SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : la Chaire de Saint Pierre

Nous voyons par la deuxième Epître de Paul à Timothée que Priscille et  Aquila étaient à Ephèse en l'année 67, qui fut celle du martyre de saint Pierre et de saint Paul, et les documents sur lesquels s'appuie leur histoire donnent lieu de penser qu'ils achevèrent leur carrière en Orient.

 

Pierre eut aussi d'intimes relations avec un autre disciple de la foi chrétienne, romain et païen de naissance, mais déjà éprouvé dans la carrière des travaux apostoliques à la suite de Paul. Il se nommait Clément ; il était le fils d'un Faustinus, et avait vu le jour au pied du mont Caelius. La basilique chrétienne qui porte son nom, et qui existait déjà au quatrième siècle, d'après le témoignage de saint Jérôme, marque encore aujourd'hui l'emplacement de sa maison. Elle est située sur la pente inférieure du Caelius, et l'on sait que ce quartier était habité aussi par de nombreuses familles de l'aristocratie. Là vécurent Bruttius Praesens, Annius Verus ; là fut élevé Marc-Aurèle. De récentes fouilles dans les substructions de la basilique ont mis à découvert des restes importants de l'antique maison romaine.

 

 Quant à l'origine de Clément, nul doute qu'elle n'ait été patricienne. Le livre des Récognitions, composé au plus tard dans le deuxième siècle, le fait naître de race impériale. On a cherché le moyen de le rattacher aux Flavii, chez lesquels on trouve Flavius Clemens, dont nous aurons à parler ; mais tout autre argument fait défaut, et celui-ci est par trop faible. On aurait plus de motifs pour rattacher Clément aux Claudii, race véritablement impériale, puisqu'elle compte jusqu'à quatre Césars. Un manuscrit de la Vaticane du huitième siècle, reproduit par les Bollandistes et déjà cité, dit expressément que Clément fut épargné dans la persécution de Néron, parce qu'il était allié de César. L'épigraphie, en effet, nous fournit par Gruter plusieurs inscriptions de la gens Claudia, du même temps, sur lesquelles se rencontrent un Claudius Clemens, un Claudius Faustus,  un Claudius Faustinus.  D'autre part, Cicéron atteste que Tiberius Claudius Centumali résidait sur le  Caelius,  et ce fut aussi sur le Caelius que fut élevé le temple que l'on dédia à l'empereur Claude. Les Récognitions, que l'on n'a aucun motif de récuser lorsqu'il s'agit simplement du nom des parents de Clément, lui donnent pour mère une Matidia. La race de cette femme ne devait pas  être vulgaire,  car nous voyons un Matidius épouser la propre sœur de Trajan dans la seconde moitié du premier siècle.

 

 Toutes ces raisons autorisent à placer Clément parmi les membres de l'aristocratie romaine convertis au christianisme, et s'employant avec zèle à sa propagation. Si l'on avait à écrire en détail la vie de Clément, il serait peu sûr de prendre pour base les Récognitions, livre de parti,  où l'auteur a surtout en  but de recommander la secte ébionite ; mais on est en droit de conclure de ce roman que le souvenir des pérégrinations entreprises par le jeune patricien à la recherche de la vérité n'était pas encore effacé au deuxième siècle. C'est, en effet, dans ce but que Clément quitta Rome et passa dans l'Orient. Il y eut avec Pierre des relations intimes, dans l'intervalle qui s'écoula entre les deux séjours de celui-ci à Rome ; après quoi, devenu chrétien, il s'attacha durant quelque temps à la suite de Paul, qui parle de lui avec la plus haute estime. De retour à Rome, il revoyait Pierre, son ancien maître. Le vieillard l'accueillit en père, et nous verrons à quel degré s'éleva la confiance dont il l'honorait.

 

 L'augmentation du nombre des fidèles avait engagé Pierre à fixer désormais dans la ville même le centre de son action. Le cimetière Ostrianum était trop éloigné, et ne pouvait plus suffire aux réunions des chrétiens. Le motif qui avait porté l'apôtre à revêtir successivement Linus et Cletus du caractère épiscopal, pour les rendre capables de partager les sollicitudes d'une église dont l'extension était sans limites,  amenait naturellement à multiplier les lieux d'assemblée.

 

 La résidence particulière de Pierre était donc fixée au Viminal, c'est là que fut désormais établie la Chaire mystérieuse, symbole de puissance et de vérité. Le siège auguste que l'on vénérait sous les arceaux de l'hypogée Ostrien ne fut pas cependant déplacé. Pierre visitait encore ce berceau de l'église romaine, et, plus d'une fois, sans doute, il y aura exercé les fonctions saintes. Une seconde Chaire, exprimant le même mystère que la première,  fut dressée chez les Cornelii, et cette Chaire a traversé les siècles. Le Christ a voulu que ce signe visible de l'autorité doctrinale de son vicaire eût aussi sa part d'immortalité, cet humble siège a toute une histoire : on le suit de siècle en siècle dans les documents de l'église romaine. Tertullien atteste formellement son existence dans son livre de Praescriptionibus. L'auteur du poème contre Marcion, au troisième siècle, saint Optat de Milève, au quatrième, saint Ennodius de Pavie, au cinquième, le Missel gothico-gallican, au sixième, forment une  chaîne  indestructible  de témoignages  qui certifient la perpétuité de sa conservation.  On sait  par  d'autres  documents, également  sûrs, que saint Damase le plaça dans le baptistère qu'il construisit pour la basilique vaticane, que, durant de longs siècles, il servit à l'intronisation des papes, enfin qu'on l'exposait sur l'autel dans la fête commémorative qui lui était consacrée. Ce jour est désigné sous le nom de Natale Petri de Cathedra, sur le célèbre calendrier du quatrième siècle, qui fait partie de l'almanach de Furius Dionysius Philocalus, conservé à la bibliothèque impériale de Vienne.

