(...) ayant à revenir longuement sur cette famille sénatoriale [la famille Cornelia] et sur la demeure qu'elle partageait si noblement avec le prince des apôtres, nous dirons d'abord quels furent les soins auxquels Pierre se livra dès les premiers temps de son séjour dans Rome.
Depuis la conversion de Cornélius, et dans le cours de ses travaux apostoliques au sein des populations asiatiques, il avait senti le besoin de mettre entre les mains des chrétiens sortis de la gentilité un récit de la vie et de la doctrine du Sauveur des hommes. L'Evangile de saint Matthieu, écrit dans la langue syro-chaldaïque, en faveur des juifs initiés au baptême, atteste que l'Eglise, au moment de sa publication, n'avait pas encore franchi les limites de la Synagogue. Il débutait par une généalogie destinée à établir la descendance de Jésus, comme issu de la famille de David ; l'évangéliste insistait particulièrement sur les prophéties juives, et s'attachait à en montrer l'accomplissement dans les faits relatifs au prophète de Nazareth. Il racontait très au long les discussions avec les pharisiens et les docteurs de la loi. Il avait recueilli en grand nombre les paraboles dont Jésus se servait pour faire pénétrer ses enseignements dans l'esprit des populations de la Judée et de la Galilée.
Pierre pensa donc que la rédaction d'un second Evangile serait d'une véritable utilité aux néophytes de la gentilité, et il employa à ce travail son disciple Marc, que l'Esprit-Saint favorisa en même temps de son inspiration. L'œuvre se présentait comme l'abrégé du récit de saint Matthieu ; mais la touche de Pierre était reconnaissable dans de nombreux passages où la narration du premier évangéliste reparaît complétée par un témoin oculaire. La généalogie du Sauveur a disparu, ainsi que la plupart des citations de l'Ancien Testament. Les paraboles conservées se réduisent à quatre, sur lesquelles une a rapport à la prédication de la parole de Dieu, deux à l'établissement de l'Eglise et la quatrième à la vocation des gentils.
Marc écrivit en grec l'Evangile qui devait porter son nom, et qui a été quelquefois appelé, dans l'antiquité, l'Evangile de Pierre, comme ayant été rédigé sous les yeux du prince des apôtres. Papias et Clément d'Alexandrie, dans des fragments cités par Eusèbe, confirment la part que prit l'apôtre à l'œuvre de son disciple ; ils attestent même l'empressement avec lequel cette œuvre était désirée des néophytes de Pierre qui, dès les premiers jours, avaient été conquis à la foi du Christ par sa parole. Au reste, ce livre ne devait pas demeurer renfermé dans Rome ; ainsi que l'Evangile de saint Matthieu, il était appelé à se répandre comme livre sacré dans la chrétienté tout entière. A cet effet, ainsi que nous l'apprend Papias, qui écrivait au commencement du deuxième siècle, "Pierre l'approuva, afin qu'il fût lu désormais dans les églises".
Ayant ainsi pourvu, avec le concours de Marc, à l'instruction des nouveaux chrétiens que la gentilité produisait de jour en jour, Pierre songea à leur éducation morale, et leur adressa un avertissement, sous forme de lettre, dans lequel il retraçait l'attitude que devaient garder les fidèles au milieu de la société païenne. Cette lettre, écrite dans la langue grecque, que l'on parlait à Rome autant que la langue latine, était destinée aux chrétiens dispersés dans le Pont, la Cappadoce, la Bithynie et les autres provinces de l'Asie que Pierre avait évangélisées. On voit par toute la teneur de ce document que l'apôtre n'y a en vue que des chrétiens sortis de la gentilité. Pas un mot qui fasse allusion au judaïsme qu'ils auraient professé antérieurement : loin de là, c'est à eux qu'il applique la prophétie d'Osée sur la conversion des païens, et il leur rappelle la vanité du culte auquel ils ont renoncé. Cette lettre, gage touchant de son affection pour les populations qu'il avait connues après le baptême de Cornélius, était donc en même temps destinée à Rome, où elle devait servir de règle aux nouvelles recrues de la foi chrétienne.
Après un exorde plein de majesté, l'apôtre définit en quelques mots énergiques la situation des chrétiens au sein de la société qui les entoure. "Vous devez, leur dit-il, vous considérer comme des étrangers et des voyageurs, et résister aux désirs charnels qui luttent contre l'âme. Que votre manière de vivre au milieu des gentils soit donc conforme au bien ; en sorte que ceux qui maintenant parlent mal de vous, comme si vous étiez des méchants, considèrent à la longue vos œuvres bonnes, et qu'ils en rendent gloire à Dieu, au jour où il les visitera eux-mêmes". On reconnaît ici déjà la condition particulière où allait se trouver cette nouvelle race d'hommes, recrutée dans tous les rangs de l'échelle sociale. Les chrétiens n'étaient pas appelés à devenir une école accessible seulement aux gens d'une certaine classe, comme celle des stoïciens. Il leur était seulement demandé d'être vertueux et de fuir le sensualisme ; c'était l'unique réaction qu'ils avaient à exercer.
Pour ce qui est de l'ordre politique, Pierre leur prescrit de se tenir purement passifs, et de conserver toujours l'idée de Dieu, en tant que source du pouvoir social. "Soyez soumis pour Dieu, leur dit-il, à toute créature humaine ; au prince, comme à celui qui occupe la première place, et ensuite à ceux qui sont envoyés de sa part, pour punir les méchants et récompenser les bons ; car la volonté de Dieu est que par votre bonne vie vous fassiez taire l'ignorance des hommes insensés."
