SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : le péril des faux frères

La tendre affection que Paul portait à Timothée lui faisait vivement désirer de le voir encore.

 

Dès le début de sa lettre il épanche envers lui toute sa tendresse, rappelant les larmes que le jeune disciple avait répandues tout récemment encore, en se séparant de son maître, à Ephèse. Il renouvelle le souvenir de Loïde, aïeule de Timothée,  et d'Eunice,  sa mère,  toutes deux si distinguées par leur attachement à la foi. Mais l'apôtre désirait avoir son disciple pour témoin de sa prochaine confession. "Hâte-toi, lui dit-il, d'arriver près de moi, et fais en sorte que ce soit au plus tôt. Démas m'a quitté,  s'étant livré à l'amour du siècle, et il s'en est allé à Thessalonique. Crescent est parti pour la Galatie, et Tite pour la Dalmatie. Luc seul est resté avec moi". On voit que Paul dans les fers jouissait encore de quelque liberté, et qu'il était traité avec une certaine considération. Il charge Timothée, avec une aimable simplicité, de lui rapporter un manteau oublié à Troade,  chez Carpus.  En même temps il réclame ses livres, et aussi des parchemins qu'il avait laissés à Ephèse, dans son empressement à se rendre à la voix de Dieu, qui tout d'un coup l'avait appelé à Rome.

 

 Tel était Paul dans sa captivité, à la veille du martyre, tout entier à sa mission, et fidèle aux affections que nourrissait son cœur d'apôtre. Il ne dissimule pas à Timothée la peine qu'il a ressentie de se voir abandonné de plusieurs qui devaient défendre sa cause dans le prétoire, et qui firent défaut. Le prétexte de sa mise en jugement fut sans doute le fait de quelque réunion, à laquelle la police romaine avait voulu attribuer une couleur d'assemblée chrétienne ; car il est à supposer que les griefs personnels de Néron ne furent pas mis en avant. En terminant sa lettre, Paul envoie un souvenir affectueux à Aquila et Priscille, ainsi qu'à la famille d'Onésiphore, qui habitait aussi Ephèse. Quant au chef de cette famille, il se trouvait alors à Rome, et Paul le loue de sa fidélité, de ce qu'il n'a pas rougi des chaînes de son maître. Paul salue ensuite Timothée de la part d'Eubulus, de Pudens, de Linus et de Claudia.

 

 On doit remarquer que l'apôtre recommande à son disciple de disposer le voyage de manière à se rendre à Rome avant l'hiver. Le martyre de saint Pierre et de saint Paul ayant eu lieu le 29 juin 67, c'est à l'hiver de 66 qu'il est ici fait allusion. C'est à cette même année 66 qu'il faut rapporter et la lettre et la captivité de l'apôtre, qui arriva à Rome en 65, lorsque le premier feu de la persécution commençait déjà à s'assoupir. Quant à Néron, on sait d'une manière assurée qu'il partit de Rome vers la fin de l'année 66, pour se rendre en Achaïe, d'où il ne revint que dans les derniers mois de l'année 67. Ce fut donc en 66 que Paul comparut devant lui.

 

 Après avoir honoré les chaînes du docteur des gentils, nous revenons à Pierre, dont les jours s'écoulent avec une rapidité non moins grande. La catastrophe de Simon le Mage, qui avait été une humiliation pour Néron lui-même, avait dû préoccuper l'opinion publique. Naturellement le nom des chrétiens fut mis en avant, le nom de ces hommes "d'une superstition nouvelle et malfaisante", comme dit Suétone, digne émule de Tacite. (In Neronem, cap. XVI.) Beaucoup de gens étaient à même d'apprendre chaque jour que Pierre était le chef des chrétiens, que Simon avait la prétention de se poser comme son adversaire, qu'il y avait eu entre eux des controverses plus ou moins publiques. Le malheur arrivé à l'hérésiarque dont le déshonneur, aussi bien que le sang, avait rejailli jusque sur l'empereur, n'était-il point l'objet de quelque opération magique employée par le galiléen ? On sait que longtemps les païens cherchèrent à expliquer par la magie les prodiges si souvent opérés par les martyrs.

 

On savait en outre qu'un autre juif, ardent propagateur du christianisme, était récemment arrivé d'Orient, que déjà il avait comparu devant l'empereur, et qu'il était retenu dans les fers. La curiosité et la malveillance n'avaient donc qu'à s'unir pour appeler sur la personne même de Pierre une attention qui pouvait devenir funeste. Que l'on ajoute à cela le péril signalé par saint Paul, "le péril des faux frères" ; les froissements inévitables dans une société aussi nombreuse que l'était déjà celle  des  chrétiens,  la nécessité de mécontenter les âmes vulgaires, lorsqu'on ne doit consulter que les intérêts les plus élevés dans le choix, toujours délicat, des dépositaires  d'une  haute  confiance ;  on  s'expliquera alors ce que saint Clément, témoin du martyre des apôtres, atteste dans sa lettre aux Corinthiens, "que les rivalités et les jalousies" eurent grande part au dénouement tragique des suspicions que l'autorité  avait fini par concevoir au sujet de ces deux juifs.