 

 En 1663, Alexandre VII renferma la Chaire de saint Pierre dans le colossal et somptueux monument qu'il fit exécuter par le Bernin, et qui décore l'abside de la basilique vaticane. Elle a enfin revu la lumière, par l'ordre de Pie IX, qui dans l'année 1867, centenaire du martyre de saint Pierre, l'a fait exposer aux regards et à la vénération des fidèles.

 

Des idées inexactes s'étaient accréditées sur ce précieux témoin du séjour du prince des apôtres dans Rome. On se souvenait que ce siège était décoré d'ornements en ivoire, et on était incliné à y voir la chaise curule de Pudens, qui en aurait fait hommage à son hôte apostolique. L'étude du monument, accomplie avec autant de respect que de précision, a donné les résultats suivants : La Chaire de saint Pierre était en bois de chêne, ainsi qu'il est aisé d'en juger aujourd'hui par les pièces principales de la charpente primitive, telles que les quatre gros pieds, qui demeurent conservés à leur place, et portent la trace des pieux larcins que les fidèles y ont faits à plusieurs époques, enlevant des éclats pour les conserver comme reliques. La Chaire est munie sur les côtés de deux anneaux où l'on passait des bâtons pour la transporter ; ce qui se rapporte parfaitement au témoignage de saint Ennodius, qui l'appelle sedes gestatoria. Le dossier et les panneaux du siège ont été renouvelés, a une époque postérieure, en bois d'acacia de couleur sombre ; une rangée d'arcades à jour forme ce dossier, et est surmontée d'un tympan triangulaire

de même bois.

 

Des ornements d'ivoire ont été adaptés au devant et au dossier de la Chaire, mais seulement dans les parties qui sont en acacia.  Ceux qui couvrent le panneau de devant sont divisés en trois rangs superposés, contenant chacun six plaques d'ivoire, sur lesquelles ont été gravés divers sujets, entre autres les travaux d'Hercule. Quelques-unes de ces plaques sont posées à faux, et l'on reconnaît aisément que leur emploi a eu lieu dans un but d'ornementation, à l'époque où l'on adaptait les restes de l'antiquité aux objets que l'on voulait décorer, aux châsses de reliques, aux missels, etc., dans les huitième et neuvième siècles. Les ivoires qui décorent le dossier correspondent à son architecture, et semblent fabriqués exprès. Ce sont de longues bandes sculptées en relief, et représentant des combats d'animaux, de centaures et d'hommes. Le centre de la ligne horizontale du tympan est occupé par la figure d'un prince couronné, ayant le globe et le sceptre. Les traits et la tenue annoncent un empereur carlovingien. C'est ainsi que le monument primitif porte jusque dans ses décorations, plus ou moins intelligentes, les témoignages de la vénération des siècles qu'il a traversés.

 

L'apôtre qui présida dans cette Chaire exerçait sa sollicitude non seulement sur Rome, mais sur l'Eglise entière.  Pasteur des brebis et des agneaux de l'immense bergerie qu'il avait ouverte au jour de la Pentecôte à Jérusalem, c'était à lui de pourvoir par les règlements nécessaires à la bonne administration du troupeau. Un de ces règlements eut pour objet la célébration de la Pâque, question  de  la  plus  haute  importance pour  l'entière  émancipation  de  la  gentilité  à l'égard des coutumes juives. Il était aisé de reconnaître que, dans Rome principalement, l'élément israélite, qui avait été d'abord comme le noyau de la population chrétienne, s'effaçait de plus en plus par l'accession continue des gentils au baptême. Ce ne fut, au reste, que la faible minorité chez les juifs, tant à Jérusalem que dans les provinces de l'Empire, qui consentit à reconnaître en Jésus le Messie promis et attendu. Pierre jugea donc que le moment était arrivé de proclamer la scission  profonde qui  séparait pour jamais l'Eglise de la Synagogue.

 

Une fête, la plus solennelle des fêtes, était commune aux juifs et aux chrétiens, mais l'objet en était tout différent, car, en ce jour, les juifs célébraient la sortie d'Israël de l'Egypte, tandis que les chrétiens fêtaient le triomphe du Christ sur la mort. Le même nom désignait cette solennité dans les deux religions, et jusque-là le même jour avait réuni juifs et chrétiens dans la célébration des deux anniversaires, dont le premier ne rappelait qu'un événement de l'histoire d'un peuple isolé, tandis que le second intéressait la race humaine tout entière.

 

Pierre, selon le témoignage de Bède (Hist. eccl. Anglor., lib. III, cap. XXV), statua que l'église de Rome célébrerait désormais la Pâque le dimanche, et que ce dimanche serait toujours celui qui suivrait le quatorzième jour de la lune de mars. Les juifs au contraire avaient et ont toujours leur Pâque le propre jour du quatorze de cette lune, conformément aux prescriptions mosaïques. Jusqu'alors leur pratique avait régné dans le christianisme naissant, et le règlement, sanctionné par Pierre avec une souveraine prudence, fut observé de suite dans tout l'Occident. Il fut même accepté de bonne heure dans la plus grande partie des églises de l'Orient ; mais il rencontra de vives résistances en quelques autres, au sein desquelles un reste d'esprit judaïque vivait encore.

 

En suivant, comme nous le faisons, les progrès de l'Eglise chrétienne, nous avons perdu de vue l'affreux César que Dieu, dans sa colère, laissait dominer sur Rome païenne.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages109 à 115) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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