Quant à la liberté, voici celle des chrétiens : "Soyez libres, non comme ceux qui se servent de la liberté comme d'un voile pour couvrir leur méchanceté, mais en étant les serviteurs de Dieu". Le christianisme ne pouvait favoriser cette liberté sauvage qui pousse l'homme à ne vouloir relever que de lui-même, et qui avait amené la tyrannie des Césars ; mais par cela même que les chrétiens acceptaient le joug de Dieu, ils étaient francs du joug de l'homme. Il leur fallait seulement vivre trois siècles hors de la vie politique, la seule à laquelle on avait tenu jusqu'alors, et qui avait fini par l'esclavage. Après cette épreuve, viendrait un temps où le césarisme compromis et vaincu serait rendu impossible, hors le cas où une nation autrefois chrétienne aurait le malheur de retourner à l'infidélité.
En même temps qu'il retirait les chrétiens de l'arène des révolutions politiques, le christianisme avait, à s'occuper de refaire la famille.
Depuis des siècles, chez les nations païennes, la vie domestique n'existait plus : le forum avait tout absorbé. Mais la vraie dignité de l'homme, le sentiment d'une vie supérieure, qui s'en préoccupait ? Le mariage, altéré dans son essence par l'abaissement de la femme, avait perdu son caractère, et l'on sait d'ailleurs en quelle désuétude il était déjà tombé sous Auguste. Il s'agissait de créer de nouveau dans l'homme le sentiment de la responsabilité personnelle en présence du devoir moral, d'opposer une digue à l'égoïsme, et de remettre en vigueur les droits imprescriptibles et sacrés sur lesquels repose la famille. C'est à la femme d'abord que Pierre s'adresse ; car, en la relevant, il relèvera la famille avec elle. "Que les femmes, dit-il, soient soumises à leurs maris, afin que ceux qui ne croient pas encore soient gagnés par la manière de vivre de leurs épouses, en voyant combien est réservée et chaste leur conduite. Qu'elles ne se fassent pas remarquer par l'étalage ambitieux de leur chevelure ; qu'elles évitent de paraître rehaussées par l'or et éclatantes par le luxe des vêtements, mais qu'elles songent à parer cette nature humaine invisible qui est dans le cœur, et qui doit régner dans l'incorruptible pureté d'une âme tranquille et modeste : c'est là une riche nature pour l'œil de Dieu."
La leçon que l'apôtre donne ensuite aux hommes n'est pas moins profonde. "Et vous, maris, leur dit-il, vivez selon la sagesse avec vos femmes, les traitant avec honneur comme le sexe le plus faible, et comme étant vos cohéritières à la grâce qui produit la vie."
C'est sur de telles bases que devait porter la réforme du monde romain, mais quelle opposition cette réforme ne devait-elle pas amener au sein d'une société dégradée par des siècles de polythéisme et d'idolâtrie ! Pierre ne dissimule pas aux fidèles le sort qui les attend. "Mes bien-aimés, leur dit-il, lorsque le feu de la tribulation viendra vous éprouver, ne soyez pas surpris, comme si quelque chose d'imprévu nous arrivait ; mais réjouissez-vous alors de participer aux souffrances du Christ. Votre allégresse en sera d'autant plus grande, au jour où sa gloire se manifestera. Si donc c'est pour le nom du Christ que l'on vous injurie, heureux serez-vous ! car sur vous repose celui qui est l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu, celui qui est son Esprit."
Ce sublime manifeste, auquel nous ne pouvons emprunter que quelques lignes, nous révèle le mode d'enseignement de Pierre au milieu des gentils, en même temps qu'il nous fournit les traits les plus touchants de la modestie de ce monarque de l'Eglise chrétienne. Déjà il avait exigé que Marc n'omit pas dans le nouvel Evangile le récit de sa faiblesse chez Caïphe, et l'on est à même d'observer que la narration du disciple de Pierre à cet endroit est plus vive que celle de saint Matthieu ; mais en même temps il avait voulu qu'il laissât au premier Evangile, et qu'il ne redit pas le solennel épisode où l'on voit le Sauveur changeant le nom de Simon en celui de Pierre, et attribuant à ce disciple la qualité de fondement de l'Eglise, avec la promesse des clefs souveraines. Si, dans le magnifique document qui nous occupe, il rappelle avec une éloquence émue le symbole biblique de la Pierre, on sent qu'il veut détourner l'attention de dessus lui-même, et reporter sur son Maître divin tout l'honneur de cette allégorie prophétique, dans laquelle cependant il était personnellement compris. De même pour ce type du Pasteur que le Christ lui avait appliqué, il le renvoie humblement au Christ, qu'il appelle avec pompe le Pasteur et l'évêque des âmes.
L'Eglise chrétienne ne s'y trompa pas. En Occident comme en Orient, elle reconnut constamment dans l'apôtre de Jérusalem, d'Antioche et de Rome, le vicaire du Fils de Dieu, la pierre du fondement, le pasteur universel. Après son martyre, elle se groupa autour de la Chaire romaine sur laquelle il avait achevé sa vie, et c'est ainsi que selon la promesse du Christ, il n'y eut dès le principe, dans le christianisme, qu'un seul troupeau et un seul pasteur.
La suite de ces récits le montrera avec la plus haute évidence.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 33 à 39)