfondrate avait préparé un nouveau sépulcre en marbre, à la même place qu'occupait l'ancien, et les mesures en avaient été prises exactement sur la châsse d'argent qu'on y devait déposer.
Quant aux deux sarcophages qui contenaient, l'un les corps des saints Tiburce, Valérien et Maxime, l'autre ceux de saint Urbain et de saint Lucius, ils étaient restés au même lieu, dans la Confession ; et les reliques qu'ils contenaient ne furent point changées de place, à l'exception des deux chefs dont nous avons parlé, et de quelques ossements que Sfondrate enleva à chacun de ces corps vénérables. Il retint aussi le coffre de bois fermant à clef dans lequel l'arche de cyprès avait reposé depuis le jour de l'invention jusqu'à celui de la translation, et l'envoya à Milan, au monastère de Saint-Paul, où deux de ses soeurs et plusieurs autres personnes de sa famille s'étaient consacrées à Dieu par la profession religieuse.
Enfin, le 22 novembre arriva avec toutes ses pompes. L'enthousiasme des Romains le salua avec des transports que rendait plus vifs encore la renommée des miracles que Cécile avait opérés sur plusieurs malades et infirmes, durant ces jours où elle avait semblé revivre et tenir Rome tout entière sous ses lois. Un édit papal fut publié, portant défense aux équipages et aux voitures de pénétrer dans la région transtibérine, durant toute la. matinée du jour de la translation, afin de prévenir les accidents que pouvait occasionner un si grand concours.
La basilique avait été parée avec une magnificence digne de la fête. Le corps de Cécile, toujours renfermé dans son arche de cyprès recouverte d'un tapis de drap d'or, reposait sur l'autel, dont on avait augmenté les dimensions. Les beaux marbres des colonnes du ciborium, les émaux des mosaïques de Paschal, réfléchissaient l'éclat de mille flambeaux.
Escorté du sacré collège et d'une cour brillante, à travers les flots d'un peuple immense, Clément VIII arriva aux portes de la maison de Cécile. Le pontife se rendit d'abord à la sacristie, où il procéda à la bénédiction de la châsse, qui fut ensuite portée dans la crypte, et placée ouverte dans le sarcophage de marbre qui posait sur le tombeau des saints Urbain et Lucius, étendus dans leur antique sépulture. Valérien, Tiburce et Maxime attendaient Cécile, qui bientôt allait venir reprendre sa place à leurs côtés, toute radieuse des nouveaux hommages que la foi des fidèles lui avaient prodigués.
Le pompeux cortège s'avança ensuite vers l'autel où l'Agneau divin devait être offert avec le corps immolé de la vierge. Après les prélats, marchaient quarante-deux cardinaux richement revêtus et ceints de la mitre. Dans cet auguste sénat, on remarquait Alexandre de Médicis, qui devait gouverner l'Eglise après Clément, sous le nom de Léon XI : Camille Borghèse, qui succéda à Léon, et fut Paul V ; César Baronius, l'historiographe de l'Eglise ; Robert Bellarmin, le vainqueur de l'hérésie. La France était représentée par d'Ossat, les lettres par Silvio Antoniani ; le zèle de la foi, la piété, la charité envers les pauvres, par un grand nombre de ces princes de l'Eglise, au milieu desquels tous les regards cherchaient Paul-Emile Sfondrate, auquel Rome et la chrétienté étaient redevables des joies de cette grande journée, et de l'éclat qu'elle devait répandre sur l'Eglise entière.
A la suite des cardinaux, Clément marchait revêtu du pluvial et la tiare en tête, sous un dais splendide, dont les lances étaient portées par les ambassadeurs de la république de Venise et du duc de Savoie, et par des princes romains. L'ambassadeur du roi de France soulevait le pluvial pendant la marche du pontife, lorsque, descendu de la sedia gestatoria, il se dirigea vers l'autel.
Le sacrifice fut célébré avec tous les rites usités lorsque le pape officie à Saint-Pierre. Le cardinal François Sforza et le cardinal Alexandre de Montalte, neveu de Sixte-Quint, remplirent les fonctions de diacres assistants, et le cardinal Pierre Aldobrandini, neveu de Clément VIII, celle de diacre de l'autel. Le pape ajouta à la collecte de sainte Cécile celle des sainte Tiburce, Valérien et Maxime.
Après la communion, selon l'antique usage, il fallut procéder à la translation du corps de Cécile dans son tombeau.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 360 à 367)