SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : c'était en l'année 65 que Paul était rentré dans Rome, accompagné de Luc l'évangéliste

Mais auparavant il fallait que Rome possédât de nouveau dans ses murs l'apôtre des gentils, qu'une même immolation devait réunir à Pierre, afin que rien ne manquât à la gloire et à la splendeur de l'église mère et maîtresse de toutes les autres.

 

Paul avait achevé ses courses apostoliques dans l'Orient ; il avait confirmé les églises fondées par sa parole, et les épreuves, pas plus que les consolations, n'avaient manqué sur sa route. Tout à coup, un avertissement céleste, semblable à celui que Pierre lui-même recevra bientôt, lui enjoint de se rendre à Rome où le martyre l'attend. C'est saint Athanase (De fuga sua, cap. XVIII) qui nous instruit de ce fait, rapporté aussi par saint Astère d'Amasée. Ce dernier nous dépeint l'apôtre entrant de nouveau dans Rome, "afin d'enseigner les maîtres du monde, de s'en faire des disciples, et par eux de lutter avec le reste du genre humain. Là, dit encore l'éloquent évêque du quatrième siècle, Paul retrouve Pierre vaquant au même travail. Il s'attelle avec lui au char divin, et se met à instruire dans les synagogues les enfants de la loi, et au dehors les gentils". (Homil. VIII.)

 

 Rome possède donc enfin ses deux princes : l'un assis sur la Chaire éternelle, et tenant en main les clefs du royaume des cieux ; l'autre entouré des gerbes qu'il a cueillies dans le champ de la gentilité. Ils ne se sépareront plus, même dans la mort, comme le chante l'Eglise. Le moment qui les vit rapprochés fut rapide ; car ils devaient avoir rendu à leur maître le témoignage du sang, avant que le monde romain fût affranchi de l'odieux tyran qui l'opprimait. Leur supplice fut comme le dernier crime, après lequel Néron s'affaissa, laissant le monde épouvanté de sa fin, aussi honteuse qu'elle fut tragique.

 

 Mais avant de sortir de ce monde, Pierre devait avoir triomphé de Simon, son ignoble antagoniste. L'hérésiarque ne s'était pas contenté de séduire les âmes par ses doctrines perverses ; il eût voulu imiter Pierre dans les prodiges que celui-ci opérait. Mais les miracles de Pierre avaient pour but d'amener par des bienfaits les hommes à confesser la divinité de la doctrine chrétienne ; tandis que Simon ne cherchait que la faveur et la célébrité, au moyen de prodiges équivoques, dus à l'intervention des esprits ennemis de l'homme.  Il annonça un jour qu'il volerait dans les airs. Le bruit de cette nouveauté se répandit dans Rome, et le peuple se félicitait de contempler cette ascension merveilleuse.  Si l'on s'en rapporte à Dion Chrysostome, Néron aurait retenu quelque temps à sa cour le personnage qui s'était engagé à cette tentative aérienne. Il voulut même honorer de sa présence un si rare spectacle. (Orat. XXI.) On dressa la loge de l'empereur sur la voie Sacrée, où la scène devait se passer. La déception fut cruelle pour l'imposteur. "A peine cet Icare se fut-il lancé, dit Suétone, qu'il alla tomber près de la loge de l'empereur, qui fut inondé de son sang". (In Neronem, cap. XII.)

 

Nous avons voulu raconter d'abord le fait sur le témoignage de l'historien païen, et le lecteur ne sera pas étonné du nom mythologique employé par Suétone pour désigner le triste héros de l'aventure. Les écrits apocryphes ayant compromis cette histoire auprès de certains esprits ombrageux, il n'était pas inutile de faire voir que la substance du fait est rapportée par un contemporain qu'on n'accusera sans doute pas de christianisme. Maintenant il nous sera permis d'ajouter qu'à partir d'Arnobe, auteur chrétien du troisième siècle, toute la tradition des Pères s'accorde à attribuer à Simon le Mage la catastrophe à laquelle Suétone ne consacre qu'une seule phrase, dans un passage où il décrit le goût de Néron pour les spectacles.

 

L'accord des plus graves écrivains de l'antiquité chrétienne sur la chute honteuse de l'hérétique n'est pas moins unanime pour attribuer à l'intervention de Pierre l'humiliation infligée au jongleur samaritain au sein même de Rome, où il avait osé se poser comme un rival du vicaire du Christ. Outre Arnobe, saint Ambroise, saint Augustin, saint Maxime de Turin, saint Philastre de Brescia, et parmi les Orientaux, le compilateur des Constitutions apostoliques et Théodoret, affirment que la victoire fut due aux prières que Pierre adressa à Dieu pour déjouer les prestiges dont Satan avait espéré entourer son apôtre. Quelques autres Pères, parmi lesquels on compte saint Cyrille de Jérusalem, nous montrent Paul unissant ses prières à celles de Pierre, et obtenant concurremment avec lui cette chute compromettante  qui  discrédita  l'imposteur. Il est naturel de penser que l'apôtre des gentils ne pouvait demeurer indifférent à une lutte engagée entre la vérité et l'erreur, et que son intervention était acquise d'avance à la cause de Dieu ; mais Simon était à Rome le rival de Pierre et non celui de Paul ; il appartenait donc principalement à Pierre de lui faire sentir la puissance du glaive spirituel.