 

Néron, comme nous l'avons dit, était absent de Rome ; mais la tyrannie était restée. En partant pour la Grèce, il avait confié le gouvernement de la ville à un de ses affranchis, nommé Hélius. Cet  homme,  d'une  cupidité  et d'une  cruauté sans égales, fit plus d'une fois regretter l'absence de Néron. Un autre affranchi, nommé Polythètes, fut appelé par Hélius à partager son omnipotence sur la vie et les propriétés des habitants de Rome. Quant au préfet de la ville, Flavius Sabinus, le mari de Plautia,  on conçoit qu'il était réduit à l'impuissance par la dictature du favori de l'empereur. On ne vit donc dans Rome, durant cette période, que violences, proscriptions et supplices. L'indignation publique amena une conspiration qui allait éclater, lorsque Hélius, dans son effroi, s'échappa de la ville et se rendit à Corinthe, pour en ramener son maître.

 

Sous un tel régime, tout était à craindre pour le chef de l'Eglise. La piété filiale des chrétiens de Rome s'alarma, et ils supplièrent le vieillard de se soustraire au danger par une fuite momentanée. "Bien qu'il eût préféré souffrir", dit saint Ambroise (Contra Auxentium), Pierre s'acheminait sur la voie Appienne. Il approchait de la porte Capène, lorsqu'une bandelette, qui liait une de ses jambes, tomba à terre, et fut ramassée par un disciple. Nous n'insisterions pas sur ce fait, rapporté dans les Actes des saints Processus et Martinien, qui sont trop récents, si un monument n'avait pas été élevé sur place, dès les premiers siècles, pour en conserver la mémoire. C'est l'église des saints Nérée et Achillée, appelée dans l'antiquité Titulus fasciolae, le Titre de la bandelette. Quelques critiques, embarrassés d'un témoignage si exprès, ont essayé d'en éluder la valeur sous le prétexte tout gratuit, que cette église avait dû porter à son origine le nom de Titulus Fabiolae, qui se serait changé plus tard en celui de Titulus fasciolae, par allusion aux Actes dont nous venons de parler. Les hyper-critiques sont généralement très crédules, quand il s'agit de leurs idées, et l'on ne peut s'empêcher de sourire en les voyant attribuer, sans aucune preuve, l'érection de ce sanctuaire à la pieuse veuve Fabiola, qui n'est connue que par la correspondance de saint Jérôme. En 1831, un démenti leur advint par le fait d'une découverte imprévue. On releva sous le portique de la basilique de Saint-Paul une inscription funéraire qui indiquait par les consuls l'année 377, et elle était consacrée à la mémoire d'un certain Cinnamius Opas,  lecteur du Titulus fasciolae.  Quant à Fabiola, on sait qu'elle vivait encore en 395, et accomplissait en cette année le pèlerinage des saints lieux de Palestine ; il faut donc aller chercher ailleurs que dans le nom de cette dame romaine le motif qui, dès l'année 377, faisait désigner l'église en question par le mot fasciola, et laisser en repos le nom respectable de Fabiola, qui n'a rien à faire ici. Ajoutons en passant que l'on trouve dans un concile romain tenu en 499, sous le pontificat de saint Symmaque, la signature officielle d'Acontius,  Paulin et Epiphane, prêtres du Titulus fasciolae, et non Fabiolae. Les dernières traces du prince des apôtres sur le sol romain sont si précieuses, qu'on nous pardonnera, nous l'espérons, cette courte dissertation, dans un livre que nous avons voulu, pour ainsi dire, réduire à la substance des faits.

 

 Pierre était arrivé près de la porte Capène, lorsque tout à coup se présente à lui le Christ, entrant lui-même dans la ville.  "Seigneur, où allez-vous ? s'écrie l'apôtre. — A Rome, répond le Christ, pour y être de nouveau crucifié". Le disciple comprit le maître, il revint sur ses pas, n'ayant plus qu'à attendre l'heure de son martyre. Cette scène tout évangélique exprimait la suite des desseins du Sauveur sur son disciple. Afin de fonder l'unité dans l'Eglise chrétienne, il avait étendu à ce disciple son nom prophétique de Pierre ; maintenant c'était jusqu'à sa croix dont il allait le faire participant. Rome allait avoir son Calvaire, comme Jérusalem qu'elle remplaçait.

 

Pierre rentra aussitôt dans la ville, plein de joie d'avoir vu le Seigneur et d'être bientôt appelé à le suivre.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 137à 143) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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