 

 C'était en l'année 65 que Paul était rentré dans Rome, accompagné de Luc l'évangéliste. Comme à son premier séjour, il y signala sa présence par toutes les œuvres de l'apostolat.  Il aimait cette église romaine à laquelle il avait écrit, avant même de l'avoir visitée. Cette fois, il y retrouvait les traces de ses propres travaux si féconds durant les deux années de sa captivité. Aquila et Priscille étaient à Ephèse, mais il revit Clément, son collaborateur à Philippes, maintenant attaché à Pierre.  Les  disciples  les  plus  chers  du prince des apôtres l'entourèrent de leur respect. Non seulement Paul connut Linus,  que Pierre avait consacré évêque ; mais il eut des relations avec Pudens. Lucine et Plautilla, sa petite-fille, témoignèrent, lors du martyre de l'apôtre, l'attachement profond qu'elles lui avaient voué. Paul revit-il Sénèque à son second séjour de Rome ? En tout cas, les relations auraient duré peu ; car ce fut en cette même année 65 que le philosophe fut enfin sacrifié aux caprices de son impérial disciple qui s'ennuyait de le voir vivre encore.

 

 Le court séjour que l'apôtre fit à Rome jusqu'à son martyre laissa des traces durables dans le souvenir des amis et des ennemis. Ses traits demeurèrent empreints dans la mémoire des uns et des autres. C'est ainsi que l'auteur du dialogue Philopatris lance un sarcasme sur le front chauve et le nez aquilin très prononcé qui distinguaient Paul. L'apôtre lui-même ne dissimule pas la vulgarité de son extérieur, qui nous est confirmée encore par les Actes très anciens de sainte Thècle, où l'on insiste sur les mêmes détails, en appuyant sur les sourcils joints, et relevant la brièveté de la taille, et les jambes peu droites. Tel était, quant aux formes extérieures, ce juif de Tarse qui n'en avait pas moins le don de subjuguer les hommes, lorsque sa parole de feu venait à éclater. Pierre ne nous est pas non plus resté inconnu quant à ses traits. Nicéphore Calliste, dans son Histoire (lib. II, cap. XXVII), s'accorde parfaitement avec un bronze du musée Vatican qui se rapporte à la fin du second siècle, lorsqu'il donne à ce prince des apôtres une chevelure et une barbe courtes et crépues, avec un visage plutôt rond qu'ovale, un nez légèrement camard, des sourcils épais. Il ajoute que Pierre était d'une taille assez élevée, mais sans embonpoint, d'une carnation claire et nullement foncée ; ses yeux étaient noirs. Au rapport de l'historien Eusèbe, qui écrivait sous Constantin, les portraits des deux apôtres étaient alors très répandus chez les fidèles de Rome, et furent conservés avec vénération dès le commencement.

 

 La situation périlleuse de l'Eglise à la suite de l'édit de Néron, dont la publication avait été accompagnée de si cruelles violences, ne pouvait arrêter l'ardeur apostolique de Paul. Dès son premier séjour, sa parole avait, comme nous l'avons vu, produit des chrétiens jusque dans le palais de César. De retour sur le grand théâtre de son zèle, il retrouva ses entrées dans la demeure impériale. Une femme qui vivait dans un commerce coupable avec Néron, et que l'on a supposé, sans preuve, avoir été la célèbre courtisane Acte, se sentit ébranlée par cette parole à laquelle il était dur de résister. Un échanson du palais fut pris aussi dans les filets de l'apôtre. Ces détails nous sont fournis par saint Astère d'Amasée et par saint Jean Chrysostome. Néron s'indigna de cette influence d'un étranger jusque dans sa maison, et la perte de Paul fut résolue. Il ne tarda pas à être jeté en prison, non sans avoir éprouvé l'ingratitude de certains chrétiens asiatiques, entre lesquels il nomme un Phygellus, un Hermogènes, et un ouvrier en cuivre appelé Alexandre.

 

L'apôtre eut à comparaître devant Néron en personne. Il se défendit avec son éloquence accoutumée, et profita, comme il le faisait toujours, de l'occasion pour annoncer la doctrine du salut. Paul était l'un des plus puissants promoteurs du christianisme, de cette religion odieuse et proscrite par de sanglants édits, et il osait étendre ses conquêtes jusque dans la cour même de l'empereur ;  c'était plus  qu'il  n'en fallait  pour  le vouer au dernier supplice. Dieu contint le courroux de Néron.  L'apôtre rend compte de cette redoutable audience en ces termes expressifs : "Le Seigneur m'a assisté et m'a inspiré la force, à ce point que là encore j'ai exercé la prédication. Toutes les nations ont été à même de m'entendre, et j'ai été délivré de la gueule du lion" (II Tim., IV.). Au lieu de la peine capitale, la prison fut pour Paul l'issue de cette comparution devant un tel homme.

 

Dans les fers, l'apôtre ne laissa pas refroidir son zèle, et continua d'annoncer Jésus-Christ. La maîtresse de Néron et son échanson abjurèrent, avec l'erreur païenne, la vie qu'ils avaient menée, et cette double conversion prépara le  martyre  de  Paul. Il  le  sentait, et  on s'en rend compte en lisant ces lignes qu'il écrit à Timothée : "Je travaille, dit-il, jusqu'à porter les fers,  comme un méchant ouvrier; mais la parole de Dieu n'est pas enchaînée : à cause des élus, je supporte tout.  Me voici à cette heure comme la victime déjà arrosée de l'eau lustrale, et le temps de mon trépas est proche. J'ai vaillamment combattu, j'ai achevé ma course, j'ai été le gardien de la foi ; la couronne de justice m'est réservée, et le Seigneur, juge équitable, me la donnera" (II Tim., t.).

 

La tendre affection que Paul portait à Timothée lui faisait vivement désirer de le voir encore.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 130 à 136 ) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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